Sida, engagement, solidarité

Sida, engagement, solidarité
Conférence-débat du 30 janvier 1992
Auditorium du Musée d’Histoire (Marseille)
Daniel DEFERT, sociologue, fondateur de AIDES
Association Mémoire des Sexualités
(en collaboration avec AIDES Provence)
Transcription : Anne Guérin – mise en page : Pascal Janvier

Toute épidémie génère une exclusion. Procédures de quarantaine, de quadrillage des populations. L’histoire de la peste à Marseille nous rappelle tout
cela. Toute épidémie atteint le lien social, et celle du VIH l’atteint d’autant plus qu’il est transmis sexuellement : c’est le lien social le plus intime qui est
mis en cause. On sait que certains cancers proviennent du tabac, et que les personnes proches des fumeurs risquent aussi des cancers. Voilà encore
quelque chose qui atteint le lien social, mais qu’on n’a pas autant mis en cause. Moi qui suis non-fumeur de naissance, j’ai pourtant vécu cela… J’ai
appris tout à l’heure que dans une région d’Italie, on voulait pratiquer le dépistage du VIH chez tous les enfants des écoles. Voilà un exemple de lien
social fragilisé à l’extrême par une épidémie. Donc, la perception du lien social est une chose très relative. Toute épidémie atteint aussi le lien familial.
L’épidémie est un moment où l’on voit surgir les plus grands égoïsmes et les plus grandes générosités, car on voit aussi émerger des formes de solidarité
contestées par la peur des autres : peurs massives, donc, et solidarités minoritaires.
Le SIDA et son REPERAGE
On ne peut parler du sida sans parler des conditions de son repérage, car aujourd’hui encore celles-ci dominent l’épidémie. En 1981,
au Center of Diseases Control (CDC) d’Atlanta, on découvre une consommation étonnante d’un médicament qu’on ne donne
habituellement qu’aux gens ayant subi des greffes et se trouvant en état d’immunodépression massive. Et ce produit est demandé par
des médecins de ville. On contacte donc ces médecins, l’un à New York, l’autre à Los Angeles. Ainsi découvre-t-on
épidémiologiquement (et non pas cliniquement) qu’une immunodépression vient d’apparaître chez les homosexuels. Ce lien est tout à
fait essentiel. Si les choses s’étaient passées non pas en 1981 mais en 1961, aurait-on su que les sujets atteints étaient homosexuels ?
Les deux médecins étaient connus comme médecins homosexuels, en qui les gays avaient confiance pour leur parler de leurs maladies
sexuellement transmissibles. Cette clientèle et ces médecins s’identifiaient comme homosexuels, dans un contexte politique de
visibilité nouvelle des homosexuels dans les grandes villes américaines et dans les classes moyennes. Vingt ans plus tôt on aurait
découvert cette maladie, mais pas forcément son lien récurrent avec un comportement homosexuel.
On a donc d’emblée fait du lien immunodépression / homosexualité un fait de la maladie et une donnée épidémiologique, alors que
c’était une donnée politique ! J’en ai pour contre-exemple les études épidémiologiques faites par un grand spécialiste américain,
Donald Dejarley (sous réserve, ndlr), spécialiste de la toxicomanie dans l’Etat de New York. Il a repris vers 1987 les archives de cet Etat
et remarqué une augmentation de la morbidité et de la mortalité des toxicomanes dès 1978-80, c’est-à-dire en même temps que chez
les homosexuels. Mais du fait que les toxicomanes n’avaient pas la même visibilité sociale, ni la même prise en charge, ni la même
médicalisation, ni le même statut légal, ce fait n’a pas été perçu. Et c’est par la suite qu’on a découvert que les populations africaines
étaient massivement touchées.
On a en fait repéré le sida grâce à la visibilité politique acquise du fait des mouvements homosexuels urbains, et on a pensé l’épidémie
à partir de cette donnée politique. Donc, si toute épidémie génère l’exclusion, celle-là a fait réagir des populations à un événement
politique qui était l’affirmation homosexuelle, événement qui commençait d’ailleurs à entrer dans son déclin. En effet, 1981 a vu la fin
du mouvement de libération homosexuelle. Du moins était-il en perte de vitesse. On a vu alors apparaître la majorité morale, la jeune
génération morale. C’était aussi l’époque de la renaissance glorieuse, affirmée, du libéralisme économique, politique, qui remettait en
cause les interventions de l’Etat Providence. On était dans une période de désengagement de l’Etat. L’épidémie naissait donc dans un
milieu fragilisé par les réactions morales de la société. Mais il n’y avait pas, en France du moins, de réponse politique prenant la forme
d’une volonté de « génocide »,alors que ce mot revient fréquemment aux Etats-Unis.
Entre EXCLUSION et SOLIDARITE Sida, engagement, solidarité – Daniel DEFERT 30 janvier 1992
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C’était enfin une période de crise économique atteignant, en partie, précisément cette population qui était atteinte par la maladie. De sorte que la
paupérisation de l’épidémie allait prendre des proportions importantes, surtout dans les pays sans protection sociale comparable à la nôtre. Même en
France, l’épidémie atteint une fraction grandissante de cette population dépourvue de protection sociale. La solidarité matérielle apparaît donc
rapidement comme une réponse obligatoire, extérieure au cadre politique.
Le MILITANTISME face au VIRUS
Vous avez dû lire Mirko Drazen Grmek. (« Histoire du Sida », Payot, 1988) qui dit qu’une épidémie ne s’explique pas par le virus, mais par tous les facteurs
qui font qu’il y a épidémie. Grmek souligne trois facteurs : c’est l’époque où l’on a les technologies nécessaires pour commercialiser le sang dans le
monde entier, celle où l’on voit apparaître une « épidémie » de toxicomanie, et enfin, celle où se produisent des mouvements de populations en Afrique,
populations jadis stables mais qui se trouvent maintenant déplacées vers les villes, populations dépourvues de la couverture immunitaire nécessaire pour
faire face à un tel virus. Ce sont donc diverses épidémies qui se développent (parfois avec un petit décalage) au sein de populations très diverses, elles
aussi. D’où une série de drames et de réponses plutôt communautaires : la parcellisation des épidémies et des réponses données fait partie de l’histoire
de cette pathologie.
Michael Pollak a dit une chose qui me paraît très juste : « Dans cette épidémie le militantisme a été découpé par le virus luimême ».
Dans ce contexte de désengagement, de fin de mouvement de libération, les personnes atteintes deviennent
progressivement des acteurs majeurs de la solidarité. Un médecin parisien, Antoine Lazarus a émis l’hypothèse selon laquelle
le milieu médical est l’un de ceux qui ont le plus porté les acquis de 1968 après 68. Il a organisé plus tard une réunion à la
Salpêtrière avec les gens qui étaient toujours militants dans le secteur de la santé, pour savoir quels étaient leurs liens avec
1968. Le bilan, c’était qu’il n’y avait pas de continuité. Chacun avait une histoire particulière, personnelle. Moi, par exemple,
j’avais appris des manières de faire. Avec Michel Foucault j’avais créé un groupe sur les prisons. Il y avait là un enjeu moral, car
l’incarcération était un tabou moral, et dans ce groupe nous menions une lutte à contenu éthique, une lutte contre l’exclusion.
Mais cela s’arrêtait là, à un certain nombre de savoir-faire. D’autres éléments nous sont venus non pas des mouvements
politiques traditionnels de la classe militante française, mais des Anglo-saxons : des éléments d’approches psychologiques,
d’organisation, de conception du volontariat. Je vous renvoie au livre d’Emmanuel Hirsch « AIDES solidaire ». Hirsch a
enregistré les témoignages de 42 volontaires d’Aides Paris, chacun racontant son histoire personnelle. Très peu ont une
histoire militante. Jacky Silbermann a été déporté à 14 ans à Auschwitz : son histoire d’exclusion, de misère était donc très
personnelle ; la maigreur même de ses amis malades le renvoyait à son expérience d’adolescente. (Dans les autres pays c’est
pareil : les itinéraires des militants contre le sida sont extrêmement personnels).
On assistait donc – à la naissance d’AIDES – à des rencontres entre gens qui avaient la capacité de s’engager dans un
mouvement associatif (ce qui suppose déjà un certain capital culturel, des disponibilités, du temps) donc des gens recrutés
dans un milieu relativement homogène au départ, mais sans réelles affinités professionnelles ou sociales. A Aides Paris, la
gestion était faite par trois énarques et un cuisinier d’un restaurant gai. Les énarques ont fini par nous administrer comme une
préfecture. On avait tellement d’archives à remplir avant de faire quoi que ce soit, qu’il fallait plus de volontaires pour les
remplir que pour faire des actions ! Alors on s’est tous rabattus sur le cuisinier qui archivait beaucoup moins mais répondait
plus vite, et il est resté un membre important de l’association.
Il n’y avait pas en France un mouvement homosexuel puissant. Il y avait 40 associations d’homosexuels à Paris, mais avec en tout 43 militants : c’en était
38 de trop ! Il était donc inutile de créer une association homosexuelle de plus. Or, l’épidémie était considérée comme associant l’homosexualité et le
virus. Il s’agissait pour nous de « débrancher » ces deux données, sans nier le fait qu’à l’époque les homosexuels semblaient les plus atteints. Mais ceux
qui vivaient le plus mal leur homosexualité étaient ceux qui vivaient le plus mal la réalité de l’épidémie et sa menace qui pesait sur eux : ce sont ceux-là
qui s’emmuraient le plus. On voit encore aujourd’hui des malades qui disent « mais ma famille va donc apprendre que… » alors que la famille est
présente, qu’elle les soigne et qu’elle sait de quoi ils sont malades. Le problème de l’aveu, de la communication ne se pose même pas, et pourtant ils
continuent à avoir ce phantasme et en même temps ce déplacement. (Je pense qu’ils « déplacent »ainsi le problème pour se protéger).Sida, engagement, solidarité – Daniel DEFERT 30 janvier 1992
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Du fait que l’homosexualité était donc l’une des composantes difficiles de la confrontation avec l’épidémie, du fait aussi que, scientifiquement, il n’y avait
pas de raisons pour qu’un virus soit lié à des orientations sexuelles, nous ne voulions pas faire d’AIDES un mouvement homosexuel de lutte. Fallait-il en
faire un mouvement de personnes atteintes ? Mais à l’époque il y en avait très peu, et cela aurait donné, sur la place publique, une image des personnes
atteintes ingérable pour les quelques personnes qui voulaient s’engager. Cela revenait à les livrer à l’exclusion et nous aurait empêchés de mener un
combat de prévention.
Il y avait aussi le risque de faire d’AIDES une association professionnelle. C’est vrai que les professionnels de la santé se sont beaucoup mobilisés autour
de cette maladie : médecins, psychiatres, infirmier(e)s, et parmi eux les homosexuel(le)s en premier.
Finalement nous avons préféré répondre à l’épidémie dans sa généralité en organisant une réponse transversale : c’est-à-dire que tous les gens qui
étaient pris de plein fouet par l’épidémie, dans leurs affections, leur profession, leurs valeurs, devaient pouvoir se retrouver. Nous voulions un
recrutement très large qui prenne en compte la globalité du champ (même si nous n’y avons pas tout à fait réussi) ce qui nous obligeait à inventer un
discours commun. Il fallait non seulement briser le silence et le déni dans lesquels étaient plongés les malades (290 cas à l’époque, en 1984) mais aussi
briser leur isolement, créer un espace de parole pour ceux qui s’engageaient. Car ils n’avaient pas une approche commune des choses.
Créer un discours commun sur la maladie – discours qui est devenu progressivement un discours public – c’était là notre première forme
de solidarité. Notre premier essai était une permanence téléphonique. Il n’y avait pas encore beaucoup d’appels, mais c’était un
groupe de parole où chacun exprimait son ressenti de la peur, disait comment il communiquerait, au cas où il serait atteint, avec son
entourage. Des gens exprimaient leur deuil aussi. C’était un groupe d’autosupport. Les uns vivant déjà le drame, les autres l’anticipant.
En même temps il y avait la volonté d’apprendre un maximum de choses afin de se protéger. Nous nous sommes donné un objectif,
celui de savoir, ce qui n’est pas toujours évident dans d’autres mouvements associatifs. Nous devions avoir très vite une fonction
d’experts, fonction qui devait modifier l’image des gens qui s’engageaient ; ils devaient être perçus non seulement comme « bons »
mais comme « experts ». Parce qu’il faut toujours se méfier quand on est perçu comme « bon ». L’image de gens « bons », « gentils », de
« pauvres victimes », « dévouées », tout cela s’articule sur une image misérabiliste de la personne atteinte. Il était donc important que
nous donnions une image de compétence, dans une société qui attend de la science, plus que de la prévention, la solution.
On a suggéré une conférence de presse pour lancer l’association. J’ai refusé, estimant que la presse doit suivre les événements et non
les créer. Il fallait qu’il y ait un événement d’abord. D’autre part nous n’avions aucun savoir sur l’épidémie, nous ne savions rien, et si
les journalistes étaient venus nous interviewer ils auraient découvert que nous étions effectivement des hommes de bonne volonté,
mais sans plus. Je pensais que si nous commencions par ouvrir une permanence téléphonique, dans les trois mois nous en saurions
plus que quiconque sur la réalité de l’épidémie.  » Ne vous inquiétez pas, disais-je, dans trois mois on aura toute la presse aux basques,
qui voudra « savoir ». C’est exactement ce qui s’est passé. Tous les journalistes ont voulu faire de la permanence téléphonique pour
« apprendre l’épidémie ». »
Nous avions donc à inventer un langage commun, et
une nouvelle image de la personne malade et de
celle qui s’engage. C’est pourquoi le concept de volontaire a été très important. Notre langage commun était vite apparu comme un langage de
compétence répondant à une société moderne, et à la manière dont nous serions reçus à l’extérieur. La notion de volontaire, que nous avons imposée,
rassemblait toutes les valeurs : un volontaire, c’est quelqu’un qui s’engage, mais d’une manière moins caritative que le bénévole. Le bénévolat est
légèrement dévalorisé parce qu’on en fait une image de classe, une image bourgeoise, typique d’une certaine approche des problèmes sociaux. Il fallait
sortir de ce cadre. Les hôpitaux ont des bénévoles, cela fait partie de leur tradition de solidarité. Il fallait donc faire décoller le volontariat du bénévolat. Un
volontaire met sa vie en jeu, non pas en termes de risque, mais en termes d’affirmation de soi : si je suis volontaire, c’est que je participe à la prévention ;
donc la prévention est un acte personnel. Nous voulions lancer la mode de la prévention. L’engagement des volontaires, enfin, s’exprimait à l’extérieur
en termes de savoir, et le mot volontaire suggérait un savoir. Enfin en se définissant comme volontaire, on évitait de
Les « BONS » et les
« EXPERTS »
VOLONTAIRE et non
BENEVOLE Sida, engagement, solidarité – Daniel DEFERT 30 janvier 1992
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s’autodésigner comme homosexuel ou toxicomane, ou séropositif, ou atteint de la maladie. Mais en se disant volontaire, on faisait passer aussi le fait
d’être homosexuel, ou autres choses, comme l’a remarqué E. Hirsch dans « AIDES Solidarité ». Et aussi le fait d’être solidaire. Huit jours après, dans une
réunion très officielle sur le sida, quelqu’un objecta qu’en France, on dit plutôt « bénévole ». Mais quelqu’un d’autre corrigea : « depuis qu’existe le sida, on
dit volontaire ». Et dans une autre réunion, il y a huit jours, dans un groupe de travail présidé par Simone Veil, celle-ci a déclaré : « on ne dit plus bénévole,
on dit « volontaire ». Ce mot s’est imposé. Il laïcise aussi notre action. Il est à retenir dans l’histoire des transformations de la solidarité. Nous avions donc
inventé un vocabulaire, un discours, un espace de parole et un espace politique. Car nos efforts devaient, bien sûr, retentir sur la sphère publique.
Mais ce qui était à faire à Paris était une chose. Ce qui était à faire à Marseille en était une autre. Le Docteur Gamby en a la mémoire la plus globale parce
qu’il a été confronté à tous les enjeux. C’est parce que Marseille a réussi le message et la structure d’AIDES qu’AIDES a pris en France. Sans l’expérience
de Marseille, je ne pense pas que nous aurions pu réussir en France. Car à Paris le contexte est tout autre. Le milieu homosexuel y est différent. Plus
visible, plus constitué, économiquement plus fort avec de nombreux établissements, ce qui a permis de déclencher un soutien financier et des
mécanismes associatifs.
Avec mon passé gauchiste, je redoutais la confrontation avec les pouvoirs publics. J’ai donc un peu tardé. Je me suis mis à
porter des cravates et à me faire couper un peu les cheveux. Mais depuis que je ne suis plus président d’AIDES je suis revenu à
mes anciennes habitudes ! Avant d’affronter les pouvoirs publics, je voulais que nous ayons déjà fait la preuve de la force de
notre projet, et de notre existence en tant qu’AIDES. Nous avons donc fait seuls, sans les pouvoirs publics, notre première
brochure, et nous l’avons encartée dans Gai Pied. Il y a eu une réponse formidable, à travers toute la France. Nous avons reçu,
en une semaine, trois ou quatre fois le prix de la brochure que nous avions faite à nos frais. Bref, c’était un grand mouvement
de solidarité.
Gai Pied, au départ, ne voulait pas entendre parler de ce projet, arguant que son lectorat était composé de gens qui ne
sortaient pas en boîte mais qui en rêvaient à travers la presse, essentiellement provinciale. Gai Pied ne voulait pas faire peur à
ce lectorat. Les réactions à notre brochure ont démontré que Gai Pied ne l’avait pas très bien évaluée, Mais il est vrai que le fait
d’avoir écrit beaucoup sur le sida par la suite lui a été préjudiciable. Il eut de grosses difficultés économiques car ses lecteurs
ne voulaient plus entendre parler du sida. Pour survivre, il ne devra pratiquement plus en parler.
Le mouvement homosexuel puissant de Paris nous a valu un soutien financier immédiat, ce qui nous a permis de durer. On
n’était pas encore bien accueillis dans les hôpitaux mais on pouvait faire de la prévention dans le milieu homosexuel. On avait
cet objectif, en plus de la permanence téléphonique. Parce que les journaux nationaux sont à Paris, nous avions un écho dans
la presse. Du fait que nous avions une compétence, que nous proposions un discours, les journalistes, très vite, ont appris
auprès de nous à dire les choses. Il y a quatre jours, une journaliste m’a appelé pour me dire que Benetton faisait sa publicité
en Angleterre sur un malade atteint du sida. Et me demandait, trouvant cela scandaleux, si je souhaitais réagir. J’ai répondu
que si une marque associe un malade à son nom, peut-être que c’est courageux ; qu’il fallait voir l’affiche et réfléchir avant de
réagir ! La plupart des journalistes sont ainsi : ils ont des réflexes spontanés. Mais ils ont pratiquement pris l’habitude de
discuter avec nous de la plupart des réactions au sida, et de nous faire dire ce que nous en pensons. Ainsi le discours intérieur
à l’association a pu se répandre à l’extérieur.
Mais en province vous avez un ou deux journaux, liés aux pouvoirs locaux en place. Les pouvoirs politiques nationaux sont soumis à la pression des
média parisiens. Mais ce n’est pas le cas en province, où les pouvoirs sont davantage soumis à l’électorat local et à sa pression. Ils n’ont donc pas la même
perception de l’opinion. Donc la lutte contre le sida s’inscrit dans un contexte extrêmement différent selon qu’on est à Paris ou en province. J’ai eu de très
longues discussions avec Thierry Gamby qui m’a raconté ses confrontations avec les différents patrons et les différentes forces politiques, toutes ses
conciliations et toute sa diplomatie. Il voulait (et nous y tenions) implanter AIDES institutionnellement. Etant donné qu’en
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effet cette maladie marginalisait, il fallait revenir partout par les grandes portes, au lieu de donner des réponses qui seraient des réponses de terrain, sans
reconnaissance et sans moyens. La lutte menée à Marseille a été très différente de celle de Paris. Il y a une histoire marseillaise de la solidarité (que
Bernard Paillard doit avoir presque terminée maintenant). Nationalement, nous avons tous bénéficié du succès de l’action menée à Marseille. Nous
avions été sollicités, avant Marseille, par Lyon, mais dans un contexte (qui nous avait fait peur) de grands patrons et d’un mouvement très militant. Nous
n’avions pas voulu nous y implanter, la conjonction de ces extrêmes n’étant par forcément un gage de réussite. Et puis l’épidémie n’exerçait pas la même
pression à Lyon. Comme disait Michael Pollak, c’est le virus qui découpe le militantisme.
Tout dépend aussi de la nature et du contexte de l’épidémie : fortement homosexuelle à Paris, toxicomane en banlieue parisienne et dans la région
PACA, hétérosexuelle aux Antilles (15 % des cas de sida déclarés en France sont des sida antillais) et enfin l’épidémie liée à la transfusions sanguine. Tout
dépend aussi du contexte politique, du soutien financier. De sorte que les formes de solidarité sont multiples au sein de l’association AIDES. Chacune a
une histoire ; et une association comme la vôtre aurait tout intérêt à reconstituer ces histoires à travers leurs contingences les plus matérielles et les plus
précises. Ce serait l’un des meilleurs documents que l’on puisse avoir.
On a vu apparaître de nouvelles formes de solidarité : par exemple
le fait que des gens atteints d’une maladie très grave s’engagent
comme volontaires. Alors qu’en général une maladie vous rabat sur vous-même, sur votre temps propre. Selon l’approche
« gestaltique », le malade rétrécit son univers, le réduisant à un univers qu’il peut maîtriser. Il est tout à fait extraordinaire que des gens
aient voulu, oubliant leur propre faiblesse, s’engager au nom d’une identité et d’une solidarité. C’est là quelque chose de très neuf. On
ne trouve rien de semblable dans l’histoire des grandes pathologies modernes, comme le cancer. Aux Etats Unis des féministes sont en
train de s’organiser sur le modèle des associations de lutte contre le sida pour reprendre en main la question du dépistage du cancer
chez la femme, notamment celui du sein.
Un exemple qui me bouleverse toujours, c’est la mise en place du projet d’aide à domicile à Marseille qui se fait au pied du lit de JeanFrançois
à l’hôpital, où la DDASS se déplace pour le rencontrer. Je me souviens de Jean-François venant à Paris avec tous les
responsables des associations d’aide à domicile. Quand on leur expliquait tous les problèmes (de diarrhées, notamment) les femmes
disaient : « oh là là ! On sera mal à l’aise quand on rencontrera ces malades ». Elles n’avaient pas du tout conscience qu’à côté d’elles se
trouvait l’un de ces malades qui n’avait plus qu’un mois à vivre.
Cette implication, exceptionnelle, a également généré des formes de solidarité dans les familles. Par exemple, une femme dont le fils
était volontaire. Quand il est mort, elle est devenue volontaire à l’association. Elle était infirmière. Elle a fait de la prévention dans les
lycées. Elle disait aux élèves : « vous vous demandez pourquoi une mère de famille vient dans un lycée. Ce n’est pas du tout pour vous
faire la morale. Mon fils avait 22 ans quand il est mort. Il était alors militant dans une association. J’ai trouvé tellement extraordinaire
qu’il soit solidaire au moment même de sa mort que j’ai décidé d’être solidaire de votre jeunesse : c’est la meilleure façon d’honorer la
mémoire de mon fils ». Ces formes de solidarité sont très neuves parce qu’elles ne sont pas articulées sur un discours religieux, ou de
transcendance. C’est quelque chose de vital qui les a traversées. Les gens créent là une chaîne d’engagements.
Je suis très sensible aussi à l’expression du deuil, qui est une forme de solidarité. Nous sommes dans une société qui a délégué la mort à l’hôpital. Tout
malade vit avec le deuil des gens qu’il a vus en traitement à l’hôpital autour de lui. Donc c’est une solidarité qui se produit sur un fond de deuil général.
Accepter telle thérapie, proposer une telle thérapie si l’on est médecin, c’est la proposer à quelqu’un qui en a vu mourir d’autres avec le même
traitement. C’est une culture très spécifique : dans d’autres pathologies, en cancérologie par exemple, on ne voit pas du tout des gens qui ont une telle
culture médicale, une telle culture des protocoles…
Ce fait est très nouveau. Les malades sont en deuil : de soi car il faut faire le deuil narcissique de soi quand on a une maladie mortelle ; mais aussi ils
portent le deuil des gens qu’ils ont fréquentés dans les hôpitaux. De même, les familles sont en deuil, mais on assiste aussi parfois à une anticipation du
deuil. Un membre de la famille dit « puisque mon fils, mon amant, mon frère est perdu, je veux rencontrer des gens qui ont les mêmes émotions ». Dans
de nombreuses associations, on voit ainsi des groupes de parole composés de familles, de gens qui collectivisent leur deuil. Parce que nous sommes
dans une société où le deuil n’a plus de rituel social. Notamment quand on perd un fils homosexuel ou toxicomane, ou un amant, on n’a pas beaucoup
de lieux d’expression. J’en avais fait un enjeu très personnel à la mort de Foucault : j’estimais avoir le droit de dire mon deuil. Par contre de nombreux
collègues universitaires qui, du vivant de Foucault, le sollicitaient sans cesse pour une lettre de recommandation, un manuscrit à lire, et ceci, et cela, à sa
mort n’ont pas fait un geste, et ça je ne le leur pardonnerai pas … Le volontariat, ce n’est pas de la bonté, c’est de la lutte.
Or le deuil doit pouvoir s’exprimer dans cette société, et le deuil homosexuel comme tout
autre. Il faut donc lui redonner des lieux d’expression et de visibilité. Le mouvement des
PRISES de
PAROLES
Les
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« patchworks » est aussi très important parce qu’il s’agit là encore d’une forme de solidarité toute neuve dans notre société. Nous mourons à l’hôpital dans
un corps qui ne nous appartient plus puisque avec la loi Caillavet on peut prélever, autopsier…, puisqu’on fait appel à la radio pour des dons d’organes,
puisqu’on peut faire des expérimentations sur le coma dépassé… Bref, le corps appartient à l’hôpital. Mais le corps d’une personne morte du sida est
complètement dévalorisé puisqu’on ne peut pas prélever, transplanter. On n’embaume pas les sidéens aux Etats Unis alors qu’on le faisait avant.
Beaucoup de gens se sont alors tournés spontanément vers l’incinération. On voit des familles qui disent : « tes cendres, on s’en fout ; démerdez-vous
avec, on n’en veut pas ». Il n’y a donc plus de cimetière, cet enclos où on exprimait des solidarités. Les familles s’expriment peu sur le deuil de personnes
mortes du sida.
Mais de nouvelles formes de solidarité dans le deuil ont émergé. Aux Etats-Unis on a repris cette tradition qui consiste à coudre les morceaux de tissu
initialement destinés au trousseau de la mariée, et qui devait devenir une couverture : quelque chose de très doux. Mais les patchworks ont aussi
quelque chose de la violence des drapeaux, des fanions sportifs. Le patchwork est devenu à la fois une manifestation de deuil et une protestation contre
l’extension de l’épidémie, à mesure qu’on voit le patchwork s’agrandir. C’est quelque chose qui se manifeste, contrairement aux morts relégués dans un
cimetière. C’est un cimetière mobile, d’une visibilité permanente. Quand à Washington on déploie le patchwork, il couvre toute l’esplanade devant la
Maison-Blanche. Il y a dans les patchworks beaucoup de choses très denses, qui expriment aussi les relations entre les vivants et les morts. Il faut
interroger tous ces termes de matérialisation de la solidarité. C’est à ce niveau-là qu’on voit émerger quelque chose de nouveau dans une culture.
Parlons enfin de la solidarité des soignants qui ont l’âge des malades, et qui se sont engagés bien au delà de leurs obligations professionnelles. Je pense
aux infirmières. Nous avons créé dans la plupart des hôpitaux parisiens une permanence, notamment la nuit, parce que les malades appellent souvent
dans la nuit, dans l’angoisse… et qu’il y a alors une seule infirmière dans le service.
II y a aussi une solidarité extraordinaire entre les malades, les volontaires, les infirmières… Comme cet ami toxico avec qui nous avons
commencé à travailler au sein de l’association, qui a décidé, tous les samedi, de rendre visite à ses copains en taule. Il me disait : « au
parloir on parle de la mort. Où est-ce qu’on peut parler, dans cette foutue société, de la mort, sinon au parloir ? » Il revenait déprimé car
il l’avait passée cette demi-heure de parloir à parler de la mort.
Ces nouvelles solidarités se nouent autour de la souffrance, de l’amour, de la mort, de ces choses – les plus centrales de notre vie –
qu’on n’avait plus tellement l’habitude de verbaliser. Ce ne sont plus des solidarités dont nous avions pris l’habitude : idéologiques ou
politiques, il ne s’agit plus de solidarité envers le tiers-monde. Ces nouvelles formes de solidarité ne sont pas dissociables d’une
interrogation sur l’individualité. Elles prennent la succession de ces mouvements d’identité qu’a été le mouvement des femmes, les
mouvements d’homosexuels…. Les attitudes devant la mort sont révélatrices de notre personnalité. Toute épidémie repose la question
collective de la mort, mais aussi la question individuelle de la mort.
Le gouvernement est actuellement presque prêt à imposer le dépistage obligatoire au moment du mariage, de la visite pré-nuptiale,
de la visite pré-natale et du service militaire. Il le fait dans une optique purement électoraliste, car on sait que le dépistage obligatoire
ne sert à rien. Il y a 50 ou 60 ans, on l’aurait imposé, ce dépistage. Mais aujourd’hui on sait qu’on ne peut plus imposer quelque chose
qui met en jeu la vie de l’individu sans son adhésion psychologique. Une dimension psychologique et juridique est en train d’émerger
que la santé publique ne prenait pas en compte autrefois. C’est là un exemple d’émergence de l’individualité.
De NOUVELLES
SOLIDARITES Sida, engagement, solidarité – Daniel DEFERT 30 janvier 1992
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Nous sommes dans une société où la classe politique a perdu une part considérable de son crédit. La classe politique est largement désavouée. On a, en
face, la société civile, ce mythe, ces figures médiatiques censées porter des aspirations de la société que les hommes politiques ne sont plus censés
traduire. La question qui se pose alors est la suivante : comment faire passer les besoins, leur expression, d’un certain niveau privé, intime, à un autre
niveau, celui de la décision collective et publique ? On voit que les gens qui par leur travail sont les plus proches des autres (infirmières, éducateurs,
instituteurs) sont aussi les plus dévalorisés. Nous sommes dans une société qui valorise la communication, invente des fonctions de communication, mais
les gens qui sont au ras des problèmes n’ont plus de légitimité pour les communiquer. Nous sommes donc à la recherche de nouveaux modes
d’expression et de médiation. On ne peut pas dissocier la solidarité dans la lutte contre le sida, d’un travail sur l’individu, de nouvelles revendications
d’individualité devant la mort, devant la vie ; et aussi d’une recherche de médiations qui permettraient de faire entendre les choses nouvelles qui
émergent. C’est dire qu’il s’agit d’un enjeu historique important. Le sida n’est pas seul en cause. A travers l’histoire du sida, des choses très profondes de
notre société se révèlent, parce que la partie de la population atteinte par cette épidémie est la plus jeune, la plus confrontée aux enjeux essentiels, ce qui
l’amène à dire les choses essentielles d’aujourd’hui.
Ce sont donc des formes plurielles, très, très riches, de solidarité (je dirais des formes communautaires) car il se crée des liens entre les groupes et pas
seulement d’individu à individu. Nous sommes tous acteurs de ce qui est en train de se passer, et aussi nous devons avoir conscience d’être les acteurs et
les témoins de l’Histoire. Il est important pour l’association Mémoire des sexualités de constituer des archives de la lutte et de la solidarité à Marseille.
Envers qui cette solidarité s’est-elle exprimée, envers qui ne s’est-elle pas exprimée ? Quels sont les canaux existants ? Non existants ? Quels sont les
pôles où il y a des médiations possibles ou impossibles ? C’est cela, l’histoire de la solidarité. Une histoire très profonde, très individuelle et très politique.
D’ailleurs on ne peut dissocier le politique de l’ensemble de ces enjeux, politique non pas au niveau des politiciens mais au niveau des hommes qui ont
à dire des choses à tous.
Question : Ces formes exemplaires de sociabilité que vous avez décrites font apparaître les insuffisances de la société qu’on pourrait appeler
« officielle », elles invalident cette société. C’est une sorte de morale de la vie sociale que vous proposez. Une société pourrait se former à partir de ces
valeurs, la société telle qu’elle devrait être, différente de la société dans laquelle nous vivons, et qui est engoncée dans ses fausses valeurs, ses choix de
fausses priorités, ses blocages. Il faut envisager une sorte d’engagement qui ne serait pas caritatif, qui irait -au delà de la complémentarité caritative – vers
une compétence.
Question : J’interviens comme femme sociologue dans des cités de banlieues défavorisées, souvent avec des enfants
algériens (arabes, kabyles, beurs). Ils sont en train de mettre en place de nouvelles formes de solidarité, et on observe chez eux la
même chose que vous avez décrite. Leur engagement n’est pas du tout moral, mais s’appuie sur un sens très fort de la responsabilité
personnelle, et sur la notion de fraternité (l’autre comme frère). Il est fondé sur la solidarité mais aussi l’individualité, car ils sont très
individualistes. Leur réflexion, trébuchante mais passionnante, touche à la construction de l’individualité.
Daniel Defert : Donnez des exemples. Nous vivons, en effet, dans une société plurielle, où peuvent exister plusieurs
systèmes de valeurs, plusieurs stratégies individuelles. Il faut être attentif à ce phénomène.
Question : Il y a par exemple la responsabilité des grands frères vis-à-vis des petits frères. Voilà une forme d’engagement…
Il y a la mort qui joue un rôle important : dans la cité il y a des coups de feu qui partent comme ça, ou alors ce sont les flics, ou alors la
mort en taule, ou encore du fait du sida. Nombre de ces jeunes ont passé beaucoup de temps en taule. A vingt ans ils connaissent déjà
la mort. Leur discours porte sur la prise en charge de leur destin, pas seulement pour eux, mais pour leurs petits frères. Il y a en même
temps un discours sur la personne humaine et son rapport à l’autre. Vis à vis d’eux, je me suis sentie reconnue dans mon altérité. Cela
ne m’était jamais arrivé auparavant. Une telle relation est très rare.
De la SOLIDARITE entre FRERES Sida, engagement, solidarité – Daniel DEFERT 30 janvier 1992
8/11
Question : Je voudrais apporter mon témoignage de travailleuse sociale « beur », arabe. Il y a eu à Marseille une telle hécatombe, tant de décès
de jeunes homosexuels, drogués, qu’effectivement une solidarité s’est créée, telle qu’on n’a jamais pu en organiser, même pas pour le vote contre Le
Pen. On est arrivé à créer des lieux de rencontre, à expliquer le sida (verbalement car on est des gens de tradition orale). Des mamans se sont
sensibilisées, mobilisées complètement pour le problème du sida, y compris celles qui n’ont pas d’enfants atteints, et participent à des réunions. Des
familles qui ne voulaient pas aller voir leur enfant aux Baumettes, y vont maintenant parce qu’ils ont le sida ou sont séropositifs.
Daniel Defert : Je suis très touché de vous entendre car j’ai participé pendant les années 1970 au groupe d’information sur les prisons.
Mais le vocabulaire dont nous disposions à l’époque était un vocabulaire militant, politique (lutte de classes, etc.). Mais on est tout de même arrivés à
faire disparaître des concepts comme celui de lumpen-prolétariat. Cependant vous évoquez tout un ensemble d’émotions, de valeurs qu’à l’époque nous
n’avions pas su traduire ni peut-être voir émerger.
Question : Dans notre culture, on a la chance d’avoir des lieux où parler de la mort, et des pleureuses, même à
Marseille. Le 3e, 7e et 40e
jour après le décès toute la communauté se retrouve. Donc on prend le temps de vivre cette mort.
C’est dans notre culture, celle de l’islam.
Question : C’était dans la nôtre aussi, mais nous l’avons perdue.
Christian de Leusse : J’avais un ami homosexuel, Jamel, qui fut l’un des tous premiers morts du sida.
Dans une cité des quartiers Nord où j’allais le voir au milieu de sa famille. Effectivement il y avait des jours et des jours de
présence, et de deuil, de la part de toute la famille, de tous les frères, de toutes les soeurs, des tantes, des cousins. C’était
d’autant plus surprenant que ce garçon dissimulait complètement son homosexualité lorsqu’il était dans son milieu familial,
milieu qu’il avait quitté depuis pas mal de temps. Néanmoins il y a eu des moments tellement forts lors de sa maladie que
Jamel a été nettement réintégré comme membre de la famille.
Anne Guerin : Tout ce que vous racontez est très émouvant mais je ne peux m’empêcher de penser à toutes
ces histoires que j’ai entendues, moi, y compris à propos des familles maghrébines qui ont eu un enfant mort du sida. Mes
histoires ne vont pas dans le même sens. Ces familles ne sont pas allées voir ce fils, pas plus qu’elles n’étaient allées le voir en
prison d’ailleurs ; et après la mort de ce garçon, la famille a seulement demandé à une personne proche de lui s’il avait laissé
de l’argent dans son livret de Caisse d’épargne. J’ai l’impression que des histoires comme celle-là, il y en a au moins autant
que vos émouvantes histoires de solidarité.
Daniel Defert : Statistiquement il y en a eu sans doute davantage. S’il y a un mouvement international de lutte contre le sida, c’est bien
parce que ce que vous dites existe. Mais qu’est-ce qui est le plus indicateur dans la société ? Les faits que vous signaliez sont probablement dominants,
statistiquement parlant (et je n’aime pas les statistiques). Mais sont-ils porteurs de notre histoire qui est en train de changer ? Probablement pas. J’ai le
sentiment que les choses qui bougent sont plus révélatrices de notre Histoire. Si je n’étais que sociologue, j’aurais fait lastatistique de notre société. Mais
comme je suis quelqu’un qui s’engage quelquefois, je me suis trouvé de l’autre côté, avec les gens qui voulaient que ça bouge et qui ont fait bouger. Je
n’ai donc pas parlé ici en tant que sociologue mais en tant qu’acteur social. Un acteur social peut aussi analyser la société, mais il en analyse une fraction
seulement.
J’ai parlé de formes communautaires de solidarité. La question des hémophiles est dramatique parce que les hémophiles n’ont pas pu constituer un
milieu, une communauté. S’ils l’avaient fait, ils auraient pu se faire entendre beaucoup plus tôt. Mais on est hémophile de naissance, on est soigné toute
sa vie par des médecins, on s’attache à eux, on leur fait confiance. Les structures des hémophiles étaient prises en charge par les structures de la
transfusion sanguine, et ils n’avaient aucune marge par rapport à ces structures, du moins pour ce qui est de ceux que je connais à Paris. J’ai été invité à
une réunion de l’Association des hémophiles où je devais intervenir. Le président de l’époque a signalé que j’étais là mais à aucun moment il ne s’est
arrangé pour me donner la parole sur ce que nous faisions. A un moment il a dit : « aux Etats-Unis, il y a des groupes de parole pour les séropositifs ». J’ai
dit que cela se faisait en France. On Sida, engagement, solidarité – Daniel DEFERT 30 janvier 1992
9/11
m’a répondu « mais quoi, nous, on n’est pas des mauviettes ! Nous, on supporte notre hémophilie depuis la naissance, on a confiance dans nos
médecins… ». Bref, ils ont tenu le discours dominant à l’Association des hémophiles. Qui a été partie prenante dans la plupart des décisions dont sont
morts les hémophiles (l’Association, elle, n’est pas morte, hélas!).
Les hémophiles n’ont même pas trouvé un espace de révolte. A cette réunion, plusieurs mères sont venues me demander pourquoi je n’étais pas
intervenu. C’était en 1985. J’ai répondu que je ne voulais pas entrer dans un rapport de force avec le président de l’époque, qu’on disait redoutable. Les
mères m’ont dit : « mais nous, on ne sait pas comment annoncer à nos enfants qu’ils sont séropositifs. On a peur qu’ils l’apprennent par l’école, où l’on
sait qu’ils sont hémophiles, où l’on pourrait leur dire : « alors, tu as aussi le sida ? » Et dans notre Association on ne parle pas de ça. Il faudrait que nous
lisions vos documents sous le coude parce qu’il y a trop d’homosexuels dans votre Association, donc on n’a pas le droit, officiellement, de lire vos
documents ».
Je vous raconte tout cela parce que la solidarité s’est toujours constituée sur une base communautaire et elle a toujours une histoire
très particulière. Une intervenante a parlé tout à l’heure des traditions communautaires de l’islam. On ne tisse pas la solidarité sur rien.
C’est aussi l’histoire d’une lutte. Il est vrai que l’exclusion a été le sort de la plupart des gens confrontés d’une façon ou d’une autre à
leur famille, à leur travail, à cause du sida. En réponse, ils ont créé des relations minoritaires qui, ont tout de même accédé à une
visibilité, qui sont devenues tout de même des éléments du discours officiel, mais des éléments toujours précaires : on le voit
actuellement avec le problème du dépistage obligatoire. Nous sommes engagés dans une lutte entre solidarité et exclusion, mais aussi
entre deux faits sociaux, deux systèmes de valeurs.
Un intervenant : Nous autres homosexuels nous avons aussi connu des histoires du genre de celle qu’Anne Guérin
a racontée. Un jeune homme tombe malade. Son ami va rester seul. La famille du malade a toujours entretenu les meilleurs rapports
avec l’ami, celui qui reste, mais en fait il se trouvera exclu du jour au lendemain, seul, et malade bien entendu. Des situations terribles,
dont on ne peut même pas parler de peur de l’atteindre dans sa vie privée… Nous n’avons plus ces traditions communautaires, nous
les avons perdues à Marseille. Quand ma grand’mère est morte on a fait venir tout le village ; mais à Marseille cela ne se fait pas.
Le patchwork essaie de reconstituer quelque chose à partir de ces situations complètement invivables, pour celui qui a été touché
directement, ou pour celui qui a été témoin de choses insupportables. Ce n’est pas facile du tout d’imposer le patchwork, mais nous
avons été surpris par de nombreuses réactions favorables. Certains, qui avaient un mort parmi leurs proches, n’ont pas compris, n’ont
pas voulu y participer. Nous leur avons dit qu’il fallait tout de même mettre le patchwork en valeur parce que cette idée nouvelle qui
émerge va peut-être dépasser notre époque, devenir une mémoire de l’épidémie alors que nous-mêmes aurons déjà disparu depuis
longtemps.
Daniel Defert : Foucault a écrit que tout épidémie est l’occasion d’utopie. Il évoque les épidémies qu’on a réglées par l’exclusion, et
celles qu’on a réglées par le quadrillage de la population : il y a eu la lèpre, où l’on mettait les gens hors des villes. Avec la peste, je crois, on quadrillait
les villes, qu’on avait fermées, on faisait l’appel aux fenêtres pour voir qui était vivant et qui était mort, et on les séparait par un quadrillage de la
population. Naturellement, ces deux projets ne visaient pas seulement à contrôler l’épidémie, c’étaient des projets de société.
Quand on parle aujourd’hui de dépistage systématique aux frontières, dans les écoles… il est question de contrôler les gens qui vivent au sein de la
société. De la même façon, quand on lutte contre l’exclusion, on propose en réalité un autre système de valeurs. Une épidémie est un lieu de lutte. Pas
seulement autour de la maladie, du virus, de la prévention ; mais aussi c’est un enjeu pour les systèmes de valeurs existant dans la société où se déroule
l’épidémie. Monsieur Paillard, vous avez sûrement des choses à nous dire sur les traits propres à Marseille ?
Bernard Paillard : Il y a une singularité de Marseille, faite d’un ensemble de faisceaux, de rencontres très particulières. Certains
ont l’habitude de parler en termes globalisants, de ramener des phénomènes particuliers à une généralité sociale. Or ici, plus on avance, plus on se rend
compte qu’au fond il faut aller dans la profondeur des choses, rencontrer des individus et tenir compte de toutes les nuances sociales. C’est pour cela que
c’est très difficile.Sida, engagement, solidarité – Daniel DEFERT 30 janvier 1992
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D’autre part on a affaire à un phénomène très éclaté, renvoyant le sociologue à une diversité de faits sociaux qu’il n’a pas forcément l’habitude d’aller
voir. Ce soir, nous avons eu deux témoignages sur certaines expériences vécues dans les quartiers Nord. C’est la première fois en trois ans que j’en
entends parler publiquement. Ce sont des expériences qui se sont tues jusqu’à présent. Enfin, l’épidémie pose bien ce problème de la confrontation avec
la mort dans la société actuelle.
Daniel Defert : A-t-on lu le livre de R. Schiltz « And the Band played on » (Et l’orchestre continue) L’auteur est journaliste de la San
Francisco Chronicle où il a écrit au jour le jour la chronique du sida. J’ai beaucoup appris grâce à lui en 1984. Il en a fait un livre énorme, construit comme
un polar international. Il faudrait donc noter, comme le fait R. Schiltz, ces témoignages sur le sida en banlieue marseillaise, noter à quel moment est
apparu le sida, à quel moment on a osé en parler, savoir comment cette mort par le sida s’intègre dans une expérience plus générale d’autres morts, par
balles par exemple, la balle d’une « bavure », ou d’un voisin irascible. Il est important de prendre conscience que tous ces événements font partie d’une
même réalité, d’une même expérience sociale quelque part. Cette société marseillaise regroupe plusieurs communautés. Comment le sida a-t-il été vécu
dans chaque communauté – arménienne, maghrébine, etc.- qui sont les référents, comment cela se passe à l’hôpital ? La permanence téléphonique a dû
enregistrer beaucoup de choses. Moi quand j’étais à la permanence, j’écrivais (très, très vite, donc mal) tout ce que j’entendais. C’est prodigieux, la
représentation de la maladie… On s’aperçoit encore aujourd’hui, à chaque fois qu’il y a un événement médiatique, qu’il y a de nouvelles couches dans la
population, qui n’avaient pas encore réfléchi à l’épidémie, et qui disent les mêmes choses qu’on entendait en 1983,1984…
Bernard Paillard : II y a effectivement une différence entre Paris et Marseille. Il y a une difficulté, ici, à faire prendre la
mayonnaise. On a beaucoup de choses qui se passent de façon dispersée, on a à faire face à des phénomènes de cloisonnements institutionnels
énormes, aux cloisonnements des hiérarchies, de sorte que si le virus découpe les militants, il les découpe ici en très petites tranches, et il est très difficile
de faire en sorte que les gens se rencontrent. On voit des actions relativement minoritaires essayer de prendre forme, s’essouffler un peu, puis reprendre
avec d’autres, ou avec les mêmes. Est-ce particulier à Marseille? A la province? Je ne sais pas. Mais c’est totalement différent de ce qui se passe à Paris.
Un intervenant : A Marseille, nous vivons dans la mayonnaise. Et il est dur de la faire monter.
Daniel Defert : Je ferai, pour finir, un appel. Que les gens soient acteurs, certes, mais qu’ils soient aussi témoins. Parce qu’il nous faut
savoir combien de chemin nous avons parcouru, et on le mesure mieux en voyant les traces qui permettent de repérer les distances : est-ce qu’on a
avancé ou pas? Est-ce qu’on dit, est-ce qu’on ressent les mêmes choses qu’avant, ou pas? Est-ce qu’on bute sur les mêmes difficultés? Votre association
devrait, avec des magnétophones, constituer des archives – sonores d’abord – d’histoires particulières, dans une communauté puis dans une autre…
Christian de Leusse : On va sûrement y réfléchir.

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