Rolland Thélu interroge Marguerite Duras – Novembre 1980

Articles parus dans le journal Gai Pied (novembre 1980)

Rolland Thélu s’entretient avec Marguerite DURAS

The THING 

 A Hyères, ville de palmiers à l’allure victorienne, dans le jardin qui entoure le Château St-Bernard, Rolland Thélu a rencontré Marguerite Duras. Accompagné d’un ami qui provoqua un incident poétique en grimpant sur un arbre, il l’a interrogée sur la sexualité, l’écriture, les rapports entre les homosexuels et les femmes. Entretien sans détours ou deux voix se questionnent, se répondent en écho au sujet de l’homosexualité.

Marguerite Duras : J’ai pendant longtemps été tenu de vivre dans la semi clandestinité dans mon propre pays. Ecrire à l’époque où j’étais jeune, c’était encore une clandestinité dans le sens où Virginia Woolf le disait. Il y a eu ça et puis l’appartenance au PC. Puis à la Résistance, au FLN. Puis il y a eu mon vouloir à moi, celui d’une résistance à tout pouvoir exercé au titre de l’Etat. Jamais, oui jamais, mes amis et moi nous ne nous sommes départis de ce vouloir là. Cette semi clandestinité dans laquelle je me tiens encore (comme dans ma famille) rejoint naturellement celle des homosexuels. Le boycottage fantastique dont j’ai été l’objet de la part des mecs hommes et des mecs femmes, tu vois, ici, dans ce journal, j’en parle avec joie, avec gayté (rires)……..

Rolland Thélu : On dit quelquefois que tu te moques des pédés ?

– Ce n’est pas sans être vrai. Je me moque de tout ce qui se réclame d’un séparatisme ou d’une définition d’ordre sociologique. Je me moque aussi des écoles, des idéologies, des morales. Mais de quelqu’un jamais, jamais je ne me moque de quelqu’un.

– Cette clandestinité était-elle aussi liée à ton enfance ?

– Sans doute. Je suis créole. J’aime beaucoup ce mot, il est différent de ceux qui sont en usage de ce côté-ci du monde. Presque personne n’en tonnait l’usage, c’est comme un mot de passe. A dix-sept ans, quand je suis allée à Paris pour faire l’université, j’ai été définitivement nettoyée de l’appartenance à une quelconque patrie. J’ai oublié une de mes deux langues natales, le vietnamien. J’ai mis deux ans à m’habituer au froid, à l’étouffement de la ville, à l’absence définitive de cette présence capitale et jamais remplacée par la suite, celle de ma mère.

– Crois-tu qu’il existe une parole commune aux femmes et aux homosexuels ?

– Si elle est commune, elle est de l’ordre que j’ai essayé de dire plus haut. L’homosexualité est un refus en soi.

–        Un refus par rapport aux valeurs établies ?

– Oui. Par rapport au postulat phallocratique de tout pouvoir et conséquemment aux valeurs proposées par celui-ci, à ses institutions, à sa programmation minutieuse de l’interdit majeur, celui de la liberté. Qu’ils essayent de dire le contraire, ces pauvres gens d’Etat, ils n-y arriveront pas. Cela dit, je ne crois pas du tout, quant à moi, qu’il y ait écriture lorsque celle-ci est commune à un groupe. Ça se produit dans des milieux, c’est-à-dire des regroupements idéologiques, mais dans ce cas personne n’écrit. Dans tout l’entourage de Sartre, il n’y avait que Sartre qui écrivait. D’autant que je le sais, Sartre sanctionnait les écrits de ses amis. Il aurait voulu, comme quelques autres, sanctionner les écrits de son temps. J’ai sans doute contribué à leur défaite (rires) ainsi qu’une cinquantaine d’autres dont Barthes à qui je dis ici mon entière amitié, ceci bien que jamais une- seule fois, il ne se soit attardé sur une écriture de provenance féminine, c’est bien regrettable pour lui (rire)..

– Crois-tu que Barthes était misogyne ?

– Non. En aucun cas. Il était seulement submergé par l’audace que représentait dans sa jeunesse le fait d’être ouvertement homosexuel. Nous avions le même âge. Je dois vous dire, et je suis heureuse de pouvoir le dire ici, dans ce journal, que moi aussi je suis tombée dans le panneau de l’écriture féminine. Je l’ai écrit dans des livres, des articles. Je me suis efforcée d’y croire par tous les moyens. Y compris celui de faire accroire que je ressortissais à cette écriture. Par exemple qu' »India Song » était un film de femme et « Le Camion » aussi. Tout comme s’Il y avait des films de femmes comme il y a des films d’hommes. Tout comme si en faisant un livre, un film, une femme quittait le port des hommes pour rejoindre celui des femmes. Sachez-le, tout est faux de ce que j’ai pu dire là-dessus. C’est faux pour moi et pour toutes les autres femmes et pour tous les homosexuels et pour tous les écrivains qui se réclament, disons le mot, d’une aliénation originelle. Quelle joie de pouvoir te dire ça : toute écriture qui se réclame d’une appartenance si élevée soit-elle, je vais même jusqu’à inclure celle d’une cause aussi noble, celle de la défense des droits de l’homme (par exemple Soljenitsyne) est une écriture transitive. Or l’écriture est jaillissement intransitif, sans adresse, sans but aucun que celui de sa propre finalité, de nature essentiellement inutile. Ou bien elle est pornographique.

– L’écriture serait-elle un luxe nécessaire ?

– Je suis d’accord. C’est le plus grand. Le feu central de toute subversion. Plus l’écriture est éloignée du didactisme, plus elle est dangereuse. Baudelaire est plus dangereux que Marx. Bach est plus dangereux que Freud. La différence est sublime, elle est dans l’inutilité fondamentale de Bach, dans l’apparente utilité de Freud. J’en suis là, complètement.

– As-tu l’impression que l’homosexualité’ est récupérée maintenant ?

– Je pense qu’elle n’est pas encore récupérée. Mais organisée, du moins elle essaie de s’organiser.

– N’est-ce pas un fait nouveau que l’homosexualité s’organise ?

– Je ne peux répondre que ceci : si difficile que cela soit à admettre, à accepter, sans doute était-il nécessaire d’en passer par là. Bien que la peur reste, la plus grande, celle du pouvoir auquel aboutit toute organisation. II n’y a pas d’organisation innocente.

A partir du moment où des homosexuels se regroupent, fondent un journal, tentent de mener certaines actions politiques, ne peut-on pas craindre que l’homosexualité perde quelque chose de sa spécificité ?

– L’organisation fait toujours de sorte que la sauvagerie recule, l’innocence, l’enfance. Mais encore une fois sans doute était-ce inévitable de vous organiser ?

– Comment expliques-tu l’intérêt et la fascination que tes livres et tes films exercent sur les homosexuels, alors que dans tes livres, il n’y a pas traces d’homosexualité ni masculine ni féminine ou du moins elle n’est pas formulée ?

– Il n’y a pas de sexualité masculine ou féminine. Il y a une seule sexualité dans laquelle baignent tous les rapports. La singularité homosexuelle n’est pas étanche. Je la vois comme une violence à la recherche de sa propre confrontation, donc comme nostalgique d’une nouvelle redistribution de la violence en cours, mais dont elle serait l’auteur. Je parle sans savoir, mais j’ai le droit de ne pas savoir, comme tu as le droit de m’interroger. Autrement dit, je vois dans l’apparente douceur de l’homosexualité une provocation à la violence, et que cela confirme dans son recours constant, son rappel de l’interdit même. J’ai dit dans « Les yeux verts » que vous étiez inconsolables d’être agrées par la société, je ne retire pas ce que j’ai dit, je suis de même inconsolable de n’être plus cette sorcière brûlée « publiquement » sur la place du village, dans la gloire de sa différence. Dans les parloirs des prisons, les couples séparés par les grillages font l’amour à travers l’échange des mots, comme les gens des réseaux téléphoniques. Je pense qu’il peut s’agir là d’un amour aussi violent que dans la promiscuité des corps et la retrouvaille de leurs logements sexuels tangibles. Tous mes fantasmes érotiques sont des fantasmes d’interdictions. Le portugais qui se masturbe sur la photographie d’une star nue, donc interdite, vit ce même fantasme. Il n’y a pas de libération des interdits, on le sait quand même, l’interdit est partie intégrante de la sexualité même. Enfant et plus tard encore, j’ai eu des rapports quasi incestueux avec mon jeune frère. Pendant toute une période, ces rapports ont été très violents et bien entendu jamais accomplis. Je pense maintenant qu’ils ont été bénéfiques, non seulement parce qu’ils ont été tus, mais du fait qu’ils sont restés à l’état pur d’interdits, sans la dégradation du compromis de l’aveu psychiatrique. Je n’aurais pas écrit « Le Ravissement de Lol V Stein » ni « Le barrage contre le Pacifique » sans cette équation érotique, sans cette équation érotique qui a régné sur ma jeunesse. Je me souviens de la douceur du corps de mon frère comme un homosexuel doit se souvenir de son premier savoir.

– Et celui qui passait sa vie dans les arbres ? Lorsque je lis ce texte, le personnage me parait toujours homosexuel ?

– C’est curieux parce que ce frère aîné était occasionnellement homosexuel. Je ne vois pas où tu as capté ça, dans la pièce ou la nouvelle ?

– C’est pour moi de l’ordre intuitif, ce fils représente dans sa solitude toutes les composantes d’une homosexualité possible ?

– Mais qu’est-ce qui fait ton ami ? Il ne fait pas de mal à l’arbre ?

– Non, je ne le pense pas… Dans les entretiens avec Xavière Gauthier, tu dis à un moment que tu ne vis plus qu’avec des femmes et des homosexuels. C’est vrai actuellement ?

– C’est vrai. Mais nous sommes très nombreuses à vivre comme cela, entre des homosexuels et des femmes.

– Est-ce parce que le rapport ne serait plus celui du désir, du mensonge ?

– Non. Ce n’est pas cela, c’est qu’il y a communication complémentaire.

– Dont le désir serait absent?

– Non. Le désir est toujours là à tout moment. Il n’est jamais absent d’un rapport, Le fait que l’on ne puisse pas, par exemple, supporter certaine présence relève du désir. Je ne peux pas dire ça plus clairement, ce n’est pas la peine, la compagnie des hommes, des hommes qui l’appellent ainsi, comme dans les guerres, le pouvoir, les familles, les affaires, c’est fini. Je ne veux plus les voir. C’est sûr, l’homosexualité masculine a changé la vie des femmes.

– En quoi l’a-t-elle changée ?

– Elle a rompu cette solitude dans laquelle l’homme les tenait. Une femme est plus proche d’un homosexuel homme que d’une femme qui a à l’égard des homosexuels un préjugé défavorable. Nous parlons des minorités qui ne sont pas étanches entre elles, les homosexuels et les femmes. Les femmes bourgeoises ou prolétaires, peu importe, qui sont tenues en laisse par les hommes, les femmes muselées sont très loin de nous que nous ne sommes de vous, les homosexuels.

– As-tu l’impression que les femmes peuvent faire plus de choses avec nous maintenant par rapport à une vingtaine d’années, par rapport à la période des femmes d’Hiroshima ?

– Peut-être (arrêt). Mais qu’est-ce qu’il mange ? Qu’est-ce que vous mangez ? Des amandes. Moi, je trouve que tu es très fort pour cet arbre, un peu fort peut-être, Tu sais comment j’appelle la mer ? Je l’appelle : the thing. Ce dont nous venons de parler, cette notion vacillante, divagante, je pourrais l’appeler aussi : the thing. Ton sexe. Le mien. Notre différence. Et ce troisième terme, cette triangulation incessante, par laquelle nous nous rejoignons. The thing.

 Entretien publié dans Gai pied N°20 – novembre 80

(Roland Thélu est membre du GLH de Marseille)