L’héritage de Magnus Hirschfeld, icône gay, pionnier de la sexologie moderne et des droits LGBT +, Gianpaolo Furgiuele, Libération 17 mai 2025
Engagé pour l’égalité de genre et contre la pénalisation de l’homosexualité, contraint à l’exil par la montée du nazisme, le médecin allemand disparu il y a 90 ans a mené des recherches novatrices en rupture avec les logiques de « pathologisation», rappelle le sexologue Gianpaolo Furgiuele, sexologue, psychanalyste à Nice.
Magnus Hirschfeld, précurseur des études en sexologie et défenseur des droits des femmes et des personnes LGBT +, vers 1930. (akg-images/akg-images)
Nul n’a autant façonné la sexologie moderne que Magnus Hirschfeld (1868-1935). En 2025, 90 ans après sa mort à Nice le 14 mai 1935, son héritage reste plus actuel que jamais. Alors que le mouvement queer et LGBT + subit depuis le début de l’année de lourdes attaques – de la lutte menée par Donald Trump contre le soi-disant «délire transgenre» à l’interdiction de la Marche des fiertés dans la Hongrie de Viktor Orbán – il faut célébrer ce médecin et sexologue allemand, pionnier de bien des libertés conquises au XXe siècle, auquel l’histoire des sciences humaines et celle de la sexologie n’ont pas encore donné la place qu’il mérite.
S’il ne fut probablement pas le premier à étudier la sexualité humaine (des précurseurs comme Richard von Krafft-Ebing ou Havelock Ellis l’avaient précédé) c’est bien lui qui a su donner à l’étude de la sexualité une dimension scientifique. Lorsqu’il est mentionné, c’est souvent pour son engagement en faveur des droits des personnes homosexuelles et transgenres. Mais il a aussi fait entrer la sexologie dans le champ institutionnel. Pour la première fois avec lui, une discipline jusque-là discrète et nouvelle se voit officiellement reconnue par un Etat.
«Magnus Hirschfeld s’engage en faveur de l’égalité des sexes, des droits des mères non mariées, de l’éducation sexuelle, de la contraception, de l’abolition du paragraphe 175 allemand qui pénalisait les homosexuels.»
Entre le XIXe et le XXe siècle les médecins s’attachent à classifier les comportements sexuels selon des critères cliniques, et définissent comme relevant de la psychopathologie sexuelle les sexualités dites «déviantes». La presse lui emboîte le pas et n’hésite pas à dénoncer comme des scandales de «mœurs» des pratiques sexuelles comme le fétichisme, l’«inversion sexuelle», l’exhibitionnisme. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’apport de Magnus Hirschfeld, en rupture avec ces logiques de «pathologisation».
Si la naissance formelle de la sexologie est souvent associée à la définition de «Sexualwissenschaft» («science de la sexualité») introduit par Bloch en 1907, c’est par la création en 1919 du tout premier Institut de sexologie à Berlin qu’elle acquiert une dimension institutionnelle. Avec la création de la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle, il s’engage aussi, à partir de 1928, en faveur de l’égalité des sexes, des droits des mères non mariées, de l’éducation sexuelle, de la contraception, de l’abolition du paragraphe 175 allemand qui pénalisait les homosexuels.
Statistiquement et sans jugement
L’institut de Hirschfeld fut le premier à proposer une approche de suivi pluridisciplinaire. On y trouvait un accompagnement pour les «soins des troubles sexuels» et des «souffrances sexuelles psychiques», un accompagnement des parcours de transition, de la pédagogie autour de la sexualité, de la dermatologie, un soutien à la diversité des sexualités et de genre, des expositions. Il a élargi le champ de la sexologie à des disciplines comme la médecine, la psychologie, l’histoire, la sociologie ou encore l’ethnologie.
N’est-ce pas justement cette pluralité qui fonde aujourd’hui la sexologie contemporaine ? Après-guerre, Alfred Kinsey, avec ses célèbres rapports publiés en 1948 («Sexual Behavior in the Human Male») et en 1953 («Sexual Behavior in the Human Female») prolonge de manière significative l’ambition de Magnus Hirschfeld, c’est-à-dire documenter la diversité des comportements sexuels humains statistiquement et sans jugement, comme le feront dans les années 1960 William Masters et Virginia Johnson.
Hirschfeld fut parmi les premiers à recourir systématiquement aux enquêtes par questionnaires ainsi qu’aux analyses qualitatives. A une époque marquée par l’hystérisation du corps féminin, il a su rappeler une évidence trop longtemps ignorée, que chaque femme a non seulement le droit, mais surtout la pleine capacité de ressentir et d’assumer son plaisir sexuel : «Chaque être humain, marié ou non, possède un droit naturel à suivre ses pulsions.» Son travail est associé à l’histoire de Lili Elbe, première personne connue à avoir bénéficié d’une chirurgie de réattribution sexuelle, dont l’histoire nous a été rendue par le film Danish Girl. Hirschfeld affirmait que le sexe biologique et l’identité de genre ne coïncident pas nécessairement, contrairement à ce que suggéraient les classifications strictes héritées des lois de Chevalier. De cette divergence essentielle naît un terme nouveau, «transvestiten».
Autodafé public
Son institut prenait également en charge les difficultés sexuelles rencontrées dans le couple, avec des consultations gratuites et accessibles quotidiennement au public. Lors des consultations, Magnus Hirschfeld utilisait une approche qu’il appelait «Adaptionstherapie». Cette méthode a posé les bases pour les thérapies de groupe et pour le counselling en santé sexuelle. Icône du mouvement LGBT + par son engagement, juif et homosexuel, Magnus Hirschfeld est contraint à l’exil après la montée au pouvoir du nazisme.
En 1933 depuis la France, il assiste à la destruction de son institut de Berlin et à l’autodafé public de la quasi-totalité de ses archives. Sa mémoire est aujourd’hui entretenue par des historiens et des militants : ils mettent en valeur des travaux et un regard sur les sexualités dont nous ferions bien de nous inspirer dans nos politiques de santé publique, nos initiatives de santé sexuelle et nos revendications militantes.