Marie-Jo Bonnet, L’amitié féminine à Birkenau : de la survie à la « sororité » citoyenne trans-familiale.

Université d’été d’ARES – « Echange des cultures et Génocides »
Du 11 au 13 juillet 2018 à l’ESPE de Marseille, 63 La Canebière
 
Marie-Jo BonnetL’amitié féminine à Birkenau : de la survie à la « sororité » citoyenne trans-familiale.

 Pourquoi l’amitié dans les camps est-elle si peu abordée par les historiens ? C’est en lisant de nombreux témoignages de déportées écrits au retour des camps ou beaucoup plus tard que je me suis rendue compte à quel point la question des relations affectives entre les femmes avait été fondamentale dans leur survie. Toutes en parlent.
De Birkenau à Ravensbrück comme dans les commandos satellites[1].
Il y a certes plusieurs sortes d’amitiés qui se déclinent selon les personnes et les situations sous forme de solidarité tant familiale que politique jusqu’aux actes gratuits de soutien affectif qui relèvent de l’amour. Dans son dernier livre, Marceline Loridan-Ivens  écrit de manière très paradoxale : « Nous étions une bande, unies face la souffrance ; jamais je ne me suis sentie autant aimée que là-bas[2]. »
Incroyable, n’est-ce pas ? Comment l’amour a-t-il pu exister au sein de l’entreprise de mort qu’était le camp d’extermination et particulièrement des Juifs d’Europe ? On penserait plutôt que la survie répond  à la nécessité de s’en sortir individuellement, sans tenir compte des autres ? Chacune étant renvoyée à sa vie personnelle, à ce combat pour la vie qui s’enracine dans le pulsionnel le plus profond. Peut-être mêm plus encore à solidarité familiale face à la souffrance que les femmes connaissent bien dans leur dure vie. Elle reste en mémoire. Ainsi c’est sur ce socle que s’est bâti l’échange des cultures dans le contexte génocidaire de Birkenau.

Odette Elina a trouvé des mots très simples pour rendre hommage à son amie Hella, une une jeune polonaise arrêtée à Montpellier où elle faisait ses études de médecine. Elle  « parlait le français avec une rare perfection et connaissait fort bien notre littérature ». Née en 1910 à Paris, Odette Elina adhéra au Parti communiste et entra dans la Résistance dès 1940. D’origine juive, artiste, elle est arrêtée le 20 avril 1944 au cours d’une mission à Paris à la suite d’une dénonciation. Elle est torturée, déportée comme résistante à Birkenau le 29 avril. Hella « me connaissait à peine depuis deux heures, qu’elle volait pour moi une blouse en loques : “Prends-la, me dit-elle, tu as plus froid que moi”. Cela paraît ridicule, mais quelle signification avait ce geste et combien ce lambeau de satinette me fut précieux, quand à peu près rien d’autre ne me protégeait de la bise aigre des matins ».
Odette Elina poursuit son témoignage publié en 2005 en disant : « À présent, je me rends compte que je dois à Hella beaucoup de mon courage : je tenais intensément à son estime et voulais rester, en face d’elle, quelqu’un de fort. La décevoir eut été détruire un des rares sentiments affectifs que j’éprouvais[3] ».
Les séparations sont la hantise des détenues car elles signifient le danger de se retrouver seule, sans complicité et sans appui face à la terreur permanente. Il y aura des couples d’amies, d’amantes, de sœurs, de mères et filles qui ne se quitteront jamais.
A Auschwitz, Françoise Maous, Line, Denise et Françoise Maous forment un groupe de trois amies inséparables. Françoise Maous raconte : « Line avait eu une enfance comblée entre des parents qu’elle adorait (passés au crématoire dès l’arrivée). Son petit cœur avait un tel besoin de tendresse qu’elle serait plus vite morte d’être sans affection que de la vie du camp, qu’elle supporta au début d’une extraordinaire façon… Ma petite fille que j’ai aimée », ajoute-elle pudiquement. Elle avait alors seize ans.
Françoise Maous rend hommage à « l’héroïsme de certaines d’entre elles ». « J’ai connu là-bas des femmes courageuses à un tel point que ceux qui n’ont pas vu ne pourront jamais s’imaginer ce degré de stoïcisme. Jamais une plainte, les plus affreuses douleurs sans un cri, des sourires pour encourager leurs filles ou leurs amies, des prouesses pour voler une ration de soupe supplémentaires. Mais tout cela n’a jamais rien eu de comparable à la douceur tranquille de Line, son inaltérable bonne humeur, cette amabilité courtoise qu’elle avait su conserver dans cette ambiance où les femmes les mieux élevées s’insultaient continuellement. J’ai dit que nous l’avions adoptée, il serait plus exact de dire que c’est elle qui veillait sur nous[4] ».
Henriette Cohen raconte aussi comment cette solidarité entre certaines détenues lui a « sauvé la vie bien des fois ». Née à Marseille en 1917, Henriette Cohen est déportée le 6 juin 1944 par le convoi 76. Elle rencontre alors une autre marseillaise, Estelle Mizrahi. « Quand je dis nous, je parle surtout de mon amie Estelle Mizrahi, celle avec qui j’ai tout partagé durant cette période noire. Notre amitié n’est pas descriptible tellement «elle était puissante, forte et vitale. Estelle arrivait elle aussi de Marseille, et avait également réussi à cacher ses enfants. Toutes les deux nous faisions des projets d’avenir et rêvions de monter ensemble notre atelier de couture. » Plus loin, elle ajoute « Si parfois des disputes arrivaient entre détenues, je dois dire qu’entre nous, les Françaises , les relations étaient particulièrement soudées. Dès qu’une perdait pied, une autre arrivait pour lui redonner courage. Cette solidarité nous a sauvé la vie bien des fois, et sans elle, aucune d’entre nous n’aurait pu survivre[5]. »

La nuit à Birkenau

Dans le camp des femmes de Birkenau, la vie affective est une source de vie essentielle pour la survie.
Dans son témoignage Terre de détresse, la doctoresse Odette Abadi, raconte qu’à Birkenau « La nuit n’est jamais silencieuse : c’est le seul moment possible d’une vie personnelle, écrit-elle. On se lève, on circule, on revient à sa place. Par-ci par-là, on distingue des murmures, des soupirs, des rires, des gémissements… Les bois des lits craquent. Si certaines d’entre nous cherchent à apaiser leurs nerfs trop tendus ou étouffent de tendresse inassouvie, d’autres sont si « typiques » qu’on ne pourrait pas mieux les inventer. Par exemple, à trois lits du mien, il y a Otto, gardienne de la porte de la salle d’eau. C’est une espèce de monstre que nous considérons absolument comme un homme, et qui nous raconte en se tordant comment il fit le désespoir de sa mère pendant son adolescence, et la surprise des autorités qui, après l’avoir arrêté, s’aperçurent qu’il fallait le mettre dans un camp de femmes. Il est là avec sa maîtresse, allemande comme lui, pas méchante au fond, mais au visage de brute presque toujours convulsé de colère. Leurs scènes de jalousie sont magnifiques ! J’y assiste en les admirant sans en comprendre les mots, mais mon amie Gutman, à côté de moi, déguste la richesse de leur vocabulaire et se régale en les écoutant. Et bien d’autres encore, autour de nous, nous font vivre avec elles dans l’atmosphère des bas-fonds[6] ».
Pour certaines, la vie affective inclut l’homosexualité la rencontre avec des femmes, comme l’exprime avec tant de tact Odette Abadi. On notera qu’elle s’implique personnellement dans son étonnement qui marque sa différence, pour ensuite s’associer à un « nous » qui affirme sa solidarité avec les Allemandes victimes de la même terreur nazie.
Le vocabulaire est révélateur du choc de la confrontation avec l’homosexualité sur fond de  différence de culture entre les françaises et les allemandes. C’est à se demander si le lesbianisme, associé ici aux « bas-fonds », n’est pas vécu comme une caractéristique allemande dont les Françaises cherchent à se différencier, même lorsqu’elles pratiquent ces étreintes féminines pour « apaiser leurs nerfs ». Nous ne savons pas pourquoi Otto a été arrêtée. Etait-elle juive ou aryenne allemande placée avec les juives pour la punir de n’être pas une « vraie femme » ? Comment se fait-il que sa maîtresse soit avec elle ? Sont-elles des « asociales » des droits communs, des politiques, des prostituées ? Odette Abadi ne juge pas. Elle les admire. Ce qui est un renversement étonnant. Est-ce parce son métier de médecin au service des malades, doublé d’une tendresse naturelle pour ses amies, lui donnent un sens aigu de l’observation empathique ?
Odette Rosenstock-Abadi est juive résistante. Avec Moussa Abadi (qu’elle épousera en 1959), et Monseigneur Rémond, évêque de Nice, a été créé le « réseau Marcel ». C’était un service clandestin pour mettre les enfants juifs à l’abri. 527 enfants seront ainsi sauvés. En 1943, sa mère et sa sœur sont arrêtées et déportées à Auschwitz d’où elles ne reviendront pas. Odette est arrêtée par la Milice le 25 avril 1944. Interrogée, torturée, envoyée à Drancy le 2 mai 1944, elle est déportée à Birkenau le 20 mai 1944. Odette Abadi a 30 ans. Tout en continuant son travail dans les Kommandos, elle est placée au bureau des médecins, puis dans le block des jumelles du Revier de Birkenau.
Dans un autre passage de son livre Terre de détresse elle évoque « une fête clandestine dans un bloc du Revier chez les infirmières » à Birkenau où elle est invitée. Elles chantent et dansent sur leurs airs nationaux au son d’une guitare. Des malades dansent ensemble. « Orly, notre “Lager-Älteste” – Doyenne-chef du camp – récite de sa voix enrouée le dernier poème qu’elle vient de composer… L’énorme Lioubov, notre chirurgienne soviétique, s’assoit sur la table à côté de moi. Nous sympathisons beaucoup toutes les deux. » Il y a aussi Iréna, une actrice du Théâtre Piat, le théâtre juif de Paris. « Des soirées honteuses et immorales, pensent certaines… Mais nous sommes jeunes ; nous sommes vivantes, trop vivantes… Moins épuisées que nos camarades des Kommandos, nous avons besoin de musique, besoin de ces rencontres. Et les meilleures d’entre nous, celles qui sont toujours là quand on a besoin d’elles, sont presque toutes des habituées de ces soirées ». (p. 61).
Pourquoi Odette Abadi éprouve t-elle le besoin de s’expliquer sur l’éventuel caractère honteux et immoral de ces soirées ? Est-ce une faute de danser entre femmes et de s’aimer charnellement ? Odette Abadi ne le pense pas puisqu’elle prend le soin de préciser que « les meilleures d’entre nous » sont les habituées de ces soirées. Mais le fait qu’elle devance la critique nous donne une idée de l’atmosphère lesbophobe qui régnait à cette époque.
Son livre est bouleversant par l’amitié trans-nationale qu’elle y déploie. Elle termine d’ailleurs son livre par un hommage aux femmes qu’elle a rencontrée aux camps de Birkenau et de Bergen-Belsen en disant :
« Ce que nous savons maintenant à coup sûr, c’est que dans le pire des malheurs, notre grandeur et notre force étaient de nous sentir solidaires. Ce que nous avons appris, c’est que la misère absolue, les souffrances, la présence permanente de la mort peuvent faire se révéler des personnalités merveilleuses et inattendues et que leur amitié, leur tendresse, leur courage nous ont soutenues et quelque fois sauvées. Mais si le souvenir de cette extraordinaire puissance d’amour s’impose, au milieu de l’horreur et du désespoir, dans les récits de notre vie d’enfer, comment la fierté d’avoir connu les meilleures d’entre les femmes ne nous rendrait-elle pas encore plus cruelle l’injustice monstrueuse de leurs souffrances et de leur mort[7] ? »
Le clivage habituel entre hétérosexualité et homosexualité vole donc en éclats devant l’expérience d’amitié et même d’amour vécu à Birkenau.

La « grâce d’aimer »

Fania Fénelon raconte ainsi la naissance du sentiment amoureux entre deux femmes de l’orchestre mis en place. Elle a raconté son histoire dans un livre publié en 1976 sous le titre Sursis pour l’orchestre qui sera transposé au cinéma avec Vanessa Redgrave dans le rôle principal.  Récit d’une liberté d’esprit peu commune, dans lequel elle n’a eu pas peur de traiter le sujet tabou entre tous, celui de l’amour dans le camp de femmes qu’elle aborde à plusieurs reprises.
Elle raconte ainsi la naissance du sentiment amoureux chez deux toutes jeunes femmes appartenant à l’orchestre.
Marta, violoncelliste à l’orchestre, est amoureuse d’Irène, une déportée violoniste communiste. « Marta n’a que dix-sept ans, son besoin d’aimer est des plus naturels, écrit Fania. […] Ici qu’offre-t-on à Marta ? Quel visage a-t-il ? Des accouplements de putains, moralement déshonorants, avec des kapos, des Blockälteste, dont le physique, trop souvent, est plus proche de la brute que de l’homme… A Birkenau, je ne pouvais rien ignorer de l’homosexualité, elle était pratiquée partout, les femmes y trouvaient un apaisement à leurs fantasmes, leur solitude, leurs besoins sexuels. Si, pour beaucoup, ce n’était qu’une illusion, pour quelques unes, ce fut une révélation. Marta devait faire partie de celles-là [8]».
Pour faire apparaître le contraste entre cet amour, cette « grâce », dit-elle plus loin, et la dégradation à laquelle sont soumises les femmes dans un lieu pareil, elle décrit le « répugnant trio » formé par Whisha, Marila et Zocha, qui se chahutent dans des scènes de ménage.
« Elles se gouines toutes les trois, mais pas ensemble, Whisha, c’est le caïd, le mec ! » (p. 214).
Fania Fénelon connaît bien le milieu homosexuel puisqu’elle est elle-même lesbienne. D’où la crudité de son récit. Demi-juive par son père, Fania Goldstein est déportée le 20 janvier 1944 après avoir passé neuf mois à Drancy. Fénelon est son nom de scène. Elle a échappé à la première sélection à l’arrivée au camp et a pu survivre grâce à son métier de musicienne et à sa voix magnifique. Avant la guerre, Fania Fénelon chantait dans les cabarets à Paris. A présent, elle fait partie de l’orchestre de femmes Birkenau, un des six orchestres du camp d’extermination, Auschwitz II, dirigé par Alma Rosé, nièce de Gustav Malher, et fille de Arnold Rosé du quatuor Rosé. L’orchestre a été créé en avril 1943. Il comptait environ quarante femmes en y incluant les huit copistes. Seules cinq femmes ont survécu.
Elle aborde le point de vue d’Irène qui s’interroge sur la nature d’un sentiment allant plus loin que la  sympathie et l’amitié… Irène  est une militante communiste, uniquement préoccupée par le parti et par l’avenir radieux du socialisme, qui est tombée amoureuse d’une jeune violoncelliste. « J’essaie d’imaginer cette Irène égocentrique, rationaliste, organisée jusqu’à la maniaquerie, plongeant dans cet amour, et quel amour ! Un terrain mouvant non codifié par Marx ! » Et elle raconte comment son avenir est tout tracé : se marier avec Paul, passer de la section des Jeunesses communistes à la fédération, militer ensemble, faire un enfant, « nécessaire pour une femme, pas davantage », car « le Parti a besoin d’eux ». Elle s’instruira, mais pas trop, etc… Elle est certaine de revenir, bien que son père a été gazé. Fania se demande alors si « La sensibilité passionnée de Marta ne va-t-elle pas se blesser au rationalisme précis de la petite Irène ? » Fania est heureuse de recevoir ces confidences. « Enfin j’entends parler d’autre chose que de mort de mangeaille ou de coucheries ».
Irène est confrontée à un problème moral. A-t-elle a le droit d’aimer Marta ? Voire de la désirer, de « caresser ce corps d’éphèbe, de me faire caresser par elle », de faire l’amour.
« – Alors qu’attends-tu ? demande Fania. Si tu peux arracher dans ce camp, au milieu de cette horreur, quelques moments de bonheur, je ne vois pas ce qui pourrait t’arrêter.
– Mais, Fania, que je me sois trompée, qu’elle ne veuille pas de moi ![9] ».
Fania la rassure. « Au Lager, ce serait plutôt une grâce d’aimer comme ça. »  Et elle poursuit : « Est-ce mal d’aimer ici ? Si je croyais en Dieu, je dirais que d’éprouver dans ce lieu où règne le Mal, un sentiment pu, propre, c’est le signe de sa bénédiction ! Aimer n’est pas un mal, mais comment peut-on s’isoler suffisamment pour cela ?  Le camp a stérilisé totalement en moi ce besoin. Reviendra-t-il ?» (p. 216)
Mais ses compagnes ne partagent pas toutes la révélation de cette « grâce d’aimer ».

La violoncelliste Anita Lasker-Wallfisch s’est élevée devant l’image des relations entre les femmes de l’orchestre donnée Fania Fénelon, dans son livre La vérité en héritage, La violoncelliste d’Auschwitz, publié à Londres en 1996, soit vingt ans plus tard. Elle écrit que Fania « s’est livrée à des distorsions grotesques de la vérité concernant chacune des protagonistes de cette « tragédie » [10]».
Anita Lasker-Wallfisch ne précise pas de quelles distorsions il s’agit. Sont-ce les portraits, parfois dressés au vitriol et qui ont certainement dû choquer ses compagnes ?  S’agit-il des histoires d’amour ? On n’en sait rien. Mais il est curieux qu’aucune des survivantes ne mentionne le nom et le rôle de Fania Fénelon dans le film La Chaconne d’Auschwitz, diffusé en 1999[11], alors que la violoncelliste Anita Lasker-Wallfisch, note dans ce même livre, juste après avoir critiqué Fania, qu’elle « était un membre important de notre communauté ».
Elle poursuit de manière complètement contradictoire : « Personne n’a le moindre reproche à lui adresser. Hélène, par exemple, se souvient avec tendresse des contes de fées que Fania lui racontait pour lui faire oublier un moment la triste réalité du moment. Hélène était très jeune. Elle avait seize ou dix sept ans, alors que Fania était beaucoup plus âgée que la plupart d’entre nous. Elle était l’une des rares à être une musicienne accomplie et je n’oublierai jamais la fois où nous avons joué de la musique de chambre à Auschwitz. Douée d’une remarquable mémoire musicale, elle avait transcrit la sonate Pathétique de Beethoven pour quator à cordes que nous avons donc interprétée un soir. Cela ne semble pas très extraordinaire, il s’agissait d’une banale soirée de musique de chambre. Avec toutefois une différence. Nous avions pu nous élever au-dessus de l’enfer d’Auschwitz et rejoindre des sphères où la dégradation ne pouvait nous atteindre. »
Et Anita Lasker termine ce souvenir en disant qu’il avait été suivi d’une explosion d’antisémitisme. Terrible relation des SS avec les juifs et la musique. Après avoir « chargé » les camions de déportés juifs destinés aux chambres à gaz, ils venaient se « décharger » en écoutant la musique.
Elle cite aussi une lettre de Fanny Birkenwald qui se félicite des rapports régnant entre les membres de l’orchestre. « Je garde un souvenir merveilleux de l’entente qui régnait entre nous et surtout des petits actes et gestes courageux par lesquels nous nous donnions la force de tenir. L’espoir que nous nous donnions l’une à l’autre quand il n’y avait plus rien à espérer, le pain que nous partagions… nous étions restées des êtres humains et pour quelqu’un qui a vécu la vie des camps, c’est beaucoup d’avoir pu conserver sa dignité.[12] »

L’amitié, moyen de défense contre l’effondrement psychique

On voit qu’il n’est pas facile d’assumer publiquement ces amours inattendues qui vont à contre-courant de la morale traditionnelle. Pourtant l’amitié et un amour ont joué un rôle essentiel dans la protection contre l’effondrement psychique si menaçant dans ces conditions de vie extrêmes. L’empathie, mais peut-être plus encore la capacité de tisser des liens d’amitié en s’occupant des autres, a été un moyen de lutte essentiel contre le stress induit par la déportation dans un camp d’extermination où la mort est omni présente. La psychanalyste Nathalie Rapoport-Hubschman constate que « le stress ne pousse pas les femmes à la fuite ou au combat, mais les amène plutôt à augmenter leur comportement prosocial, leur réceptivité aux autres ». « En situation de stress aigu, poursuit-elle, les femmes vont diminuer leur égocentricité émotionnelle[13]. »
Cela explique peut-être pourquoi l’amitié est si présente dans les témoignages de déportées. Elle maintient la socialisation si nécessaire pour lutter contre la deshumanisation du camp.
Par exemple, beaucoup ont parlé de l’orchestre. Marceline Loridan connaissait les femmes de l’orchestre puisqu’elles ont été déportées dans le même convoi à Bergen Belsen. Hélène Broda évoque aussi le commando de la musique. « Il faisait nuit sous les tentes à 3h. Tout d’un coup dans la nuit, une fille s’est mise à chanter dans la langue de son pays, et tout doucement, chacune a commencé à chanter. Une fille hongroise de Budapest[14] ».
Odette Abadi parle aussi à plusieurs reprises de Fania Fénelon, Violette, et des autres qu’elles ont retrouvé à Bergen-Belsen. « Chaque soir, je vais chez les Françaises comme si je revenais chez moi. Cette fois encore, j’espère trouver près d’elles un refuge. Peut-être Fania me racontera-t-elle comment, la veille au soir, elles ont essayé d’organiser une conférence, ou bien encore, si elles ont réussi à intéresser le groupe des petites ouvrières de chez Renault en leur récitant des poèmes. Ça sera peut-être vrai, peut-être inventé – peu importe ! Mais la journée avait été trop dure pour elles toutes : pas question de parler d’autre chose que de leur rancœur envers le sort.[15] »
Elle évoque à nouveau Fania lors de la dernière soirée de Noël au Lager en compagnie des femmes de l’orchestre : « Lorsque j’arrive, elles me hissent sur leur lit avec des exclamations de bienvenue, m’embrassent et m’offrent un panier-miniature en cellophane. Fania y joint 3 ou 4 bouts de papier sur lesquels elle a reconstitué, de mémoire, quelques poèmes. (Comment fait-elle ? Notre mémoire à nous est tellement vacillante !) Elle en a même composé un à mon intention : “Ton sourire est pour nous comme un bouquet de roses…” L’accueil est trop nerveux, mais combien émouvant ». (p. 99).
Puis elle décrit les membres de l’orchestre qui sont, depuis leur transfert à Bergen-Belsen, privées d’instrument : « Fania, si maigre et si tendue, généreuse et enthousiaste ou mesquine et dure selon les heures, la grande Hélène et son doux sourire, ses fossettes et sa tignasse ébouriffée, la petite Hélène, réfléchie comme un vieux sage et qui se donne crânement l’air de faire du camping, Violette, sa bonne bouche et sa gouaille, Elsa, qui cache ses peines sous tant de calme apparent, la grande et la petite Fanny… » Puis « de l’autre travée, s’élève la voix basse, rauque et sensuelle, de Lotte ».
Nous remarquerons que dans la deuxième édition de son livre, Odette Abadi ne désavoue pas le témoignage de Fania Fénelon qu’elle a très certainement lu vu qu’il est paru en 1976. A croire qu’il comportait une certaine vérité.

L’amitié fondatrice d’une conscience citoyenne nouvelle

Moyen de défense contre l’effondrement psychique, l’amitié est aussi fondatrice d’une conscience citoyenne nouvelle.
Paradoxalement, le fait d’être arrêtées au seul motif de sa croyance religieuse, son origine « raciale », ses idées politiques, d’être persécutée pour cette seule raison et de voir son identité ramenée à sa communauté d’origine, est un moment fondateur de leur entrée dans un nouveau type de solidarité féminine. Elle n’est pas qu’orientée par les liens familiaux. C’est une solidarité citoyenne qui institue une appartenance trans-familiale, trans-religieuse, et trans-nationale. Elle sera un des fondements de l’Union Européenne dont le plus bel exemple est Simone Veil.
Simone Veil (née Jacob) montre bien cette double source d’énergie dans laquelle elle a puisé la force de résister.
La première source d’énergie, c’est l’amour de sa mère. Amour inconditionnel qui a survécu à l’expérience déstructurante du camp d’extermination d’Auschwitz, puis au Kommando à Brobec, usine où elle est envoyée avec sa mère et sa sœur Milou le 9 juillet 1944 après 3 mois de camp. Elles participent à la marche de la mort et au parquage à Bergen Belsen où sa mère va mourir d’épuisement.
« On est arrivées à être toujours ensemble », raconte Simone Veil. Mais maman laissait faire, incapable du moindre geste d’agressivité. Si quelqu’un s’avisait de voler sa soupe, elle expliquait qu’il avait probablement plus faim qu’elle. Ce qui me rendait malade ! Je ne supportais pas qu’on la vole ou qu’on la maltraite ! Alors je la défendais ! C’était instinctif ! Je veillais ! [16]».
La deuxième source d’énergie, Simone Veil l’a puisée dans les amitiés qu’elle a vécues au camp, et parfois depuis Drancy. C’était des « amitiés très solides, explique t’elle dans son témoignage pour le Mémorial de la Shoah (…)  qui étaient beaucoup plus que la solidarité. C’est-à-dire que vraiment, on aurait donné sa vie pour les autres. On était attentif. L’une qui réchauffait les pieds de l’autre ou ses mains, entre mère et fille ou entre amies, si tout d’un coup l’une risquait d’être malade, ou devoir aller au Revier, c’était la catastrophe. On faisait tout. Ça aidait. C’était une espèce de douceur, d’affectivité, qui était indispensable pour supporter cette dureté du camp.[17] »
Cette expérience a certainement irrigué son féminisme. Comme elle le dira plus tard, en nous faisant comprendre comment une femme de droite a pu devenir l’artisane de la loi sur l’Interruption Volontaire de Grossesse dont les femmes lui sont si reconnaissantes. « Je ne suis pas une militante dans l’âme, dit-elle ; mais je me sens féministe… Au camp, l’aide des femmes était désintéressée, généreuse, pas celle des hommes. Et la résistance du sexe dit faible y était aussi plus grande. »
A Birkenau, se sont élaborées de nouvelles pratiques sociales et une culture féminine de la résistance au totalitarisme dont les effets libérateurs pour les femmes mettront vingt ans à émerger sur la scène politique européenne.
La culture de la solidarité féminine dans l’épreuve a puisé dans l’amitié la force de survivre à la culture de mort nazie.
Les survivantes témoignent toutes de l’importance de l’entraide. Si bien qu’il est possible de dire qu’elles n’ont pas seulement échangé leurs cultures nationales mais elles ont créé une véritable culture de la sororité qui est aussi notre héritage.
De plus, la capacité de résilience de Simone Veil, de Marceline Loridan ou Odette Abadi, montre que cette culture s’étend au-delà des liens du sang, dans cette conscience universelle qui nous relie tous et toutes, quelle que soit notre origine.
La culture féminine de l’amitié a irrigué sans doute la culture juive et la culture nationale de chacune. Merci à vous.

[1] Voir Marie-Jo Bonnet, Plus forte que la mort, Survivre grâce à l’amitié féminine dans les camps de concentration, Éditions Ouest-France, 2015.
[2] Marceline Loridan-Yvens, Et tu n’es pas revenu, Grasset, 2015, p. 43.
[3] O. Elina, Sans fleurs ni couronnes, Auschwitz 1944-1945, Mille et une nuits, 2005, p. 58. Voir en annexe sa biographie par Sylvie Jedynak avec la collaboration de Vincent Lacoste.
[4] F. Maous, Coma Auschwitz, n° A.5553, Préface de Pierre Vidal-Naquet, Le Comptoir Editions, p. 85-86.
[5] Henriette Cohen, Plus qu’une vie, un destin, Dor Vador, 2005, p. 63. Je remercie Robert Mizrahi, le fils d’Estelle, qui nous a fait découvrir ce témoignage au cours de l’université.
[6] Odette Abadi, Terre de détresse, Birkenau – Bergen-Belsen, Ed de l’Harmattan, 1995, p. 62. Réédité en 2012 avec une préface d’Annette Wievorka à l’Harmattan.
[7] ABADI Odette, Terre de détresse, Birkenau, Bergen-Belsen, (1946), Ed. L’Harmattan, 1995, p. 176.
[8] Fania Fénelon, Sursis pour l’orchestre, témoignage recueilli par Marcelle Routier, Ed. Stock, 1970, p. 214.
[9] F. Fénelon, op. cit., p. 222-223.
[10] Anita Lasker-Wallfisch, La vérité en héritage, La violoncelliste d’Auschwitz, Albin Michel, p. 120.
[11] La Chaconne d’Auschwitz, film de Michel Daëron 1999 – 100 minutes – Les Films d’ici, Image création
[12] Ibid., p. 120.
[13] Nathalie Rapoport-Hubschman, Les barrières invisibles dans la vie d’une femme, Albin Michel, 2018, p. 70.
[14] Hélène Broda, entretien video, novembre 1995, Fondation des archives audiovisuelles des survivants de la Shoah, Mémorial de la Shoah.
[15] O. Abadi, Terre de détresse, op. cit., p. 91. Fania Fénelon (Fanny Goldstein) a fait une « attestation  de déportation» pour Odette Abadi qui se trouve dans son dossier de déportée au Service Historique de la Défense, à Caen.
[16] S. Veil, article d’Annick Cojean, Le Monde, 22-8-02.
[17] Témoignage de Simone Veil, auprès de Malka Marcovich pour la Fondation des archives audiovisuelles des survivants de la Shoa, enregistré à Paris le 7 mars 1997. Vidéo au Mémorial de la Shoah, Paris (7 casettes)., n°5.