Mai 2011 Liberté des LGBT et création culturelle

La liberté des gays et des lesbiennes est-elle l’une des conditions de la création culturelle ?

Exposé fait par Christian de Leusse le 6 mai 2011 dans le cadre du forum Pensons le Matin réunissant à la Friche Belle de Mai à Marseille des militants de Un Centre ville pour tous et des acteurs culturels

  • Richard Florida fait de la question de la visibilité des homosexuels l’une des composantes de « la ville créative »
  • Pour nombre de LGBT c’est une évidence que leur liberté de vivre et de travailler est une condition de leur liberté d’agir et de créer
  • Les créateurs en particulier ont un immense besoin de vivre la liberté des désirs et par conséquent des choix sexuels
  • Marseille Provence 2013, c’est aussi l’année de l’Europride.

A partir de là poussons l’analyse :

 

  • Nombre de villes occidentales parmi les plus créatives sont celles qui ont en même temps une communauté LGBT forte et visible, Berlin des années 20 avant les autres, mais aujourd’hui Amsterdam, San Francisco, New-York, Paris, Barcelone, etc. sont des exemples forts.

 

  • Ce sont des villes de visibilité, acquise et construite parfois à travers d’âpres batailles (de Magnus Hirschfeld à Harvey Milk), ce n’est pas parce que dans certaines villes du Sud l’homosexualité se vit aussi – plutôt en souterrain – que ce sont pour cela, elles aussi, des villes de visibilité LGBT qui se mêle à la vie culturelle.

On peut en revanche penser qu’à l’heure des révoltes démocratiques, cette revendication là (de vivre ses désirs plus librement) joue un rôle dans la capacité de revendication (et parfois même accroit l’énergie des personnes directement concernées). Les 1ères libertés acquises jurent davantage avec les contraintes diverses qu’on veut imposer aux peuples (qu’elles soient morales, religieuses ou politiques).

 

  • A l’inverse, lorsque les sociétés les plus figées, les plus contraintes, finissent par bouger, il apparaît comme une évidence à leurs citoyens qu’aucun développement ne pourra se faire sans desserrer l’étau des contraintes et des libertés, dans ces cas parfois les LGBT finissent par se mobiliser ; mais plus souvent bien après elles : il y a toujours quelqu’un pour leur dire que leur combat défigure la belle image que veut se donner le mouvement démocratique ou qu’il n’est pas prioritaire : il a fallu un temps infini en France (1982) comme en Allemagne (avec l’abolition du §175) pour que les LGBT eux-aussi conquièrent leurs libertés.

 

  • Faisons une hypothèse : et si pour l’ensemble de la société la bataille pour le droit des homosexuels était aussi vital que les autres combats? et si leurs possibilités de vivre sur la place publique – c’est-à-dire au-delà des bars et des boites qui leurs seraient affectés – et tout le temps, c’est-à-dire bien au-delà du jour de la Gay Pride ? parce que ce droit leur serait donné de vivre parmi les autres comme on laisserait vivre les différentes religions et les différentes cultures ?

Cette liberté qu’ils réclament, et si elle était vitale pour l’ensemble de la société pour construire la vie sociale et laisser libre cours aux expressions culturelles ?

 

  • L’aspiration à « jouir sans entraves » des insurgés de Mai 68 était d’abord une réclamation hétérosexuelle, de garçons et de filles souhaitant enfin se rencontrer librement ; les années 70 avec la pilule ont alimenté cette soif de liberté, et même si les années Sida ont contraint cette liberté, bien des choses étaient désormais acquises. Mais est-ce que cette aspiration à la jouissance n’était pas aussi et surtout le pressentiment que trop de normes pesaient encore. Les désirs étaient diffus, les choix de désirs étaient multiples. Jamais la revendication montante des LGBT n’aurait recueilli un tel écho si le monde hétérosexuel n’avait ressenti lui aussi son désir de liberté de choix sexuel, ou tout simplement de vie sexuelle affichée dans l’espace public.

 

  • On ne demande pas au créateur – avant de créer – de décliner son état civil (marié, pacsé, concubin, célibataire) ni son genre ou ses penchants. Pourquoi demanderait-on à tout autre parce qu’il n’est pas créateur de décliner cela, au risque de le priver de son droit à partager l’accès à la culture, et d’y contribuer ? Pourquoi créerait-on une dichotomie entre les créateurs libres et les non créateurs assujettis ?

 

  • La liberté d’aimer est une condition fondamentale de la liberté de créer. La liberté d’aimer n’a pas à être conditionnée par l’orientation sexuelle. Et les transsexuels à leur tour, apportent aujourd’hui une nouvelle composantes au mouvement LGBT, nombre d’entre eux et d’entre elles sont très fortement impliqués dans les actes de création.

 

  • Plus globalement, la liberté culturelle dans l’ensemble de la société n’a pas beaucoup de sens sans celle des LGBT au risque d’un appauvrissement dangereux de son contenu.

 

Et parlons de Marseille :

 

  • Comme dans d’autres lieux – et beaucoup plus selon certains, en tout cas pas moins qu’ailleurs – l’empreinte des religions monothéistes, véhicules d’une morale descendue du ciel, les immigrations chrétiennes successives (italiennes, espagnoles, arméniennes…), la religion israélite, puis la place plus forte de la religion musulmane, l’une après l’autre, ont joué et jouent un rôle majeur dans les contraintes de la vie publique et – plus encore – de la vie privée.

Et je remercie Patrick Lacoste d’ajouter, en pressentant la suite de mon propos, que la spécificité historique de la croissance démographique de Marseille, du XVIIIème à aujourd’hui, tient dans l’addition de vagues de migrants, porteuses de cultures et de religions (bien après que la langue d’origine ait été perdue) qui ont donné un poids spécifique à l’organisation communautaire et donc à sa représentation religieuse qui pèse encore aujourd’hui (clientélisme communautaire), et que c’est un point commun des religions du Livre que de poser le tabou de l’homosexualité et de reléguer les femmes au second plan.

 

  • Plus qu’ailleurs peut-être l’intensité de la pauvreté, avec ce qu’elle implique de difficulté à sortir du carcan social et moral de la famille, du faible niveau d’éducation et de d’éveil à d’autres cultures, de contraintes et de contrôle social, de conditions faite aux femmes, joue un rôle fort.

 

  • Sur ce dernier point, on a pu noter combien il y avait un lien étroit entre libertés données aux femmes et émergence des libertés des LGBT, le machisme – certes pas spécifiquement méditerranéen – exerce un contrôle social draconien sur les femmes, et celles-ci le combattent depuis des décennies, mais il exerce aussi, et aussi, on l’oublie trop, une pression constante sur les adolescents, et sur les hommes adultes.

 

  • Du fait des conditions de vie des gens, les combats se sont multipliés (dans le logement, au travail, pour la santé, devant les guichets de la préfecture, dans les prisons, etc.), et on a toujours eu tendance à dire que ces questions de libertés des modes de vie, de libertés des homosexuels ne sont pas urgentes : « ça viendra en son temps ». Mais bien du temps s’est écoulé, est-ce que pour autant le temps des LGBT est vraiment « venu » partout dans nos villes et nos quartiers ?

 

  • A Marseille, nous sommes souvent dans un carcan, avec par exemple la difficulté pour les femmes et pour les jeunes filles de sortir où elles veulent et quand elles veulent. La question de la sécurité a bon dos, elle n’est pas loin sans faut la seule raison de cette difficulté. La contrainte sociale, celle du rôle assigné aux femmes en particulier, est déterminante.

 

  • Au-delà, si l’on peut se permettre une réflexion plus générale (toute personnelle ?), tout le monde sent bien que la liberté de sourire, de regarder, de communiquer librement, d’exprimer ses émotions, se tenir par la main, s’embrasser… toutes ces libertés que l’on peut vivre en cercle restreint, sont constamment bridées dans la rue, dans cette ville en particulier ; le regard est toujours dans le self-control, nous ne sommes pas dans un climat de laisser-aller qu’on peut trouver dans des villes plus libres, plus conviviales, plus joyeuses où les personnes se déplacent en confiance, dans la liberté d’exprimer ses sentiments et ses désirs, qu’ils soient enfants, adolescents, femmes, ou… a fortiori homosexuels. A moins que je ne sois dans la nostalgie d’une autre période et que cela soit devenu très général dans le monde plus dur d’aujourd’hui …
  • En effet, les gays et les lesbiennes sont peut-être dans ce contexte plus bridés que les autres et relégués dans « leurs lieux » – très peu nombreux à Marseille au demeurant – qui à leur reprocher de s’enfermer dans des « ghettos » ; en même temps, ils et elles méritent d’avoir toute leur part dans la vie de la ville parce qu’ils et elles en sont une composante, d’avoir toute leur part dans la créativité de cette ville. Leurs capacités créatives sont aussi importantes que celle des autres, on ne les voit pas comme telles parce qu’elles ne se montrent pas comme telles, et parce que heureusement plus personne n’a besoin de les stigmatiser comme telles (à la façon dont Staline ou Hitler stigmatisaient l’art dégénéré).

 

  • Le champ culturel doit être un lieu, un moyen, pour les LGBT d’acquérir ou de prendre toute leur place, en se démarquant s’ils le souhaitent, et en ne se démarquant pas s’ils le souhaitent aussi.

 

  • Marseille Provence 2013, c’est aussi l’année de l’Europride, cela va être un test de l’imbrication possible de la culture pour tous, dans la liberté d’être. A l’heure qu’il est la prochaine Europride est un peu dans les limbes, même si le principe en est acté par les responsables européens concernés, mais le fait que MP 13 Capitale européenne se tienne cette année va sans doute aide à sa concrétisation. L’Europride c’est sans doute 30 000 homosexuels, lesbiennes et trans qui viendront défiler début juillet 2013. Quel accueil la Provence, plongée dans les expressions culturelles cette année là, est-elle capable de réserver à cette visibilité-là ? Et quelle place sera-t-elle capable de donner aux débats, aux expositions et aux spectacles portés par les homosexuels ?