Leo Bersani

LEO BERSANI Marseille 11-12 juin 1998

Spécialiste de littérature française, Leo Bersani est professeur à l’université de Californie. Il a notamment publié « Baudelaire et Freud » et « Théorie et violence ». Qu’est-ce qu’être homosexuel aujourd’hui ? Faut-il former des communautés et pourquoi ?
Quel objectif viser : l’égalité dans la société telle qu’elle est ou bien la remise en question de
ses structures ? Jusqu’à quel point se différencier des hétérosexuels ? Faut-il lier
revendications sexuelles et contestation politique ? Ces questions, les communautés gays et
lesbiennes se les posent nécessairement. Plus largement, elles invitent à une redéfinition du
sujet humain dans les sociétés contemporaines.
Déjà considéré comme un classique aux Etats-Unis, « Homos, repenser l’identité » propose une
réflexion critique novatrice sur l’identité et les dangers du repli communautaire.

Avant d’intervenir dans le cadre de notre colloque des 11 et 12 juin 1998, Leo  Bersani a délivré une conférence à l’Auditorium de la FNAC de Marseille. Nous n’avons pas pu en obtenir l’enregistrement, aussi nous avons choisi de présenter ici des extraits de son livre « HOMOS, repenser l’identité » paru quelques mois auparavant.

Nous souhaitons remercier ici Didier Eribon qui nous a aidé à le faire venir à Marseille.

HOMOS, repenser l’identité

      Une bonne partie de ce livre vise à montrer que nous devrions à la fois nous réjouir de ces
reformulations et nous y opposer. On peut y voir la manifestation d’une méfiance paranoïde à
l’égard de toute auto identification, mais cette méfiance s’explique aussi par d’excellentes
raisons historiques. Eriger certaines préférences érotiques en « caractère », en une sorte
d’essence érotiquement déterminé n’est pas une entreprise scientifique désintéressée. Toute
tentative pour stabiliser l’identité est intrinsèquement un projet disciplinaire. La vision
panoptique opère par l’immobilisation des sujets qu’elle surveille, et, selon un argument rendu
familier par Michel Foucault, c’est la sexualité qui fournit aujourd’hui les principales
catégories pour la transformation stratégique des comportements humains en une série de
types caractérologiques susceptibles de manipulation. A partir du moment où « l’homosexuel »
et « l’hétérosexuel » ont été identifiés comme les principaux exemples de tels types
caractérologiques, il était peut-être inévitable que toute tentative pour attribuer aux sujets
humains des identités clairement définies et cohérentes devienne suspecte.

Les LIMITES d’une IDENTITE GAY ?
Conçu comme un acte de résistance à l’oppression homophobe, le projet de construire une
identité gay est lui-même suspect. Cette identité n’est-elle pas à son tour exclusive, parce que
limitée à la classe moyenne, blanche et de gauche ? Cette délimitation n’est-elle pas le signe
ou plutôt le symptôme intellectuel de la classe qu’elle désigne ? Le seul fait de rechercher une
identité gay prédéterminé le champ à l’intérieur duquel on la trouvera, puisque le loisir de
pouvoir la rechercher caractérise l’identité qu’on cherche à découvrir. « L’identité gay » a
amené beaucoup de ceux qui étaient invités à se reconnaître en elle (ainsi que ceux qui en
étaient exclus) à objecter qu’il n’existe pas une seule manière d’être gay que le comportement
sexuel ne se réduit jamais a une question de sexe et qu’il est inséparable de toutes les autres
modalités, lesquelles ne sont pas nécessairement sexuelles, de notre positionnement social et
culturel. Par sa cohérence même, une identité gay délibérément conçue sur le mode de
l’opposition ne fait que répéter les analyses restrictives et immobilisatrices qu’elle vise à
combattre.
Bien plus : pourquoi la préférence sexuelle serait-elle la clé de l’identité ? Plus
fondamentalement, pourquoi cette préférence ne peut-elle se concevoir que sur le mode d’une opposition entre homo et hétérosexuel ? Cette opposition enferme le corps érotise dans une
sexualité divisée de façon rigide entre masculin et féminin, dans laquelle le plaisir est à la fois
reconnu et légitime en fonction des différences génitales entre les sexes. Enfin, comme l’a
noté Michael Warner, dans un tel système, la différence des sexes, devient le signe d’une
irréductible différence phénoménologique entre les individus. Il est donc clair qu’accepter la
désignation d’ »homosexuel » a de lourdes conséquences : le terme occupe une position
centrale dans notre apprentissage culturel des notions de même et de différence, c’est-à-dire
des perceptions par lesquelles nous apprenons tous ou « je » finis et ou l’autre commence, et
comment les frictions de l’altérite font obstacle à l’expansion de notre moi.
Et pourtant, si cette méfiance à l’égard de l’identité est nécessaire, elle n’est pas
nécessairement libératrice. Les gays et les lesbiennes courent aujourd’hui le danger de
disparaître dans leur propre hyper conscience de la manière dont ils ont été construits en tant
que gays et que lesbiennes. Le discrédit dans lequel est tombée l’idée d’identité
spécifiquement gay (et la méfiance corrélative à l’égard des investigations étiologiques de
l’homosexualité) a un effet curieux mais prévisible : éliminer les bases indispensables si nous
voulons pouvoir résister, précisément, aux régimes hégémoniques de la normalité. En voulant
dénaturaliser les fondements épistémiques et politiques sur lesquels repose notre construction,
nous nous sommes nous-mêmes effacés. Le pouvoir de ces systèmes, en effet, n’est
qu’affaibli de Facon minimale par la démonstration que ce sont « simplement » des
constructions historiques. Ils n’ont pas besoin d’être naturels pour exercer leur emprise et il ne
suffit pas de les démystifier pour les rendre inopérants. Si de nombreux gays rejettent
aujourd’hui l’identité homosexuelle qui leur a été attribuée par d’autres, la société
hétérosexuelle n’en continue pas moins à jouir des privilèges de sa domination. Ne pouvant
nous fier à l’identité qui nous est imposée, nous en sommes réduits à un jeu subversif sur
les identités normatives, nous efforçant, par exemple, de « re-signifier » la famille dans le
contexte de communautés qui échappent aux notions habituelles de ce qui constitue une
famille. Ces efforts, aussi valables soient-ils, peuvent avoir des effets d’assimilation plutôt
que de subversion; s’étant « dégayés », les gays se fondent dans la culture dont ils se targuent
de subvertir les normes. Ou encore, ayant par « réalisme » abandonné ce qu’un représentant de
la queer théorie appelle la « vision millénariste » d’une défaite de la culture dominante, nous
nous résignons à la micropolitique des luttes locales pour la participation démocratique et la
justice sociale, révélant ainsi des ambitions politiques à peu prés aussi exaltantes que celles
qui, aux Etats-Unis, nous exhortent sur les pare-chocs des voitures à « penser mondialement »
et à « agir localement ».

Les RISQUES de la CATEGORISATION
Le « dégayement » des gays ne peut que renforcer l’oppression homophobe. Il réalise à sa
manière l’objectif principal de l’homophobie : l’élimination des gays. Car la conséquence
d’un auto-effacement n’est autre qu’un auto-effacement. L’acceptation provisoire des
catégories élaborées par les régimes identitaires dominants favoriserait plus la résistance et
ces forces oppressives que la simple disparition. La catégorie d’homosexualité, par exemple,
même avec l’inflexion que lui a donnée la culture homophobe, contient une indétermination et
une mobilité réfractaires aux projets disciplinaires reposant sur l’assignation d’identités
stables. De plus, les critiques gays de l’identité homosexuelle ont tendance à être des discours
désexualisants. On ne se douterait jamais, en lisant la plupart des oeuvres que je vais discuter
ici, que les hommes gays, aussi différents soient-ils les uns des autres, ont en commun un
intérêt sexuel prononcé pour les êtres humains anatomiquement identifiés comme mâles.
Même les tentatives récentes de la part de la queer theory pour ériger la sexualité en « catégorie première de l’analyse sociale » n’ont fait qu’ajouter une nouvelle catégorie à l’analyse des institutions sociales (rendant ainsi explicites les normes prescriptives sur la sexualité dont les institutions sont imprégnées), au lieu de chercher à rendre compte de la
productivité politique du sexuel. Comme je l’ai écrit ailleurs, s’il est incontestable que la
sexualité est toujours politisée, la manière dont l’acte sexuel contribue à déterminer les
opinions politiques reste hautement problématique. Comment, par exemple, le plaisir érotique
qu’un homme gay prend au pénis affecte-t-il, ou compromet-il, ce qu’il aimerait peut-être
considérer comme son rapport d’insubordination au phallus paternel ? De quelle manière ce
plaisir peut-il aussi bien restreindre que renforcer son attachement à la Loi, aux structures
patriarcales de domination et de soumission qu’il s’imagine sans doute uniquement subvertir ?
On peut le regretter, mais il n’en est pas moins vrai que nous avons appris à désirer à
l’intérieur des normes hétérosexuelles et des structures sexistes que nous ne pouvons plus
trouver naturelles, ni exhaustives de toutes nos possibilités d’identification. Puisque la
déconstruction de cette identité imposée n’effacera pas l’habitude du désir, il serait peut-être
plus profitable de mettre à l’épreuve la résistance à l’identité depuis l’intérieur du désir tel que
nous l’avons appris. Si on peut douter que le désir entre des hommes, ou entre des femmes,
soit un désir pour « e même », il est également vrai que, puisque nous avons été formés au désir
en étant imprégnés de cette idée, l’homosexualité peut devenir un modèle privilégié de rapport
au même. Ce modèle rend manifeste non les limitations mais la valeur inestimable des
relations de similitude, ou plus exactement de l’homo-relationnalité. Le désir gay recèle peut-
être une inaptitude révolutionnaire à la socialité hétéroïsée, c’est-à-dire bien sur à la socialité
telle que nous la connaissons. La conséquence politique la plus radicale de l’homoïté dans le
désir gay est une redéfinition si fondamentale de la socialité qu’elle pourrait exiger, au moins
provisoirement, de renoncer à la relationnalité elle-même.

Etre VISIBLES ?
Il est vrai que ces stratégies ont également eu l’effet opposé de produire, chez les entités
visées par cette mise en cartes, une certaine résistance. L’intériorité de la cible
stratégiquement construite (la personnalité homosexuelle, par exemple) faisait preuve d’une
propension inattendue à retracer ses propres frontières. Il ne faut pas s’en étonner.
L’intériorité est un terrain fertile à la production d’essences. Mais elle favorise aussi une
mobilité incompatible avec toute définition essentialisante. Etre homosexuel s’est révélé très
différent de l’être selon l’impératif essentialisant. Et pourtant, aussi mobile que soit la cible,
celle-ci n’en était pas moins devenue visible. Du point de vue des agents de la surveillance,
cette mobilité n’était guère plus qu’une imperfection regrettable mais relativement
négligeable de leur dispositif de contrer le social. Accepter d’être vus, c’est aussi accepter
d’être contrôlés. Etant donné l’extrême ambigüité qui va de pair avec une visibilité accrue,
nous avons tout intérêt à examiner de plus prés aussi bien les agents que les modalités de cette
nouvelle présence gay aux Etats-Unis. D’un coté, on peut, semble-t-il, s’en féliciter.
Récemment encore, l’homosexualité était en grande partie un aveu forcé. Nous devions nous
rendre visibles pour pouvoir être « traités » comme des cas cliniques et juridiques. Aujourd’hui,
plus nous en disons sur nous-mêmes, plus on nous félicite d’être ce que nous sommes. Il ne se
passe pas un jour sans que les medias braquent leurs faisceaux appréciatifs sur un aspect de la
vie (et de la mort) gay.
En mai 1993, Andrew Kopkind commençait un article de fond dans le magazine (de gauche)
The Nation en proclamant : « Le moment gay est inévitable. Il remplit les medias, investit la politique, sature la culture populaire comme celle des élites ». L’article était en grande partie
une impressionnante liste de triomphes : « Les théâtres de Broadway sont envahis par des
pièces gays, des grands prix littéraires sont décernés à des auteurs gays, même Hollywood
produit des films sur des thèmes gays ». Les études gays et lesbiennes sont aux programmes de
centaines d’universités, des gays « sortis du placard » exercent des postes aux plus hauts
niveaux (des entreprises, dans tout le pays, des journaux, y compris le New York Times, plutôt
conservateur) ouvrent leurs colonnes à des commentateurs ouvertement gays écrivant sur des
sujets gays.
« La télévision entre dans l’ère gay des années 1990 et, peut-être plus que tout (surtout après
douze ans de règne homophobe du Parti républicain et en dépit de reculs alarmants) nous
avons la première Maison Blanche favorable aux gays ». Ce que ce panorama présente par
Kepkind avait de remarquable, c’est qu’il ne constituait pas un événement exceptionnel. A
peine deux mois plus tard, le 2 juillet, The Nation intitulait joliment un numéro, presque
entièrement consacré aux questions gays, « The Queer Nation ». Depuis la nomination
d’Andrew Sullivan à sa direction, The New Republic est le premier grand magazine national
plus ou moins grand public à avoir eu un directeur de rédaction ouvertement gay, et en mai
1993, Sullivan publiait un numéro spécial sous le titre : « Straight America, Gay America »
(Amérique hétéro, Amérique gay). Quant au New York Times, il en est presque à
surcompenser sa réticence d’il y a quelques années en accordant une place étonnante aux
nouvelles et aux sujets gays. (Le Times se plaignait même, dans son éditorial consacré a une
manifestation nationale peur l’égalité des droits civiques en avril 1993, de ce que la plupart
des manifestants semblaient avant tout vouloir donner à l’Amérique hétéro une idée
respectable de l’homosexualité.) Et dans son numéro du 21 juin 1993, le prestigieux magazine
The New Yorker publiait à la fois un texte dans lequel Harold Brodkey, romancier souvent
publie dans cet hebdomadaire, annonçait qu’il avait le sida et un article beaucoup plus long sur
le meurtre d’un richissime avocat des grandes entreprises immobilières, David Schwartz, par
un jeune prostitué dans un motel louche du Bronx. L’article discutait surtout l’atmosphère
semi-clandestine (l’homosexualité est acceptée du moment qu’elle demeure invisible) qui
règne dans les grandes entreprises, atmosphère hostile aux joyeuses autorévélations célébrées
par Kopkind mais au moins partiellement perturbée par un tel exposé médiatique.
Tous les articles que j’ai cités ici ont paru dans les quelques mois précédant mon rapide
compte rendu et ne représentent pas un échantillon exceptionnel, ni même particulièrement
nouveau à l’époque. Apres tout, des articles comme « Le moment gay » de Kopkind ne
contribuent à la visibilité des gays qu’en rapportant ce qui se passe dans des domaines (les
arts, les medias, la politique) où les gays sont déjà visibles. Et j’ai à peine mentionné celui que
je connais le mieux : l’entreprise, florissante au sein de l’université, des études gays et
lesbiennes. La bibliographie d’une lourde anthologie parue récemment, représentative de ce
nouveau champ interdisciplinaire, est d’une densité à faire peur. Il est des moments dans
certaines universités (dont celle de Berkeley où j’enseigne) ou à lire les annonces de
conférences et de colloques, un visiteur penserait que tous les départements de lettres et de
sciences humaines ont fusionné en un seul programme d’études gays et lesbiennes. Les
hétéros aux idées libérales assistent respectueusement à des conférences ou leurs propres
préférences sexuelles sont sans autre forme de procès reléguées au rebut érotique de
l’hétérosexualité obligatoire, pratique à laquelle des millions d’êtres humains auraient
apparemment été contraints et forcés, et dont ils sont enfin invités à se libérer.

FACE à la VISIBILITE, L’HOMOPHOBIE ?

     Une sérieuse objection à mon rapide tour d’horizon des victoires gays est évidemment
qu’elles se limitent à une élite. En effet, on a reproché au mouvement gay la facilité de ses
victoires obtenues par et sur des segments privilégiés de la société américaine. L’Amérique
profonde est-elle affectée par le New York Times, le théâtre de Broadway, The Nation, The
New Republic, The New Yorker, les congrès universitaires et les quelques reportages
sympathisants sur la chaine de télévision nationale (elle-même soupçonné d’élitisme) ? Cela
nous amène à l’autre coté da la pièce gay, encore que je sois enclin à penser, on verra plus
tard pourquoi, que ces victoires elles-mêmes sont en bien des façons une autre forme de
capitulation. La virulence homophobe aux Etats-Unis a augmenté en proportion directe de la
plus grande acceptation des homosexuels. La principale cible de la droite religieuse s’est
déplacée de l’avortement aux homosexuels. Aux élections présidentielles de 1992, si nous
étions considérablement moins représentés, numériquement parlant, à la convention du Parti
républicain qu’à celle du Parti démocrate, en un autre sans nous étions au moins aussi
présents à la première. On a largement rapporté que le programme finalement adopté par les
Républicains était plus conservateur que ne l’étaient les dirigeants du parti, ce qui revient à
dire que ceux-ci ont été trop contents de laisser aux fanatiques la soin de faire leur sale
besogne et que livrer la convention à Pat Robertson et à ses acolytes était une bonne manière
d’évaluer le potentiel de la haine comme message de la prochaine campagne électorale. Quoi
qu’il en soit, le programme du Parti républicain, s’appuyant sur la tradition judéo-chrétienne
qu’il revendiquait fièrement comme source d’inspiration de sa virulence, s’opposait au
mariage entre personnes de même sexe et au droit d’adoption par des homosexuels,
approuvait l’interdiction des gays dans l’armée, demandait de criminaliser la transmission
« délibérée » du virus VIH et proclamait que les préservatifs et les distributions de seringues
aux toxicomanes ne freinent pas l’expansion du sida.
Combien l’homophobie américaine a été et continuera à être affectée par la présidence de
Clinton reste à voir. Si l’on peut penser qu’il a commis une erreur tactique en soulevant la
question des gays dans les forces armées pendant la première semaine de sa présidence, son
action a certainement eu l’effet d’accroître (pour notre plus grand amusement comme pour
notre consternation) notre visibilité (aussi bien réelle que fantasmatique). Je n’ai pas été le
seul à m’étonner de découvrir l’importance que revêtent les douches collectives dans
l’imaginaire érotique des hétérosexuels américains. La peur du combat n’est apparemment
rien à coté de la terreur d’être « maté » (on sait de quoi il s’agit pour la plupart des hommes).
Des hommes qui refusent de croire qu’une femme est vraiment sérieuse quand elle dit non, se
découvrent soudain une sympathie viscérale pour le sort des femmes traquées sexuellement.
Le 3 avril 1993, le New York Times rapportait qu’un instructeur spécialiste en radar avait
refusé de partir en vol avec une recrue ouvertement gay, Keith Meingold, parce qu’il avait
peur que la présence de celui-ci dans le poste de pilotage « le distraie de ses responsabilités ».
L’instructeur comparait son “choc” à l’annonce qu’il y avait un soldat gay avec lui à celui
d’une femme découvrant qu’il y a “un homme dans les toilettes des femmes » ». Notons le
curieux transsexualisme scatologique de notre instructeur en radar identifiant (de manière
temporaire, espérons-le) son cockpit avec des WC pour femmes. Dans cet étrange scénario,
l’agresseur gay éventuel devient l’homme qui fait intrusion dans l’intimité féminine, et
l’hétérosexuel « originel » se trouve métamorphosé par l’intérêt sexuel qu’il prête à un autre
homme en femme offensée, harcelée et même violée. La sympathie des hommes pour les
femmes qu’ils harcèlent ne saurait aller plus loin, ce qui n’enlève rien à la juste colère des
gays reconnaissant dans ce scénario un exemple de plus de la tranquille assurance qu’ont les
hommes hétéros que les gays les trouvent sexuellement irrésistibles. Ce qui vaut aussi bien
pour des amiraux ventrus en retraite que pour de jeunes engagés plus ou moins appétissants.
Les viols ou les fellations forcées dans les vestiaires ne sont évidemment pas les seuls fléaux infligés à l’armée par la levée de l’interdiction des gays. Dans les dessins très animés que sont les fantasmés de nos chefs militaires et de nos sénateurs empâtés, le virus VIH, même si les soldats gays demeurent vertueusement, stoïquement drapés dans leurs propres lits, trouvera le
moyen de se transmettre de l’un à l’autre à la faveur de l’atmosphère érotiquement suffocante
et fatalement pathogène que suscite la cohabitation militaire homo-hétérosexuelle.
Le compromis qui a finalement été adopté (« Don’t ask, don’t tell, don’t pursue ») suggère que
ce qui est encore plus dangereux que la présence des gays dans les forces armées (tout le
monde sait bien qu’il y en a déjà), c’est la possibilité qu’ils le disent. Pourquoi ? L’homo-
érotisme inhérent à la vie militaire risque certainement d’être révélé à ceux qui voudraient à la
fois le nier et continuer d’en profiter, si des homos en activité proclament publiquement leur
préférence. Mais ce qui peut être plus dangereux encore que le fait que des marines avouent
ouvertement qu’ils sont gays, c’est la possibilité qu’ils commencent, comme certains de leurs
frères gays dans le civil, à jouer à être des marines. Non parce qu’ils se moqueraient des
marines. Au contraire : ils pourraient trouver le moyen de faire si parfaitement les marines
qu’ils ne seraient plus de « vrais » marines. Dans le « Bringing out Roland Bart » – Sortons
Roland Barthes du placard) de D.A. Miller, on trouve un passage aussi merveilleux
qu’intraduisible sur la différence de connotation entre le corps du macho hétéro et ce qu’on
appelle dans la culture gay le gym body : « Même l’image gay la plus macho tend à modifier
les fantasmes culturels sur le corps masculin, ne serait-ce qu’en suspendant la réaction
essentielle que le corps baraqué est censé provoquer : si c’est encore le corps qui peut vous
baiser (the body that can fuck you), ce n’est plus, bien au contraire, celui auquel il ne faut pas
venir se frotter, qu’il ne faut pas baiser (the body you don’t fuck with). (Lacan, dans une
observation analogue bien que moins haute en couleurs, et certainement moins louangeuse,
remarque que la parade virile parait féminine.) Ce qui se fait passer pour la chose même
s’autodétruit par son imitation théâtrale. L’imaginaire nie le réel auquel il prétend adhérer. En
imaginant ce qu’il est vraisemblablement déjà (à la fois gay et marine), le marine gay pourrait
découvrir un secret inestimable : l’identité n’est pas une chose sérieuse (comme si ce qu’il
imitait n’avait jamais existé avant d’être imité). Rien n’est plus débilitant pour le moral des
armées que ce secret bien garde. Aussi la principale menace (et a mon sens la plus désirable)
que représentent les gays qui le disent pesé moins sur les soldats dont l’esprit de corps et la
combativité s’effondreraient immanquablement dans l’excitation amollissante du
confessionnal gay que sur les soldats gays eux-mêmes. L’armée risquerait de les perdre au fur
et à mesure qu’ils se mettraient à se déplacer dans leurs rôles, à réaliser et à proclamer la
versatilité de leur masculinité (tantôt dure et tantôt molle) dans un contexte où la masculinité
doit se garder de tout mouvement. Le militaire gay affichant son homosexualité pourrait
commencer à voir que ses théâtralités sont incompatibles avec la théâtralité monolithique de
la masculinité militaire. Les gays se mettraient alors à déserter par milliers les forces armées,
sapant ainsi le moral des camarades hétéros qu’ils abandonneraient et f0urnissant des recrues
a un n0uveau type d’antimilitarisme (encore à définir), situé quelque part « entre » ou « par delà »
le pacifisme et la guérilla terroriste.

Le SIDA, facteur de VISIBILITE ?
Rien n’a donné aux gays autant de visibilité que le sida. Si nous sommes aujourd’hui plus
remarqués que nous ne l’avons jamais été (ce qui nous rend le plus souvent fiers et suscite
sympathie ou malveillance de la part de l’Amérique hétéro) c’est parce que le sida nous a
rendus fascinants. Si la peur du VIH a fait de milliers de gays des habitués des clubs de gym,
le gym body de la culture gay n’est plus seulement admiré dans les glaces des salles de
gymnastique ; aujourd’hui, la moindre imperfection est auscultée par peur d’y trouver un signe de molluscum contagiosum, ou pire, du sarcome de Kaposi, et un changement de masse musculaire ou de tonus peut nous conduire à nous précipiter avec anxiété sur la balance plutôt qu’a une séance de musculation. Nous nous sommes habitués avec tristesse aux questions plus
ou moins discrètes, plus ou moins urgentes dans le regard de ceux qui n’osent pas les poser
verbalement. Est-il séropositif ? Quels sont ses symptômes ? Combien de temps avant que… ?
Grace avant tout à la télévision et au cinéma, le pays tout entier a pu se repaitre (tout en s’en
distançant) de l’image de nos corps émaciés. La peur habituelle de l’homosexualité s’est vue
promue en une irrésistible terreur à mesure qu’un fantasme secret devenait un spectacle public
: le spectacle d’hommes mourant de ce que j’ai décrit dans « Is the Rectum a Grave ? » comme
l’extase suicidaire de se faire baiser comme une femme.
Dans un tel contexte, on pourrait d’abord penser que l’exubérance gay est quelque peu
mystérieuse. Alors que l’épidémie s’étend, que nos amis meurent de plus en plus nombreux,
que la médecine officielle commence finalement à admettre que la thérapeutique antivirale
qu’elle préconise est inefficace, les gays n’ont jamais été plus gais. Dans les premiers temps
de l’épidémie, beaucoup d’entre nous ont été tentés par l’argument chrétien intégriste selon
lequel le sida est une conséquence non entièrement imméritée des orgies aux poppers des
années 1970, de notre préférence perverse pour cinq ou dix partenaires en une nuit au sauna
plutôt que pour l’homme de notre vie dans l’intimité aseptisée d’un pavillon de banlieue. La
monogamie continue à avoir de l’attrait (comme en témoigne la demande de légalisation des
mariages gays), mais le vagabondage est de nouveau à la mode. Les clubs sexuels font recette
(et, peut-être pour cette raison, le taux de VIH est en augmentation parmi les jeunes queer,
dont un grand nombre semble penser que le sida est la maladie de la génération précédente).
En plus de ce regain d’énergie sexuelle, il y avait dans tous les Etats-Unis les joyeuses
manifestations de la Gay Pride, particulièrement massives en 1993 (et en 1994 la célébration
largement rapportée dans les médias du vingt-cinquième anniversaire de Stonewall). Tout se
passe comme si le sida, dévastant la vitalité corporelle, avait revitalisé les survivants.
Regardez-nous : nous sommes toujours vivants. On ne nous fera pas sombrer dans la
culpabilité; nous nous sommes remis à faire l’amour, beaucoup même. Regardez-nous : nous
revendiquons les mêmes droits et les mêmes privilèges que vous. Nous exigeons un avenir
sans discrimination, même quand le sida met en question cet avenir. Au lieu de nous rendre
honteux de ce que nous sommes et de nos désirs, le sida nous a aidés à sortir de l’ombre plus
nombreux que jamais comme pour vous aider, vous hétéros, à combattre les fantasmes
terrifiants qu’a rendus « légitimes » le sida par la conscience que nous sommes déjà vos voisins,
et que nos péchés peuvent être aussi ordinaires, aussi peu dignes de fabulations
fantasmatiques que les vôtres. Regardez-nous : nous ne sommes pas seulement la, partout
autour de vous, mais nous sommes partout dans l’histoire, dans les œuvres et les personnalités
négligées, mais aussi en filigrane dans les chefs-d’0euvre de la civilisation occidentale. En
fait, personne ne peut s’empêcher de regarder. Mais il faudrait se demander si le sida, en plus
de donner aux gays l’infinie fascination d’un tabou, ne fait pas aussi qu’il est désormais moins
dangereux de regarder. En effet, aussi spectaculaire que nous semblent notre énergie et nos
projets, les autres peuvent s’imaginer qu’ils nous regardent disparaitre. La visibilité accrue
que le sida a donnée aux gays est la visibilité d’une mort imminente, d’une promesse
d’invisibilité.
L’Amérique hétéro peut se permettre de laisser reposer son regard sur nous et de nous laisser
nous étaler dans les medias, car ce que voient nos concitoyens attentifs, c’est la pathétique
impuissance d’une espèce condamnée à disparaitre. Deux rapports (qui ont encore accru la
visibilité des gays dans les medias) confirment mon sentiment d’un lien étroit entre notre
remarquable présence dans l’Amérique d’aujourd’hui et l’absence par laquelle le pays pourrait être récompense de nous avoir permis cette présence. En février 1993, le Conseil national pour la recherche rendait publique une étude assurent que l’épidémie du sida aurait un faible impact sur la vie de la plupart des Américains. Puisque le sida est concentré chez les
homosexuels, les toxicomanes, les pauvres et les personnes sans éducation ceux que le
Conseil décrit comme les « groupes socialement marginalisés » ayant « peu de pouvoir
économique, politique et social », l’épidémie aura un effet négligeable sur « les structures et les
objectifs des institutions sociales (américaines) ». L’article résumant le rapport dans le New
York Times était, d’un côté, une caricature. En soulignent les conclusions qu’il résumait,
l’article donnait l’impression que c’était un document insensible et cruel. En fait, les trois
cents pages de l’étude elle-même sont en bien des façons un modèle d’humanité et
d’objectivité. Bien que le type de discours sociologique auquel elle appartient interdise d’être
explicitement prescriptif, l’étude parle avec sollicitude du « fardeau psychologique » affectent
ceux qui sont stigmatisés pour leur infection, et il met en garde contre la possibilité d’atteintes
gouvernementales eux droits civiques des séropositifs dans les milieux économiquement
défavorisés et privés de pouvoir politique. D’autre part, l’article du Times résume
parfaitement ce qu’on pourrait appeler l’inconscient du rapport, dans lequel l’irrationalité et
même le férocité sont directement proportionnelles à la neutralité, et à la distance que le
rapport maintient systématiquement par rapport aux questions explosives qu’il soulève sur la
médecine, la sexualité et la politique.
Cet inconscient a, dans tout le rapport, pour effet de transformer le sida en une épidémie
circonscrite dans des paramètres géographiques et sociaux. Il se repend dans des
communautés qui sont déjà des « ilots de maladie », ou existe déjà une « synergie d’infections
calamiteuses ». L’étude du Conseil portant sur la ville de New York révèle en particulier il une
donnée épidémiologique saisissante : le VIH/sida ne constitue que l’une des composantes
d’un ensemble de maladies qui se recoupent. L’amalgame du sida avec d’autres maladies
endémiques à « des régions où prédominent des membres économiquement faibles de
communautés ethniques » est rendu possible par un glissement significatif dans la manière
dont le rapport définit la population touchée, glissement que semblerait autoriser la
progression réelle» de la maladie. « Dès le début, note le rapport dans ses conclusions
générales, le VIH s’est établi dans des populations socialement dévaluées, et au fur et à
mesure que l’épidémie a progressé, elle a de plus en plus affecté des groupes qui ont un faible
pouvoir économique, politique et social ». Sur ce point, le Conseil semblerait faire cause
commune avec ces militants mobilisés autour du sida qui critiquent ce qu’ils considèrent
comme une allocation disproportionnée de fonds et de soins aux homosexuels blancs de la
classe moyenne, au détriment du nombre croissant des cas de VIH parmi les minorités
ethniques des zones urbaines précaires. Cependant, le Conseil, s’abstenant de toute
prescription, n’émet aucune critique et, soulignant que le sida s’est déplacé, de « groupes
socialement dévalués » (référence transparente aux hommes gays) à des populations sans
pouvoir, il contribue à répandre l’idée commode, d’un point de vue social et politique, que le
sida est une épidémie immobilisée. Le choix de New York comme région cible de l’étude
contribue en partie à justifier cette impression, puisque la distribution du taux de VIH par
circonscription révèle que l’épidémie est « concentrée dans un nombre limite de communautés,
qui sont en grande partie isolées du reste de la ville ». Comme d’autres maladies dans cette
synergie infectieuse, « le sida se concentre également dans les zones de pauvreté urbaine, de
soins médicaux insuffisants, de toxicomanie, et de désintégration sociale ». Quand on arrive à la fin du rapport, le VIH (qui, à New York, « ne s’étend pas à l’ensemble de la ville »), ayant été immobilisé, peut donc sembler avoir un impact relativement faible sur la société américaine. Il ne s’agit pas de nier la validité des données chiffrées de l’enquête, mais
de se demander quelles sont la fonction et l’utilité politique de ce « donc » jamais explicitement
énoncé. Parce que le rapport a été écrit par des gens pour lesquels la seule question a se poser
sur une étude est de savoir si elle est statistiquement valable, le rapport peut rester dans une
ignorance béate quant à la portée prescriptive de sa conclusion. La seule brèche qui laisse
percer tout le non-dit du rapport apparait quand il annonce que « le VIH/sida “disparaitra, non
parce que, comme la variole, il aura été éliminé, mais parce que ceux qu’il continue d’affecter
sont socialement invisibles, hors du champ de vision et d’attention de la population
majoritaire ». Non seulement le rapport dispose ainsi des milliers de gays qui, loin d’échapper
à l’attention de la population générale, vivent et travaillent parmi elle et, pire encore, ne
peuvent généralement pas en être distingués ; il suggère aussi que le VIH ne disparaitra
réellement (sans guillemets cette fois) que quand les populations infectées seront-elles-mêmes
éliminées par la maladie. La mobilité sociale et géographique de la majorité des séropositifs
peut passer inaperçue parce que cette mobilité n’affecte pas la ghettoïsation de l’épidémie.
Ce que les auteurs du rapport n’envisagent pas, c’est que la décimation par la maladie de
certaines populations minoritaires a en soi un impact majeur sur la société américaine. Le
fantasme de « l’invisibilité sociale » de ces populations autorise à redéfinir la société américaine
comme un monde blanc, bourgeois et hétérosexuel, et le sida est devenu le moyen de réaliser
ce désir secret. Bref, le Conseil ne fonde pas tant sa prédiction de l’impact du sida aux EtatsUnis
sur les recherches conduisant à cette prédiction que sur son contenu même (une fois
qu’on a éliminé suffisamment de groupes, la population peut être déclarée a—sidaïque). Si ce
document mesure et humain peut être jugé pernicieux, c’est par la prescription implicite mais
non moins incontournable qu’il offre aux autorités politiques du pays : il n’est pas nécessaire,
ni même souhaitable de chercher à enrayer une épidémie qui peut miraculeusement
transformer le désir pour l’invisibilité de certains groupes en une réalité. Il n’y a qu’à lui
laisser le temps, et le sida réalisera pleinement son potentiel pour l’épuration politique et
morale de l’Amérique.

Le MEDICAL et les GAYS

     Une telle prescription tacite devient encore plus convaincante si l’on tient compte de trois
considérations qui ont selon toute probabilité été déterminantes pour la définition de la
politique nationale sur le sida. Premièrement, tandis que la recherche médicale affirme avoir
appris davantage sur le VIH en une douzaine d’années qu’il n’a jamais été découvert sur une
maladie importante au cours d’une période comparable, elle admet aussi ne pas être plus
proche d’une thérapeutique efficace qu’elle l’était en 1982. Deuxièmement, contrairement à
ce qu’on avait craint au début, et malgré une montée impressionnante de la transmission
hétérosexuelle du VIH au cours de ces dernières années, la population hétérosexuelle en
dehors des toxicomanes reste en grande partie épargnée par le virus. Si les drogues gagnent
des points parce qu’ils sont hétéros, ils les perdent immédiatement du fait qu’ils se shootent et
qu’ils sont, de surcroit, majoritairement pauvres. Quoi que le rapport du Conseil national
semble parfois suggérer, la contribution des gays à l’ensemble de la société est importante, ce
qui serait plus difficile à démontrer dans le cas d’une héroïnomane noire vivant dans la misère
avec ses enfants infectes. En quoi consisterait leur contribution aux « structures et objectifs »
des institutions sociales américaines, sans parler de la civilisation occidentale ? En dépit de la
compassion minimale et d’ailleurs inutile qu’ils suscitent, ils ne représentent qu’un fardeau pour nos ressources nationales. Seul un pays réellement voué à l’idéal démocratique (à la conviction que la société à la responsabilité de créer au moins les conditions du bien-être pour tous les citoyens) considérerait qu’il a l’obligation de sauver des drogués infectés. Un pays
comme les Etats-Unis, qui a longtemps résisté à l’idée de vacciner gratuitement les enfants, ne
peut être soupçonné de nourrir des notions aussi peu réalistes. Seuls parmi les pays
industrialisés, nous agissons comme si nous préférions mourir par faute de soins médicaux
plutôt que de voir notre pureté idéologique souillée par ce qu’on désigne avec révulsion
comme « la médecine socialisée ». Cependant, au fur et à mesure que le coût de la médecine
augmente et que de plus en plus de gens dans les classes moyennes découvrent les sacrifices
que leur fidélité à la libre entreprise peut entrainer, nous retrouvons au moins une certaine
sympathie pour le bon vieux concept de couverture médicale universelle, encore que, à en
juger par l’influence des employeurs qui résistent aux cotisations d’assurances médicales,
nous ayons davantage de sympathie pour les difficultés de trésorerie des petites entreprises.
Mais enfin, malgré une forte opposition, et de nombreuses concessions au patronat et a
l’industrie de la santé, les Etats-Unis, à la veille de l’an 2000, ont fait un premier pas hésitant
dans le XXème siècle en examinant les propositions de Clinton sur la reforme de la santé
publique (qui ont d’ailleurs été rejetées).
Enfin, troisième considération quant à la politique gouvernementale sur le sida : les
homosexuels constitueraient un pourcentage bien moindre de la population qu’on ne l’a cru
jusqu’à pressent. Une étude rendue publique peu après celle du Conseil national pour la
recherche estimait la population gay masculine aux Etats-Unis a environ 1 % (très en dessous
des 10 % suggérés il y a des années par le rapport Kinsey). Le New York Times accordait à
cette conclusion une place importante, sans toutefois informer ses lecteurs (du moins pas
avant quelques jours et un emplacement moins visible), que les enquêteurs s’étaient rendus au
domicile des interviewes et, tout en promettant l’anonymat, leur avaient demande leur numéro
de sécurité sociale et le nom de leur employeur avant de noter leur préférence sexuelle. On
pourrait évidemment objecter que quand il s’agit de compter des pédés, même le centième
d’1% serait un chiffre effrayant. Contrairement au racisme, l’homophobie est entièrement une
réaction à une possibilité interne. Si ces deux formes de discrimination reposent sur de
puissants mécanismes projecteurs, les projections en jeu sont très différentes. Un raciste blanc
projette sur les Noirs certaines de ses propres terreurs sexuelles mais, pour l’essentiel, sa
version de « la nature des Noirs » (qui seraient non seulement comme des bêtes sexuelles
(qu’on envie secrètement) mais intrinsèquement paresseux, enclins à la violence et
intellectuellement déficients) est une réaction à ce qu’il perçoit comme une menace
extérieure, menace pour sa sécurité physique et économique et pour la civilisation blanche…
Les Noirs seraient une race dangereuse et inférieure, menaçant de nous détruire. Mais même
le pire raciste ne pourrait craindre que les Noirs aient le pouvoir séducteur de le rendre noir.
Or c’est exactement ce en quoi consiste l’homophobie : laisser les gays exprimer
ouvertement leur sexualité, leur accorder une égalité de droits et leur permettre de dire
qui ils sont et ce qu’ils veulent, c’est risquer d’être recruté.

Bien des FANTASMES sur la SEXUALITE GAY

      Le plaisir que promet ce recrutement doit être considérable pour compenser la peur de mourir
du sida si on réussit à être recruté. Évidemment, dans la mesure où la sexualité des hommes
gays est identifiée à une version imaginaire de la sexualité féminine, ce danger a toujours
existé. Le sida, comme la syphilis au XIXème siècle, ne fait que légitimer le fantasme de la
sexualité gay et féminine perçue comme maladive et même mortelle. Insister sur la forte
possibilité d’être recruté dans de telles circonstances équivaut presque à avouer un désir suicidaire, et ne peut, me semble-t-il, s’expliquer que par la perspective : d’un plaisir bouleversant, plaisir dont l’hétérosexuel connaît déjà la séduction. Convaincu que des milliers d’hétéros pourraient être facilement convertis à la cause homosexuelle,
l’homophobe se « rappelle » sans doute une jouissance perdue (celle de la sexualité
féminine telle que le corps masculin l’a fantasmatiquement vécue). Les hommes
perçoivent les femmes comme trop différentes d’eux-mêmes pour qu’elles puissent
évoquer en eux la possibilité de devenir femmes. Ce privilège ambigu échoit aux gays,
dans lesquels les hétéros peuvent plus facilement reconnaître l’autre qui est en eux-mêmes.
Parce que l’homophobie pourrait reposer sur cette excitation mêlée de terreur à la
possibilité de devenir ce qu’on est déjà, l’importance numérique des homosexuels est, en
un sens, sans importance. La rumeur d’un seul gay soupçonné de faire furtivement les
pissotières au plus profond d’une lointaine province, dans un pays qui aurait par ailleurs
totalement mené à bien son génocide contre les gays, suffirait néanmoins pour faire
surgir, devant le regard consterné et fasciné de ses compatriotes, le miroir dans lequel ils ne
pourraient s’empêcher de reconnaître la scène de leur propre recrutement. L’homosexualité
en revanche, a fourni un contexte dans lequel la sodomie a pu commencer à prendre un nouveau
sens. Le sodomite n’avait aucune justification à offrir pour ses pratiques sexuelles ; la personnalité
homosexuelle, en psychologisant ces pratiques et en intégrant cette sexualité dans les structures
d’une personnalité visiblement viable, a pu permettre de commencer à présenter un argument
convainquant pour sa légitimation. L’invention de l’homosexuel a peut-être été la condition préalable
à la possibilité d’une libération sexuelle dans la mesure où l’essence homosexuelle désexualise
partiellement (et par là assainit et domestique) les actes mêmes censés avoir amené à concevoir cette
essence. Il ne faut pas s’étonner de ce que (comme Freud en témoigne avec une certaine irritation
quand il dit que les homosexuels de son temps se considèrent comme une élite) quelque chose
comme la Gay Pride, loin d’être le résultat de l’émeute de Stonewall en 1969 (provoquée par une
rafle policière sur une disco gay de Greenwich Village), semble véritablement avoir été
contemporain de la « création » de l’homosexualité.
Si, comme je l’ai suggéré, la Gay Pride est devenue beaucoup plus ambiguë, c’est que nous
nous sommes mis à tenir pour suspectes non seulement certaines identités spécifiques,
mais l’identité elle-même. L’argument de Foucault selon lequel l’homosexualité n’existe
que depuis 1870, aussi discutable qu’il puisse être historiquement, a marqué un tournant
décisif, sans doute irréversible dans notre pensée. En affirmant la contingence historique
de l’homosexualité, il nous invite à remettre en question dans son ensemble le système
d’oppositions binaires entre masculin et féminin dont l’homosexualité n’est qu’un des
termes particuliers. Le plus important n’est pas l’exactitude ou le bien-fondé de la date,
mais l’idée, émise à la suite de Foucault, que pratiquement tout ce que nous croyons
assuré sur le sexe et la sexualité, y compris la différence des sexes elle-même, pourrait
être dans une large mesure appris et que nous en défaire constitue sans doute notre plus
grande gageure politique.

            De la CATEGORISATION HOMOSEXUELLE

      Homosexuel/hétérosexuel, masculinité/féminité, homme/femme : nombreux sont ceux qui
pensent aujourd’hui que la seule bonne manière d’aborder ces catégories est de dresser la
généalogie de leurs déterminations culturelles. La datation de l’homosexualité a constitué un
événement fondamental parce que avec elle on a commencé à étudier comment la culture
réglemente l’identité. Dans un ouvrage récent sur la controverse entre le constructionnisme
social et l’essentialisme, Edward Stein définit le constructionnisme comme « l’idée qu’il n’y a
pas de catégories d’orientation ni d’identité sexuelle qui soient objectives, indépendantes d’une culture ». Comme le suggère cette définition, l’aspect le plus radical des études constructionnismes consiste à mettre en question le statut naturel et donné de l’hétérosexualité. Détrônée de son privilège de norme stable dont le désir homosexuel serait
une déviation (si bien que le problème est toujours de savoir comment la norme a été
abandonnée et comment elle peut être retrouvée), l’hétérosexualité, comme l’écrit Lee
Edelman, constitue « une économie psychique qui se définit par opposition à la
catégorie déjà disponible de « l’homosexuel ». Cette dernière serait une invention
nécessaire pour garder intacte la construction toujours fragile de l’hétérosexualité. Non
seulement les homosexuels ont dû trouver leur place et leur identité dans les catégories
selon lesquelles ils avaient été façonnés par la société hétérosexuelle, mais ils étaient
de surcroît un fantasme manifestement hétérosexuel, celui de la différence que
l’hétérosexuel, au fond de lui-même, occulte pour cimenter sa propre identité.
Faut-il en déduire que derrière l’hétérosexualité se cache une homosexualité plus « originelle »,
un désir sexuel pour les personnes du même sexe que l’invention de l’homosexualité aide à
refouler ? Le fait qu’aujourd’hui nous inclinions à répondre à cette question par la négative
(ou, de façon péremptoire, à l’écarter purement et simplement) montre combien nous sommes
éloignés de défendre l’homosexualité sur la base d’une bisexualité présumée naturelle, ou
encore mieux, d’une sexualité perverse-polymorphe. La psychanalyse a largement
contribué à développer ces défenses. Freud considérait le refoulement de la bisexualité
primaire chez tout être humain comme normatif pour la maturation du désir (et son
aboutissement « satisfaisant » dans l’hétérosexualité génitale). Certains critiques récents ont
souligné combien, selon Freud lui-même, le dénouement hétérosexuel des pulsions infantiles
est une résolution fragile, défensive, inévitablement névrotique de la « série de
traumatismes psychiques » qui constituent le complexe d’OEdipe. Mais la plupart de ces
arguments libéralisateurs laissent intacte la dichotomie fondamentale entre homosexuel et
hétérosexuel. Puisque, comme l’a souligné Judith Butler, la bisexualité est conceptualisée par
Freud en termes de « dispositions » féminines et masculines qui ont des objectifs hétérosexuels (c’est
en désirant comme une femme que le garçon voit son père comme un objet d’amour sexuel), la
bisexualité est simplement « la coïncidence de deux désirs hétérosexuels à l’intérieur d’une même
psyché ». Quant au modèle pervers-polymorphe, s’il valorise une sexualité flottante et libre, ses
défenseurs ne contestent pas l’idée d’un processus de maturation au cours duquel les identités sont
construites. Pour eux, ce processus demeure une description légitime du développement psychique,
même si la position la plus désirable à atteindre a changé.
Nous sommes devenus beaucoup plus ambitieux nous voulons étudier les effets, et contester
la nécessité, de toutes les oppositions sexuelles. Philosophiquement, cela revient à
déconstruire l’a priori selon lequel, selon les termes de Michael Warner, « la différence des
sexes est la phénoménologie de la différence elle-même ». On a pu montrer que cet a priori
opérait comme un fondement épistémologique même dans les descriptions prétendument
neutres des sciences naturelles. Les analyses féministes de Bonnie Spanier dans le domaine de
la biologie moléculaire révèlent des « superpositions inexactes et masculinistes de systèmes
occidentaux de division sexuelle dans des organismes au niveau cellulaire et moléculaire ». En
décelant une « propension tenace à attribuer une polarisation sexuelle à des êtres sans sexe »
(par exemple des bactéries), Spanier montre de façon convaincante que « la définition
scientifique du sexe, l’échange de matériel génétique entre des organismes, fait l’objet d’une
confusion avec la notion culturelle du sexe, l’acte sexuel entre un mâle et une femelle dans
lequel le mâle est l’initiateur qui accomplit l’acte sexuel et transmet son matériel génétique
tandis que la femelle est le récepteur passif ». De telles démonstrations rendent plus
crédible l’affirmation de Monique Wittig (que nous pourrions au premier abord trouver aussi idéologiquement marquée que la culture qu’elle critique) selon laquelle « l’hétérosexualité est toujours déjà présente dans toutes les catégories mentales ». Elle
constitue « le contrat social même […] un régime politique ». Depuis la Politique d’ Aristote, dans laquelle les deux premiers exemples de « ceux qui sont inefficaces l’un sans l’autre [et doivent donc] être unis par paire » sont le mâle et la femelle, et le
souverain et les sujets, la relation hétérosexuelle « est le paramètre de tous les rapports
hiérarchiques » . Ce que Monique Wittig appelle « l’esprit hétéro (the straight minci) » serait plus
facilement reconnaissable comme régime politique si elle admettait une différence
entre hétérosexuel et hétéro sexiste. Mais elle voit presque dans la catégorie même
d’hétérosexuel un arrangement politique. Ce n’est pas que nous ayons été gouvernés par
de mauvais hétérosexuels, mais que le besoin de s’identifier comme hétérosexuel est
déjà en soi une position hétéro sexiste. Wittig donne à son argument une certaine
plausibilité en définissant ce besoin en termes matérialistes : l’hétérosexualité stabilise
et rend permanente l’oppression de classe en la naturalisant. Elle crée une classe
dominante exempte de vicissitudes historiques (qui redistribuent périodiquement te
pouvoir : de la noblesse à la bourgeoisie, de la bourgeoisie au prolétariat). « Les
hommes » et « les femmes », dans l’argument radical de Wittig, sont des entités politiques
créées pour fournir une caution biologique à des dispositifs sociaux dans lesquels un
groupe d’êtres humains en opprime un autre. Les rapports entre les humains sont
toujours construits, et la question à poser n’est pas lesquels sont les plus naturels, mais
à qui profite chaque construction.
Ainsi, poursuivant la lecture que Wittig fait d’Aristote, nous pourrions dire qu’elle conçoit le
premier exemple de la Politique à la fois comme prescrit par le second, et comme lui fournissant
sa légitimation : le cas du mâle et de la femelle naturalise le rapport entre gouvernants et
gouvernés en le rendant nécessaire. Les gouvernés sont aussi incapables sans gouvernants que la
femme implicitement assujettie l’est sans un maître mâle ; un axiome linguistique élémentaire (sans
« gouverné » nous ne saurions pas ce que « gouvernant » signifie, de même que « non » donne son sens
à « oui ») est subrepticement érigé en axiome politique : la domination d’
un groupe par un autre est
une structure sociale nécessaire.
L’aspect le plus intéressant (et, étant donné le culte américain de la diversité, le plus
courageux) de l’argument de Wittig tient à sa méfiance envers la différence. Elle fait plus que
protester contre l’équation de la différence des sexes avec la phénoménologie de la différence
en soi. Le « différent/autre » est toujours (qui s’en étonnerait ?) dans la position inférieure. « Les
hommes ne sont pas différents, les Blancs ne sont pas différents, non plus que les maîtres. Mais
les Noirs et les esclaves le sont. » Et elle conclut : « Il n’y a rien d’ontologique au concept de
différence. Ce n’est que la façon dont les maîtres interprètent une situation historique de domination.
La fonction de la différence est de masquer à tous les niveaux les conflits d’intérêt, Y compris les conflits d’intérêt idéologique ».
Mon argument n’est pas que les homosexuels sont meilleurs que les hétérosexuels. Ce que je
veux suggérer, c’est que le désir pour le même sexe, tout en excluant l’autre sexe comme
objet, présuppose un sujet désirant pour lequel l’antagonisme entre le différent et le même
n’existe plus. Il ne s’agit pas de retourner à la définition justement discréditée de
l’homosexualité comme l’âme d’une femme dans le corps d’un homme, qui faisait des gays de
monstrueuses erreurs d’assignation sexuelle. Ils avaient mystérieusement reçu la mauvaise
âme (ou le mauvais gène) et, s’ils constituaient ainsi des anomalies sexuelles, leur comportement sexuel était au moins logique, puisqu’il se conformait à la nature dont ils avaient erronément hérité. Ce qui m’intéresse est très différent, non pas une orientation mystérieusement prédéterminée et fixée une fois pour toutes, mais le processus inévitable,
imprévisible et changeant par lequel le désir arrive à s’attacher à une personne. Comment
l’envie de répéter des stimulations corporelles ressenties comme du plaisir se traduit-elle, ou
en arrive-t-elle à se constituer en intersubjectivité ? Si les plaisirs du petit enfant sont déjà
impliqués dans une relation (avec la mère qui produit ces plaisirs), le lien entre l’auto-érotique
et l’intersubjectif, bien qu’il soit constitutif de l’être humain depuis le tout début, doit
également être appris. Nous partageons avec les animaux le besoin de répéter les plaisirs ; ce
qui pourrait être distinctif de l’humain est l’interposition, entre le besoin et sa satisfaction, de
scénarios de désir qui sélectionnent les agents de plaisirs. (Les animaux choisissent aussi
leurs partenaires sexuels, mais des scénarios de désir interviennent-ils dans le processus ?) Cette
sélection est une imitation, ou plutôt une identification avec d’autres sujets désirants. Ce n’est pas
l’âme d’une femme dans le corps d’un homme qui le conduit à désirer d’autres hommes, mais, dans
ce qu’on pourrait concevoir comme le champ social des sujets désirants disponibles, l’incorporation
de l’altérité de la femme pourrait être pour l’homme homosexuel une source essentielle de matériel
de désir.
Dans une société hétérosexuelle, les femmes jouent un rôle déterminant, aussi bien psychique que
corporel, dans la manière dont un homme gay apprend à concevoir et représenter sa sexualité. De
plus, comme l’a avancé Kaja Silverman, le déploiement de signifiants féminins par l’homme gay
serait une arme puissante dans la défaite des manoeuvres défensives qui définissent la différence
sexuelle. Cet objectif, faudrait-il ajouter, est également réalisé par l’instabilité du déploiement.
L’identification de l’homme gay avec les femmes est contrebalancée par une imitation de ces sujets
désirants avec lesquels nous sommes officiellement identifiés : les autres hommes. Si bien qu’en un
sens, le fait même de maintenir les couples d’opposition homme-femme, hétérosexuel/homosexuel,
sert à réduire les distinctions qu’ils opposent. Ces divisions binaires aident à créer le champ
diversifié des positions de désir à travers lesquelles nous pouvons nous déplacer, réduisant ainsi la
différence sexuelle elle-même (au moins en ce qui concerne le désir) à un dispositif purement
formel qui nous encourage à transgresser l’identité que nous assigne le couple d’opposition.
Il est impossible d’affirmer une valeur gay, ou d’être politiquement efficace en tant que gays,
si « gay » n’a aucune spécificité. Être gay a certaines conséquences politiques, et celles-ci
peuvent nous amener à former des alliances avec d’autres groupes opprimés. Mais en
ignorant, ou en taisant par culpabilité ce qui nous rend différents des autres, nous
risquons de ne pas reconnaître que cette différence peut compliquer ou même mettre en
péril nos alliances. Certains porte-parole noirs américains, par exemple, n’hésitent pas à
exprimer leur indignation dès qu’on laisse entendre que le statut des homosexuels comme
victimes dans la société américaine serait analogue au leur. Comme la controverse sur
l’admission, ou plutôt la reconnaissance des gays dans les forces armées a rappelé à
beaucoup d’esprits la résistance à l’intégration raciale dans l’armée il y a cinquante ans,
les occasions n’ont pas manqué pour exagérer comme pour minimiser la disparité. Bien
que les Noirs exercent probablement dans l’Amérique d’aujourd’hui une plus forte
influence politique que les gays, et bien qu’à certains égards les homosexuels,
contrairement aux minorités raciales défavorisées, représentent pour la société
américaine une menace que même les réformes sociales et économiques les plus
ambitieuses ne sauraient éradiquer, il n’en demeure pas moins qu’un homme gay blanc
de la classe moyenne ne peut prétendre connaître l’oppression que subissent les hommes
et les femmes noirs, et de manière encore plus marquée, les hommes et femmes noirs
gays et économiquement désavantagés. Comme l’a noté Henry Louis Gates Jr, « si l’on considère leur position dans la société, les gays apparaissent en moyenne comme privilégiés par rapport aux Noirs ; si l’on considère le degré d’acceptation des
manifestations d’hostilité à leur égard, les gays sont plus mal traités que les Noirs ».
Quoi qu’il en soit, étant donné les différences nombreuses et souvent contradictoires en
présence, s’il est futile d’argumenter sur les degrés de victimisation, il est aussi absurde de
prétendre qu’un gay blanc et privilégié (comme moi) peut parler pour les Noirs américains, gays ou
hétéros. Nous pouvons choisir, si nous sommes décemment humains, de parler avec eux (ou
d’accepter l’invitation de Gloria Anzaldtxa à rencontrer les autres cultures « à mi-chemin »),mais nous
devons de temps en temps nous attendre (avec un peu de chance, seulement de temps en temps) à
des manifestations d’homophobie de la part des Noirs et de racisme de la part des gays. En même
temps, nous devrions aussi nous rappeler qu’en tant que gays nous appartenons tous, aussi privilégiés
que nous soyons comme individus, à une minorité méprisée non seulement par les puissants mais
aussi, et souvent avec encore plus de véhémence et de répugnance, par les peuples les plus
racialement et économiquement victimisés aux quatre coins du monde.
Les gays feraient bien de cesser de s’excuser de ne pas appartenir à une minorité raciale (s’ils sont
blancs) ou à une classe défavorisée (s’ils sont financièrement à l’aise). La Gay Pride semble souvent
indissociable de la honte gay. Quand on nous reproche de parler comme des Blancs privilégiés, nous
implorons les plus opprimés de nous corriger de cette faute. Plus remarquablement encore, on nous
a vus nous excuser de ne pas être des femmes. Le rapport des hommes gays avec le féminisme est
inévitablement plus compliqué que nous voulons bien l’admettre. Je me suis en d’autres occasions
élevé contre la tendance des militants gays à ignorer les liens entre les sympathies politiques et les
fantasmes sexuels. Nous devons reconnaître, ai-je suggéré, qu’il peut y avoir une continuité entre
une préférence sexuelle pour le genre hard en uniforme, un faible pour les institutions militaires, et
des tendances politiques d’extrême droite. De telles continuités peuvent être particulièrement
problématiques pour le rapport entre les hommes gays et les femmes. Nos sympathies féministes (peut-être renforcées, comme le suggère Silverman, par le fait que nous désirons depuis la même « position » que les femmes) ne
peuvent qu’ être compliquées par un inévitable investissement narcissique dans les objets
de notre désir. Si la généalogie du désir est toujours aussi une histoire des identifications
de sujet et s’il s’ensuit que le désir d’avoir n’est jamais entièrement distinct du désir
d’être, les limites entre avoir et être seront forcément plus vagues dans le désir pour le
même sexe que dans le désir hétérosexuel. Le premier commence par une reconnaissance
du même ; le second inclut (et s’efforce de dépasser) le souvenir d’une expérience
traumatique de la différence. Dans ses désirs, l’homme gay court toujours le risque de
s’identifier avec les images culturellement dominantes d’une masculinité misogyne. Car
les pulsions sexuelles des hommes gays ne sont pas, après tout, circonscrites au cercle
assez étroit d’autres hommes gays politiquement corrects. Une sympathie plus ou moins
secrète pour la misogynie hétérosexuelle nous procure le bénéfice narcissique de
confirmer notre appartenance (et pas seulement notre attachement érotique) à la société
masculine des privilégiés.
Je ne veux certainement pas dire que les affiliations politiques ressortissent entièrement aux
identifications fantasmatiques. Pour couper court à tout risque de méprise, je m’empresse
d’ajouter qu’on peut trouver les marines bandants sans être un militariste d’extrême droite.
Nos investissements fantasmatiques sont souvent contrebalancés par des modes
d’attachement plus consciemment ou rationnellement développés, comme l’affection ou
l’admiration pour des gens que nous ne désirons pas. Cette tension constitue une importante dimension morale de nos engagements politiques. Mais prendre conscience de cette tension exige que nous n’ignorions aucune des deux séries de facteurs, et surtout pas les identifications et intérêts érotiques qu’il n’est pas toujours flatteur de reconnaître. Les
contraintes culturelles auxquelles nous sommes soumis ne comprennent pas seulement les
structures politiques visibles, mais aussi les processus fantasmatiques par lesquels nous
érotisons le réel. Même si nous sommes hétéro ou gay dès la naissance, il nous faut quand
même apprendre à désirer certains hommes ou femmes et pas d’autres ; l’économie de nos
pulsions sexuelles est une réalisation culturelle. Il n’y a peut-être aucun domaine où nous
soyons plus efficacement et insidieusement manipulés que dans nos choix et nos goûts les
plus personnels en matière d’objets de désir. Ces choix ont des origines culturelles et des
conséquences politiques. Comprendre la logique contraignante qui mène des unes aux autres
est en soi un impératif politique.
Les fondements fantasmatiques du féminisme des hommes gays deviennent particulièrement
fragiles quand nos alliées féministes sont lesbiennes. Du point de vue de la théorie des
identifications, la communauté gay et lesbienne, qui existe bel et bien, tient simplement du
miracle. A mesure que les lesbiennes et les gays se sont rapprochés les uns des autres, le
vieux rêve de l’amitié entre les hommes et les femmes semble finalement s’être réalisé sur
une base sociale viable, comme si, ironiquement, tristement, il exigeait une certaine absence
d’intérêt ; si nous pouvons jouir d’être ensemble, c’est que nous ne jouissons pas ensemble.
L’union, comme on pouvait s’y attendre, ne s’est pas faite sans difficulté. Avec les femmes
hétérosexuelles, nous partageons au moins les mêmes désirs, de même que les hétérosexuels,
tout en ignorant comment une lesbienne désire, sont orientés dans leurs désirs en grande
partie vers les mêmes images qu’une femme qui aime les femmes. Il ne faut pas s’étonner que le
mot « fantasme » soit devenu politiquement incorrect. Si l’on se rend compte de la distance qui sépare,
par définition, les fantasmes de désir lesbien de ceux d’un homme gay, et si l’on reconnaît l’influence
des investissements érotiques sur les choix politiques, la notion même de fantasme n’est pas loin
d’apparaître comme un complot hétérosexuel pour semer la zizanie dans la communauté gay et
lesbienne. Des hommes qui aiment les hommes, des femmes qui aiment les femmes : la séparation
entre les sexes ne saurait être plus absolue. Et pourtant, à travers cet abîme, de nouveaux ponts ont
été jetés, non seulement sous la forme d’amitiés désintéressées mais aussi, dans certains cas, de ce
qu’on peut considérer comme un nouveau genre de désir hétérosexuel dénué de toute pression (d’un
homme gay pour une femme sur laquelle il peut compter pour ne pas le désirer, ou d’une lesbienne
pour un homme sur lequel elle peut compter pour ne pas la désirer).
Même si nous laissons de côté l’impossibilité des identifications psychiques, il reste
évidemment un abîme social entre les gays et les lesbiennes. Le fondement le plus solide de
notre alliance est notre oppression commune : la discrimination que nous partageons en
conséquence de notre préférence sexuelle pour le même sexe. Mais les lesbiennes forment un
groupe opprimé érotiquement investi dans un groupe opprimé. Les hommes gays constituent
un groupe opprimé qui est non seulement attiré par le sexe au pouvoir, mais qui appartient à
ce sexe. Il n’est pas étonnant que les lesbiennes (surtout pendant les premières années du
mouvement gay) se soient montrées méfiantes à l’égard des hommes avec lesquels elles
étaient censées faire cause commune. Nous sommes en fait des parias parmi les minorités et
les groupes opprimés. Les féministes parlent avec dédain de notre sexualité débridée ; les
Noirs nous accusent de négliger les problèmes fondamentaux de classe et de race pour des
questions frivoles telles que « l’identité gay ». En tant qu’hommes gays appartenant aux classes
moyennes, nous ressemblons trop à nos oppresseurs, ce qui veut dire que nous ne serons
jamais assez opprimés. Alors, sans renoncer à nos privilèges, nous ne finissons pas de nous en
excuser. Nous nous mortifions si nous sommes blancs et prospères ; et ayant pris conscience de ce que « le « je » masculin bénéficie d’une sorte de monopole psychique et culturel sur la subjectivité qui doit être aboli », nous aspirons à être régénérés, engendrés cette fois, comme le prescrit un livre récent, par le féminisme, dans la fervente espérance de déconstruire notre moi
haïssable de mâle renaissant.

         LE BONHEUR GAY
« Je crois que ce qui gêne le plus ceux qui ne sont pas homosexuels dans l’homosexualité, c’est
le style de vie gay, et non les actes sexuels eux-mêmes. C’est l’idée que les homosexuels
puissent créer des relations dont nous ne pouvons pas encore prévoir ce qu’elles seront que
beaucoup de gens ne supportent pas. » La désexualisation de l’homophobie implicite dans ce
propos de Foucault extrait d’une interview donnée à la revue américaine Salmagundi ne
tient pas à l’humeur passagère d’une conversation. Dans une autre interview Foucault disait :
« Deux homosexuels, non, deux garçons qu’on voit partir ensemble pour aller coucher dans le
même lit, on les tolère, mais si le lendemain matin, ils se réveillent avec le sourire aux lèvres,
ils se tiennent par la main et s’embrassent tendrement et affirment ainsi leur bonheur, là
on ne leur pardonne pas. Ce n’est pas le départ pour le plaisir qui est insupportable, c’est le
réveil heureux. »
Pour quelqu’un qui a suggéré (comme je l’ai fait dans « Is the Rectum a Grave ? ») que
l’homophobie chez les hommes pourrait être l’expression haineuse d’un fantasme plus ou
moins déguisé de participation, principalement sous forme de pénétration anale, à
l’expérience imaginaire terrifiante de la sexualité féminine, l’argument de Foucault
présente évidemment un certain intérêt. L’intolérance à l’égard de l’homosexualité, loin
d’être l’expression déplacée des angoisses qui sont au fond de la misogynie, ne serait rien
de plus (ce par quoi Foucault voulait évidemment dire rien de moins) qu’une anxiété de
nature politique à l’idée des reconfigurations subversives et même révolutionnaires du
social que les gays seraient en train de fomenter. En fait, selon ce scénario, il ne s’agirait
ni d’un côté ni de l’autre de fantasmes, ou du moins ceux-ci n’auraient pas grand-chose à
nous apprendre sur la menace que représente le phénomène gay. Le sens de la sécurité
dont jouit notre culture, poursuit Foucault dans l’interview « Le gai savoir », dépend de ses
« puissances explicatives ». Ce que j’avais peut-être à tort pris pour une terreur
interprétative à l’égard de la sexualité homosexuelle ne serait rien de plus qu’un écran, la
jouissance secrète de terreurs fantasmatiques recouvrerait en fait une angoisse plus
profonde vis-à-vis de ce que représente le mode de vie gay : une menace pour les rapports
que les gens sont normalement censés avoir les uns avec les autres, autrement dit une mise
en question des dispositifs du pouvoir et de la manière dont il s’exerce clans notre société.
Il n’y a peut-être rien à dire sur ces deux gays partant main dans la main après une nuit de
jeux érotiques. Gardez-vous, nous avertit Foucault, d’interpréter leur tendresse comme le
doux épuisement ressenti après une séance de fellation qui serait « en réalité » un
dévorement déplacé du sein maternel ou une nuit de baise qui serait « vraiment » la
repossession hétérosexuelle d’une femme phallique perdue, ou encore à se faire baiser,
rejouant « en fait » obsessionnellement la castration infligée à la mère par le père dans la scène
primitive. Non, ces homosexuels gaiement enlacés qui vont tranquillement prendre leur café matinal
dans le quartier du Castro ou de Christopher Street sont tout simplement, superficiellement,
radicalement, effrontément heureux. « Il n’y a pas d’angoisse derrière le bonheur », dit Foucault, « il n’y
a pas de fantasme derrière le bonheur », et « c’est cela que l’on ne tolère pas ».
Bien que pratiquement tout ce que je n’ai jamais pensé ou écrit sur la sexualité aille à l’encontre
d’une telle analyse de l’intolérance homophobe, j’en suis aujourd’hui arrivé à la trouver non seulement intrigante, mais presque irrésistible. Si j’ajoute « presque », c’est en partie parce que, ayant moi-même toujours aspiré à être un de ces gays heureux, je ne peux m’empêcher de me demander quels pouvaient être les plaisirs qui conduisaient à cette enviable absence de tout arrière-goût interprétatif chez les hommes que Foucault a sans doute vraiment rencontrés, encore que moins
souvent, j’imagine, à Paris que dans le Castro où il a vécu, pendant la période glorieuse d’avant le
sida à la fin des années 1970, alors qu’il était professeur à Berkeley. Foucault ne dit presque rien de
ces plaisirs dans les interviews auxquelles j’ai fait référence, bien qu’il ait ailleurs parlé assez
longuement, et avec enthousiasme, des pratiques gays sadomasochistes. Dans une discussion
reproduite en 1984 dans la revue-The Advocate, Foucault fait l’éloge des adeptes du SM pour leur
invention de « nouvelles possibilités de plaisir en utilisant certaines parties bizarres de leur corps —
en érotisant ce corps ». Il a décrit le SM comme « une entreprise créatrice, dont l’une des principales
caractéristiques est ce que j’appelle la désexualisation du plaisir ». Dans une remarque qui fait
clairement écho à l’appel, à la dernière page du premier tome de l’Histoire de la sexualité », à
« Une autre économie des corps et des plaisirs », Foucault ajoute : « L’idée que le plaisir
physique provient toujours du plaisir sexuel et l’idée que le plaisir sexuel est à la base de
tons les plaisirs possibles, cela, je pense, c’est vraiment quelque chose de faux.

                                 SEXE ou PLAISIR ?
Le plaisir érotique est donc loin de se limiter au sexe (le sexe étant sans doute ici
l’association conventionnelle du plaisir avec la stimulation génitale), et, ce qui est peut-
être le plus intéressant, une fois qu’on désexualise l’érotisme, on a peut-être aussi réussi à
le soustraire à l’interprétation. C’est comme si les plaisirs désexualisés étaient des plaisirs
sans fantasmes, presque des plaisirs qui ne seraient pas compliqués par le désir, et ce
déplacement du plaisir des organes génitaux vers ce que Foucault désigne de manière
quelque peu énigmatique comme « certaines parties bizarres » de notre corps devrait avoir,
je présume, l’effet bénéfique de frustrer toutes ces tentatives d’interprétation basées sur
l’idée que le plaisir est uniquement sexuel. Je reviendrai plus tard sur cette notion de corps
désexualisé, vidé de fantasmes, et en particulier sur ce qu’une telle notion implique pour
une réflexion sur le lien entre la manière dont nous prenons nos plaisirs et celle dont nous
exerçons le pouvoir. Pour le moment, retournons à nos deux hommes heureux, et, sans
chercher à expliquer ou à interpréter leur bonheur, faisons au moins quelques conjectures
sur la manière dont ils ont passé la nuit. Étant donné ce que Foucault dit du
sadomasochisme, il y a toutes les chances pour qu’au moment où son observateur les a
croisés, ils venaient de quitter le Slot, un sauna sadomaso fort regretté de San Francisco,
aujourd’hui fermé, où l’un des deux (ils auraient bien pu changer de rôle pendant la nuit)
avait fouetté, soumis au fistfucking, injurié et brûlé l’autre au bout des seins. Loin de
suggérer cela pour mettre en question l’illisibilité de leur tendresse post-tortionnaire, je
voudrais plutôt proposer (comme je crois que Foucault voulait le faire) que l’intolérable
promesse de « relations dont nous ne pouvons pas encore prévoir ce qu’elles seront »,
promesse que beaucoup de gens voient dans les modes de vie gays, est indissociable
d’une organisation authentiquement nouvelle des plaisirs corporels ; et qu’un tel
programme passe peut-être nécessairement par une expérimentation radicale, voire
même dangereuse, sur les modalités de ce qui s’appelait autrefois faire l’amour.
Personne n’était plus averti que Foucault du rapport entre la manière dont nous
organisons nos plaisirs avec une autre personne et les formes plus généralisées d’organisation
sociale. C’était l’originalité de son « Histoire de la sexualité » de soutenir que,
dans nos sociétés, le pouvoir n’opère pas principalement par la répression des pulsions
sexuelles spontanées, mais par la production de multiples sexualités, et que c’est par la classification, la distribution, la hiérarchisation morale de ces sexualités que les individus qui les pratiquent peuvent être sanctionnés, traités, marginalisés, séquestrés, disciplinés, ou normalisés. La forme la plus efficace de résistance à cette productivité
disciplinaire ne consiste pas, selon Foucault, à lutter contre les prohibitions, mais au
contraire à pratiquer une sorte de contre-productivité. Il ne s’agit pas de libérer de la
répression des pulsions bouillonnantes, mais de jouer consciemment, délibérément sur la
surface de nos corps avec des formes et des intensités de plaisirs qui ne sont pas
couvertes, si l’on peut dire, par les classifications disciplinaires qui nous ont jusqu’à
présent appris ce qu’est le sexe. Ce qui devrait surtout nous retenir dans cet argument est
une connexion que Foucault semble nier dans l’interview de Salmagundi quand il dit que
ce ne sont pas les actes-sexuels eux-mêmes qui dérangent le plus les non-gays, mais le
mode de vie gay, ces « relations dont nous ne pouvons pas encore prévoir Ce qu’elles
seront ». Cette phrase contient un judicieux déplacement tactique : ne vous imaginez pas,
semble dire Foucault aux non-gays, que vous allez vous en sortir par une réduction
freudienne de votre homophobie à une anxiété personnelle ; ce qui vous fait vraiment
peur, c’est la menace pour vos privilèges que constitue le refus gay des relations que
vous avez créées pour protéger votre pouvoir. Mais Foucault n’a jamais cessé d’affirmer
qu’un nouveau mode de vie, de nouveaux types de relations, sont indissociables de
nouveaux actes sexuels, ou, dans ses termes de prédilection, d’une nouvelle économie du
plaisir physique. Dans cette même interview où il semble dissocier les actes sexuels des
modes de vie, il note que la majorité des homosexuels aujourd’hui (comme les Grecs
dans l’Antiquité) ont le sentiment qu' »être le partenaire passif dans une relation
amoureuse » est d’une certaine manière dégradant », et il poursuit en précisant que « la
pratique sadomasochiste a, en fait, contribué a rendre le problème moins aigu ».        Le sadomasochisme, suggère-t-il (en partie à cause de la fréquente réversibilité des rôles, en partie à cause de la démonstration qu’il est censé apporter du pouvoir des présumés esclaves) a contribué à revaloriser une position traditionnellement associée avec la
sexualité féminine.
Renforcer la position du partenaire subalterne n’est cependant pas du tout la même chose
que d’éliminer la lutte pour le pouvoir dans les négociations érotiques. Foucault pensait
manifestement que nous aurions tout à gagner à nous défaire de notre besoin
obsessionnel de connaître et de dire la « vérité » du désir, mais il n’a jamais prétendu
qu’une nouvelle économie du corps, ou des relations encore imprévues, ne continuerait
pas à être, de manière peut-être insoupçonnée, des exercices de pouvoir. Bien au
contraire, étant donné la conception dans « l’Histoire de la sexualité » d’un pouvoir
omniprésent qui « se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation
d’un point à un autre' », il est extrêmement difficile d’imaginer comment nous pourrions
même exister dans le monde (ne parlons pas de faire l’amour) sans être impliqué dans
des actes plus ou moins subtils de coercition et sans produire de frictions qui s’opposent
inévitablement à de telles formes de coercition. Ce qui rend à mon sens la pensée de
Foucault d’autant plus attirante, c’est justement que ses visions utopiennes ne cèdent
jamais à la tentation pastorale (si répandue dans les visions utopiques de ces dernières
décennies) de rapports intimes essentiellement empreints de tendresse et de sollicitude.
Il y a évidemment le bonheur troublant de ces deux hommes et leur tendre intimité, mais
étant donné l’indubitable adhésion de Foucault au sadomasochisme, on ne peut s’empêcher
de se poser des questions sur le rapport, pour peu qu’il existe, entre un bonheur qui serait
libre de toute hantise fantasmatique et la brutalisation mutuelle de corps consentants.
Même si on ne peut avancer sans absurdité que le sadomasochisme soit la voie royale
vers une économie de plaisirs encore insoupçonnés, le SM soulève néanmoins, et même pour ainsi dire brutalement, des questions importantes sur le rapport entre le plaisir et l’exercice du pouvoir, et sollicite (malgré lui-même) une étude psychanalytique d’un pouvoir peut-être défait, ou pour le moins modulé, par le plaisir même qui est inhérent à
son exercice.
Le potentiel radical du sadomasochisme a cependant été éclipsé par des positions
idéologiques vis-à-vis desquelles Foucault, notons-le, a toujours gardé une certaine
distance. On prétend souvent que le SM expose les mécanismes du pouvoir dans la société tout en
fournissant un exutoire cathartique aux tensions qui sont inhérentes à sa distribution sociale. « Dans
le monde sadomasochiste, écrivent deux sociologues sympathisants, un bon nombre des délicatesses
conventionnelles, qui normalement voilent les motifs et les intérêts, restent au vestiaire. » Des adeptes
enthousiastes font écho aux deux thèmes ainsi associés de catharsis et d’exposition. Geoff Mains,
par exemple, affirme que « des hommes surmenés par les tensions de la compétition sociale et
économique recherchent un antidote et une détente dans une .renonciation au pouvoir ». « Le cuir »,
apparemment thérapie idéale des PDG, « est un remède au stress ». Il fait remonter à la surface ce que
Robert Hopcke appelle « le côté sombre de l’expérience masculine » . Loin de contester la sagesse
psychologique dominante sur le bonheur individuel et la mal-adaptation sociale, le SM offre les
bénéfices d’une thérapie gratuite, avec stimulation érotique en prime : selon Mark Thompson, « des
sentiments longtemps retenus d’infériorité ou de manque d’assurance, de douleur et de perte, de rejet
ou d’abandon familial, remontent à la surface au cours du rituel SM ». Pourquoi payer si cher pour
une séance laborieuse de libre association ; avec le fouet, le travail de durcharbeiten se fait dans la
jouissance.
Politiquement, le sadomasochiste dit à la société : voilà votre vrai visage. Mains cite avec
approbation Ian Young : « Les gens [qui pratiquent le SM] ont la possibilité de prendre davantage
conscience des éléments de domination et de soumission qui existent en toute relation.
 » Et Thompson soutient que « dans leur explicitation audacieuse des rôles et des tensions violentes de la
société, les cuirs reflètent le jeu mortel auquel s’adonne une culture malhonnête avec elle-même « .
Ce jeu de miroir est invariablement présenté comme une manière de contester ce qui est
reflété. « S’il est possible que ta dynamique du SM renforce la catégorisation du sexe et
des rôles sexuels, écrit Young, je pense qu’il est plus probable qu’elle les affaiblit. »
Comme le dit Pat Califia, un des écrivains les plus perspicaces sur le SM : « Dans un
contexte sadomasochiste, les uniformes, les rôles et les dialogues deviennent une
parodie de l’autorité, un défi à son encontre, une reconnaissance de sa nature sexuelle
secrète ». Ainsi la reconnaissance se trouve identifiée à une contestation politique. Se
débarrasser des « délicatesses conventionnelles », prendre « davantage conscience » des
inégalités de pouvoir dans les relations, « expliquer » la violence des tensions sociales,
« reconnaître » la « nature sexuelle secrète » de l’autorité : y a-t-il dans tout cela beaucoup
plus qu’une acceptation sans hypocrisie du pouvoir tel qu’il est déjà structuré dans la
société dominante ?
S’il y a une potentialité de subversion dans la réversibilité des rôles du sadomasochisme,
réversibilité qui met en question toute conception du pouvoir comme « naturellement »
inhérent à un seul sexe (masculin) ou à une seule race (blanche), les partisans du SM
font montre d’une attitude on ne peut plus déférente à l’égard de l’opposition
domination/soumission elle-même. J’ai parfois l’impression que ce qu’ils attaquent dans
la société dominante, ce ne sont pas les réseaux de pouvoir et d’autorité, mais le fait que
les gays en sont exclus. Michael Bronski voit dans « l’explosion des fantasmes sexuels
privés en pleine vue du public » une « puissante prise de position politique », mais en fin
de compte cette prise de position revient à une prise de pouvoir : « Se présenter consciemment comme un être (homo)sexuel (et c’est particulièrement vrai pour le monde cuir sadomaso), c’est se battre avec le pouvoir et l’accaparer pour soi même ». Si c’est là que vous voulez en venir, il n’y a aucune raison de remettre en question les catégories
qui définissent le pouvoir. Et de manière peut-être plus significative encore, au moins
dans le sadomasochisme des hommes gays, la masculinité conventionnelle fait l’objet
d’un véritable culte. Bien que le phénomène de la leathec gueen (mais une folle peutelle
être un dur à cuir ?) soit souvent considéré comme subversif des notions hétéro de
l’hyper masculinité, il a surtout l’effet d’étendre la notion de machisme. Le SM, écrit
Hopcke, est une « réappropriation pure et simple de la masculinité » de la part des hommes
qui ont été exclus de ce noble idéal : les gays. Cette idéalisation est évidente dans son
,.év©cation spectaculaire d’un archétype Masculin (en majuscules) qui, une fois que nous
l’aurions revendiqué, nous ‘
donnerait mystérieusement le pouvoir de porter un coup mortel
à la culture qui l’a créé : « Dans le SM et la puissante initiation à la masculinité
archétypique qu’il représente, les hommes gays ont trouvé un moyen de revendiquer leur
connexion primitive avec le pouvoir brut du Masculin, et d’assener ainsi à la société
patriarcale et hétérosexiste une claque cinglante en s’appuyant sur la puissance masculine
du lien d’homme à homme pour faire éclater les catégorisations d’immaturité et de
mollesse efféminée dans lesquelles nous avons été assignés en tant que gays. »
Si l’alternative à cette singerie de l’idéal de domination de la culture dominante ne peut
pas être un renoncement au pouvoir lui-même, la question est de savoir si nous pouvons
imaginer des rapports de pouvoir qui seraient structurés autrement. La réversibilité des
rôles dans le sadomasochisme permet effectivement à chacun ou chacune de prendre son
tour dans la position exaltée de la Masculinité (et si tout le monde peut être en dessous,
personne n’a un droit exclusif à la position du dessus, celle de la domination), mais c’est là une
contestation bien timide de la hiérarchie sociale du pouvoir. Tout le monde peut avoir le plaisir
d’avoir quelqu’un d’autre à sa botte, mais pourquoi ne pas avant tout contester la valeur de mettre des
bottes pour ça ? Soit dans le SM les rôles sont réversibles ; soit l’esclave sadomasochiste est
consentant ; soit, comme Califia le dit, le sadomasochisme est « un pouvoir sans rapport avec les
privilèges 18 ». Mais cela ne veut pas dire que les privilèges soient contestés ; seulement qu’
on peut temporairement en jouir même si on ne fait pas partie des privilégiés. Une femme peut traiter un
homme, ou une autre femme, avec la même autorité brutale qu’un homme exerce sur elle ; un Noir
peut savourer l’humiliation du coup blanc qu’il a ramené chez lui, partageant ainsi le plaisir dont les
Blancs jouissent dans des contextes sociaux plus acceptables. De surcroît, les positions de pouvoir
sanctionnées par la société sont renforcées par les changements de positions secrets et toujours
temporaires que permet la culture parallèle du SM. La transformation du cadre d’entreprise brutal et
despotique (pendant la journée) en une servante en petits dessous pleurnichant sous les coups d’une
impitoyable dominatrice (la nuit) n’est rien de plus qu’une manière relativement revigorante de se
débarrasser de ses tensions. La concession ainsi accordée à un besoin secret et potentiellement
débilitant de se délivrer des écrasantes responsabilités du maître et de jouir brièvement du sentiment
d’irresponsabilité que donne une impuissance totale permet à notre PDG de retourner
tranquillement, le lendemain matin, à sa position de maîtrise et d’oppression, une fois que tout cet
« autre côté » aura été, au moins pour un moment, exorcisé à petits coups de fouet.
Ces vérités sont édulcorées par les partisans du SM qui ne tarissent pas sur le caractère tendre et
affectionné de leur communauté. Contrairement à la cruelle société patriarcale, la
communauté sadomasochiste n’inflige de tortures qu’à ceux qui disent qu’ils veulent être
torturés. Et la victime a toujours le contrôle : elle peut mettre fin à la scène à tout moment,
contrairement aux victimes des guerres pharisaïques de la vraie société. Cette différence
est évidemment importante. La pratique du SM repose sur un respect mutuel qui est généralement absent des rapports entre les puissants et les faibles, les déshérités, ou les opprimés dans la société. Le sadomasochisme demeure cependant profondément conservateur en ceci que son imaginaire du plaisir est presque totalement défini par la culture
dominante à laquelle il croit « assener une claque cinglante ». Il est vrai que ceux qui
exercent le pouvoir admettent rarement l’intense plaisir qu’ils prennent à cet exercice.
Reconnaître ce plaisir dévoile peut-être l’hypocrisie de l’autorité, mais ce n’est
certainement pas une contestation de l’autorité en soi. Au contraire : c’est là une manière
de révéler la fondation inébranlable sur laquelle le pouvoir repose. L’exercice du pouvoir,
ne cessent de nous dire les sadomasochistes, est source de jouissance, et il peut être tout
aussi jouissif pour la victime que pour l’oppresseur.
Il ne faut donc pas s’étonner que Foucault, dans une interview intitulée « Sade, sergent du
sexe », ait affirmé qu’Éros était absent du nazisme (ou qu’il y était tout au plus « accidentel »).Je
soupçonne qu’il savait bien que l’érotisme était tout à fait présent, mais il avait de bonnes
raisons pour insister sur son absence. Il tenait particulièrement à distinguer la relation de
maître à esclave dans le sadomasochisme de l’oppression des structures sociales de
domination. Le SM, dit-il, n’est pas « une reproduction, à l’intérieur d’une relation érotique, de
la structure du pouvoir. C’est une mise en scène des structures du pouvoir par un jeu
stratégique capable de procurer un plaisir sexuel ou physique ». Mais qu’
est-ce qu’un jeusans la structure de pouvoir qui constitue ses stratégies ? Ce que le sadomasochisme ne
reproduit pas, c’est l’intentionnalité qui soutient les structures de la société. Par exemple,
ce que Foucault appelle « l’infect rêve petit-bourgeois de la propreté raciale qui soutendait
le rêve nazi ». Bien sûr, mais la structure polarisée maître/esclave,
domination/soumission, est la même dans le nazisme et dans le SM, et c’est cette structure (et
non le rêve d’une « propreté » raciale ou la dimension purement foi ruelle du jeu) qui
donne du plaisir. En désignant les rapports stratégiques de pouvoir dans le SM comme
une convention de plaisir, Foucault semble suggérer que le plaisir sadomasochiste
résulte de l’insertion de relations de maître à esclave dans le cadre d’un jeu, mais qu’il n’est
pas inhérent à ces relations (et pourrait donc être absent du nazisme). La domination et la
soumission ne deviennent des sources de plaisir que quand elles sont esthétisées,
choisies comme simples conventions pour permettre au jeu de prendre une forme
concrète. En fait, le sauvetage politique du SM n’est possible qu’à condition de
considérer comme secondaires les structures de pouvoir qu’il met en scène. Si elles
étaient elles-mêmes perçues comme la principale source du plaisir, l’idéologie raciste
qui motivait leur adoption par le nazisme devrait être reconnue comme accessoire à leur
attrait érotique et inversement leur esthétisation par le jeu sadomasochiste ne suffirait plus à
expliquer ni leur adoption systématique comme convention privilégiée, ni l’excitation
que cette convention produit.

Le Hors-la-loi GAY

    L’homosexuel doit-il être un bon citoyen ? Il est difficile d’imaginer une question moins
politiquement correcte au moment où les gays et les lesbiennes s’acharnent à convaincre la
société hétéro qu’ils peuvent être de bons parents, de bon soldats et de bons prêtres.
Même si aucune de ces possibilités ne me semble particulièrement stimulante, il est
évident que nous devons défendre le droit de quiconque à suivre la vocation de son
choix, quel que soit son mérite… Et pourtant, étant donné le vif désir de respectabilité qui
est si répandu aujourd’hui dans le monde gay, il ne serait pas inutile de créer un peu de
friction (et par conséquent de réflexion) en contestant la compatibilité de l’homosexualité avec le civisme. Aussi vais-je commencer ma discussion de « L’Immoraliste » en posant cette question, comme Gide le fait lui-même à la première
page de son roman.
« En quoi Michel peut-il servir l’État ? » Pour le personnage qui pose cette question (un
des trois amis à qui Michel raconte son histoire) les termes en sont peut-être plus
ambigus que dans les reformulations que je viens de proposer. Quel est le sens de « un
homme comme Michel » ? Quelle sorte d’homme Michel est-il exactement ? C’est peut-
être pour répondre lui-même à cette question que Michel a fait venir ses amis de Paris en
Tunisie. Sa femme Marceline vient de mourir de la tuberculose dont elle l’avait aidé à
réchapper quelque temps plus tôt. Dans quelle mesure est-il responsable de sa mort ? Ils
étaient revenus vivre dans le climat qui avait aidé Michel à retrouver la santé, mais la
précipitation de leur voyage vers le sud (de Paris à Biskra, où Michel avait découvert
pendant sa propre maladie combien il voulait vivre) avait certainement hâté sa mort.
Était-ce pour elle qu’ils étaient revenus en Afrique du Nord ? Que cherche en fait Michel
lui-même ? Pour le lecteur de « L’Immoraliste », les réponses à ces questions sont peut-
être trop évidentes pour qu’on se donne la peine de les poser. Même Michel, en fait,
semble assez clair sur ses raisons pour revenir à Biskra. C’est là qu’il avait rencontré les
jeunes garçons arabes dont la santé et la beauté avaient éveillé en lui le désir de rendre
aussi sain et beau son propre corps ; et à son « intolérable tristesse », en découvrant qu’en
à peine un peu plus de deux ans ces « beaux corps » avaient été « déjetés » par de « vils
travaux », il avait compris que « c’était beaucoup eux que je venais revoir ».
Il ne serait pas entièrement faux de dire que « L’Immoraliste » est l’histoire d’un érudit
prématurément desséché que la découverte de sa pédérastie métamorphose en amoureux
passionné de la vie. Une des particularités de l’œuvre  de Gide est que cette découverte
est également présentée comme un secret. Les critiques, suivant l’indication de Gide, se
sont souvent empressés de dépister toutes les allusions à la pédérastie de Michel, alors
que son goût pour les garçons est parfaitement clair depuis le moment, très tôt dans le
roman, où il remarque le corps du jeune Arabe Bachir « tout nu sous sa mince gandourah blanche
et sous son burnous rapiécé » et se penche pour toucher « sa mignonne épaule ». Ce goût peut-il être
un secret pour Michel lui-même ? Aussi peu plausible que cela puisse paraître, il ne se rend compte
qu’il est revenu à Biskra pour les garçons qu’après avoir ressenti une intolérable tristesse à leur
dégradation. Plus étrangement encore, quand la petite sœur d’Ali se moque de Michel en prétendant
qu’elle lui préfère le garçon et que « c’est lui surtout qui [le] retient ici », Michel, à la dernière ligne du
roman, fait un aveu qui, pour le lecteur, ne peut être qu’invraisemblablement réticent, tardif, et
parfaitement superflu : « Peut-être, dit-il, a-t-elle un peu raison ».
En fait, il sait et il ne sait pas. S’il est conscient de certaines choses (telles que la raison pour
laquelle il a ramené Marceline à Biskra), il semble y avoir en lui quelque chose de plus
fondamental qu’il ne peut encore atteindre. Il dit à ses amis que s’il les a appelés de si loin,
c’est uniquement pour les voir et leur parler : « J’ai besoin de parler, dit-il, car je suis à tel point
de ma vie que je ne peux plus dépasser ». A la fin du roman, il les prie de « l’arracher » de
Biskra : « je ne puis le faire moi-même, dit-il, mais je voudrais recommencer à neuf ». Il est
alors tentant de penser que la confusion de Michel vient de quelque chose de plus « intéressant »,
de plus « profond », que son attirance pour les garçons. Comme les critiques de Gide sont
souvent assez mal à l’aise vis-à-vis de son homosexualité et ont même soutenu qu’elle
obscurcissait ce qu’il y a de plus profond dans son œuvre, on a rarement pris la peine de
résister à cette tentation. Je voudrais au contraire défendre l’idée que l’intérêt le plus profond
de « L’Immoraliste » réside dans l’homosexualité de Michel et que, si le secret transparent de
son amour pour les garçons crée une telle confusion, ce n’est pas parce que son écrasante culpabilité ne lui permet pas d’
accepter sa pédérastie, mais parce qu’ il ne sait pas qui il est en étant pédéraste.

GIDE ET L’IDENTITE HOMOSEXUELLE

      En contraste avec cette incontestable bien qu’indéfinissable pédérastie, Gide propose (ou
du moins nous laisse penser qu’il propose) une image plus conventionnelle de
l’homosexualité. Avec un flou caractéristique, il nous incite à penser que les amis
français de Michel sont gays, tout en ne disant rien d’explicite pour confirmer cette
impression. Les trois amis sont accourus en Afrique du Nord pour honorer un pacte
conclu des années auparavant : « au moindre appel de l’un devaient répandre les trois
autres ». Nous ne savons rien d’eux sinon qu’ils voyageraient beaucoup (pendant le
dernier séjour de Michel à Paris, « Denis était en Grèce, Daniel en Russie »), que
« naguère » ils interrompaient souvent leurs « libres propos » devant Michel, « le puritain
très docte », et qu’ils n’apparaissent jamais accompagnés d’épouses ou de compagnes. Mais
en fait ils apparaissent à peine, sauf sous la forme suggestive et quelque peu comique
d’accumulations de prénoms masculins à plusieurs reprises dans l’histoire. Dans les
premières pages du roman, le narrateur ne mentionne pas seulement Denis et Daniel,
mais Silas et Will (qui étonnaient les trois autres en racontant combien Michel avait
changé depuis la dernière fois qu’ils l’avaient vu à Paris), et à une réception dans
l’appartement de Michel et Marceline à Paris, il y a cette évocation curieuse d’invités
apparemment sans attache et qui se comportent avec une insolente désinvolture :
« Antoine, Étienne et Godefroy discutaient le dernier vote de la Chambre, vautrés sur les
délicats fauteuils de ma femme. Hubert et Louis maniaient sans précaution et froissaient
d’admirables eaux-fortes de la collection de mon père. Dans le fumoir, Mathias, pour
écouter mieux Léonard (sommes-nous censés remarquer cette attention particulière ?),
avait posé son cigare ardent sur une table de bois de rose. Un verre de curaçao s’était
répandu sur le tapis. Les pieds boueux d’Albert, impudemment couché sur un divan,
salissaient une étoffe ».
Il n’y a rien de plus dénaturé, suggère Proust, que la jouissance collective d’invertis
sexuels. Non seulement les invertis ne sont pas naturellement enclins à se rassembler ;
non seulement ils ressentent de la révulsion en la compagnie les uns des autres. Mais,
plus profondément, une société d’invertis est contraire à la nature même de l’inversion, à
ce qui constitue l’identité de l’inverti. Une fois ensemble, les invertis sont, selon Proust,
forcés de voir avec dégoût leur dénaturation reflétée dans la présence spéculaire d’autres
invertis. Et il n’y a pas moyen d’échapper à cette reconnaissance dans le plaisir sexuel :
comme il n’est pas naturel pour un inverti de désirer un autre inverti, leur commune
jouissance, l’orgasme qu’ils ont ensemble, ne peut que renforcer le dégoût qu’ils ont de
leur mutuelle compagnie. A tel point que si l’on voit des invertis ensemble, le plus
probable est qu’ils en sont arrivés là par désespoir. Comme les Juifs, auxquels Proust les
compare à plusieurs reprises au début de « Sodome et Gomorrhe », les invertis, rejetés et
opprimés par la société à laquelle ils souhaitent désespérément s’assimiler, peuvent finir
par trouver « une détente dans la fréquentation de leurs semblables, et même un appui
dans leur existence ». Ou bien, là encore, nous rappelle Proust, comme les Juifs se
raillaient autour de Dreyfus « les jours de grande infortune », les invertis se rallient autour
d’un des leurs, d’une victime qui fournit une rare occasion de solidarité entre ceux qui
sont atteints de « la maladie inguérissable » de l’inversion sexuelle.

                            PROUST ET LES « INVERTIS »

     Peut-on imaginer chose plus répugnante pour notre Gay Pride formant une communauté
solidaire et aimante que cette négation brutale de tout sens communautaire ? Les invertis
proustiens constituent une « race », presque jamais une communauté. Et pourtant, sans
aller jusqu’à présenter « Sodome et Gomorrhe » comme un modèle de cohésion gay, je
voudrais avancer que Proust, aussi négative que soit sa vision des groupes gays, peut
introduire une dose salutaire de scepticisme dans notre réflexion sur les valeurs que nous
sommes peut-être en train de perpétuer dans notre communauté si durement acquise.
Personne, pour commencer, ne disputerait le rôle des « jours de grande infortune » dans la
formation de cette communauté. La prise de conscience qui date aux États-Unis de la
révolte de Stonewall (laquelle a aidé beaucoup d’entre nous à passer d’une communauté
limitée à un camp tant soit peu hystérique ou à une drague clandestine à une version
moins cachée et plus consciemment politique d’un regroupement gay) est née d’un
spectacle scandaleux qui a finalement donné à l’oppression depuis longtemps supportée
par les gays une visibilité aussi incontournable qu’intolérable. Plus récemment, les
ravages du sida ont constitué un point de ralliement inattendu, à la fois profondément
indésirable et fortifiant pour la communauté. Ce n’est pas facile à admettre, mais Proust
avait sans doute raison sur le rôle des grands malheurs pour forcer les gays (comme les
Juifs) à la solidarité, en rendant impossible, ou au moins momentanément inacceptable,
de passer inaperçu dans ce que les Américains appellent la population générale (ce qui veut
évidemment dire la population hétérosexuelle). Il n’y a cependant rien de remarquable dans cette
découverte. Si Proust mérite notre attention, c’est pour une suggestion beaucoup plus conséquente,
selon laquelle l’aversion qu’ont les invertis pour la société des leurs est peut-être le fondement
nécessaire à une nouvelle communauté de l’inversion. Le dégoût de soi-même qui est implicite à la
répugnance de l’inverti à accepter la compagnie, et les faveurs sexuelles, d’autres invertis pourrait
conduire à une redéfinition de la communauté elle-même, selon laquelle celle-ci serait
considérablement moins tributaire qu’aujourd’hui des modèles communautaires élaborés par ceux
qui voudraient nous voir disparaître.
Mais ce dégoût doit d’abord être analysé, car il est au cœur même de l’identité homosexuelle telle
que Proust la conçoit. Cette conception l’amène à rejeter le terme « homosexuel », l’alignant ainsi avec
les plus ardents anti-essentialistes d’aujourd’hui. Mais l’alignement s’arrête là : si l’investigation
proustienne de l’homosexualité révèle que le mot est impropre au phénomène qu’
il est censé décrire, la correction que Proust propose est en fait édictée par l’essentialisme le plus absolu. Ce n’
est pas la propriété de nommer qui est mise en question, mais seulement l’impropriété du nom lui-même.
« Homosexualité » est évidemment impropre à décrire l’attirance d’un homme pour un autre homme
si, comme le veut la conception populaire que Proust semble accepter, de tels hommes ont une âme
de femme. Comme d’autres commentateurs l’ont déjà remarqué, cette conception exclut le désir
homosexuel qu’elle est censée expliquer. L’homosexualité est une simple illusion ; ce qui apparaît
comme le désir d’un homme pour un autre homme est en fait celui d’une femme qui rêve de faire
l’amour avec un homme.
Ayant observé la scène de drague entre Charlus et Jupien, le narrateur se félicite d’avoir
eu auparavant l’impression qu’il y avait une certaine féminité chez le baron, pourtant
d’ordinaire si viril. « Je comprenais maintenant pourquoi […], quand je l’avais vu sortir
de chez Mme de Villeparisis, j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une
femme : c’en était une ! » Cette hétérosexualisation de l’homosexualité est si puissante
qu’elle risque d’invalider la formule même qu’elle illustre : « Anima muliebris in
corpore virili inclusa ». La femme emprisonnée dans un corps d’homme, comme un
esprit privé de corps recherchant la forme incarnée qui lui été injustement refusée,
devient par moments « hideusement visible ». Quand, par exemple, de jeunes folles publiant de se surveiller sont « agités […] dans un spasme d’hystérique, par un rire aigu qui convulse leurs genoux et leurs mains », ou quand, de manière moins probable mais plus poignante, l’inverti, surpris dans son lit au réveil, est trahi par ses cheveux mêmes.
Leur inflexion est si féminine, déroulés, ils tombent si naturellement en tresses sur la
joue, qu’on s’émerveille que la jeune femme, la jeune fille, Galatée qui s’éveille à peine
dans l’inconscient de ce corps d’homme où elle est enfermée, ait su si ingénieusement,
de soi-même, sans l’avoir appris de personne, profiter des moindres issues de sa prison,
trouver ce qui était nécessaire à sa vie ». Observer cette inscription est toujours, chez
Proust, une révélation extraordinaire. La réaction du narrateur à la découverte des
inclinations sexuelles de Charlus confirme parfaitement l’argument de Foucault sur la
promotion fantastique de la sexualité qu’accomplit la modernité. « Rien de ce que (le
sujet) est au total n’échappe à sa sexualité. Partout en lui, elle est présente : sous-jacente à
toutes ses conduites parce qu’elle en est le principe insidieux et indéfiniment actif […] Elle
lui est consubstantielle.
 » Le sodomite en Charlus est la clé qui permet de déchiffrer le code de tout son comportement. La transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si complète que non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais
rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui
avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenait intelligible, se montrait évident ». Mais
qu’est-ce que le narrateur a appris sur Charlus en découvrant ses penchants sexuels, qu’il est
en réalité une femme ? Si « homme » et « femme » sont chez Proust des catégories fixes, il
s’avère que ce sont des catégories presque vides. Plus spécifiquement, elles ne sont chargées
d’aucune idéologie psychologique sur la distinction des sexes. Un inverti est une femme
pour une seule raison : « Là où chacun porte, inscrite en ces yeux à travers lesquels il voit
toutes choses dans l’univers, une silhouette intaillée dans la facette de la prunelle, pour eux
ce n’est pas celle d’un nymphe, mais d’un éphèbe ». Ce que l’inverti voit ne porte pas l’
impression de ce qu’il « est » mais de ce qui lui manque. Charlus « appartenait à la race de ces
êtres […] dont l’idéal est viril, justement parce que leur tempérament est féminin »

L’HOMOSEXUALITE SELON GENET

           Plus audacieusement qu’aucune autre des œuvres de Genet, « Pompes funèbres » soulève
cependant la possibilité d’échapper à cette spectacularité transgressive, et en cela elle
esquisse aussi la possibilité d’une esthétique antimonumentale et antirédemptrice à l’opposé de son apparente poursuite d’une beauté gestuelle. Sa démarche la plus originale consiste à imaginer une sorte de trahison non relationnelle. Celle-ci est d’autant plus difficile à percevoir qu’elle émerge d’un discours éthique qui nous est familier. Les
paramètres du mal semblent clairement définis par les vertus qu’il bafoue
systématiquement. La prétention qu’a Genet de réaliser, par l’ascèse de l’apprentissage au
mal, une liberté absolue se trouve démentie par l’apparente dépendance de sa conception
du mal par rapport aux définitions traditionnelles du bien : « me voulant hors d’un monde
social et moral dont la règle d’honneur moral me paraissait imposer la rectitude, la
politesse, enfin ces préceptes enseignés dans les écoles, c’est en haussant à hauteur de
vertu, pour mon propre usage, l’envers de ces vertus morales que j’ai cru obtenir une
solitude morale où je ne serais pas rejoint. Je me suis voulu traître, voleur, pillard,
délateur, haineux, destructeur, méprisant, lâche ».
Quelle sorte de liberté y a-t-il dans un mal qui décide chacune de ses démarches en
fonction des vertus reçues ? La menace du mal est considérablement diminuée quand son
champ est tout entier déterminé, et d’une certaine façon contrôlé, par les positions éthiques qu’
il transgresse. Le mal est déjà contenu dans ces positions ; on pourrait même dire que
sa menace destructrice est une nécessité pour le bien lui-même. La visibilité historique du mal
clarifie les fondements éthiques du social ; elle oblige, au minimum, à un renforcement dans la
définition de ces fondements.
Mais Genet vise aussi à autre chose, quelque chose qu’indique la remarque en apparence banale
selon laquelle on peut atteindre une solitude morale dans le mal. Je dis « en apparence », car Genet ne
veut pas dire que la solitude soit la conséquence du mal ; mais plutôt qu’il choisit le crime afin d’être
seul. C’est pour lui si vrai que trouver de la compagnie dans le mal, être entouré de gens qui « sont
dans l’infamie comme un poisson dans l’eau » suffit à lui faire faire marche arrière vers la vertu. Et du
traître Riton, Genet écrit : « Jusqu’à la dernière fraction de seconde il m’est cher qu’il continue vers
la destruction, le meurtre (bref le mal selon vous) d’épuiser pour et dans une exaltation (qui veut
dire l’élévation) toujours plus grande à mesure, l’être social ou gangue d’où surgira le plus éclatant
diamant ; la solitude, ou sainteté, c’est-à-dire encore le jeu incontrôlable, étincelant, insupportable
de sa liberté ». Dans ces passages une nouvelle possibilité émerge : le mal (pour continuer
d’employer le mot de Genet) conçu non pas comme un crime contre un bien socialement défini,
mais comme l’abandon total de toute référence au domaine du bien, c’est-à-dire comme une sorte de
dépassement méta-transgressif du champ même des possibilités transgressives.
C’est là que l’homosexualité se révèle pour Genet la plus riche en potentiel pour le mal. Pour
lui, cette potentialité est toujours fondée, comme nous l’avons vu avec l’analingus, sur une
pratique sexuelle spécifique. Et là encore, c’est l’anus qui va se présenter comme le passage
privilégié pour les hautes sublimations de Genet. La portée morale et politique de la
pénétration anale est, dans « Pompes funèbres », exploitée jusqu’à l’extravagance. Il est bien
entendu que l’érotisme anal n’est pas l’exclusive des hommes gays ; pas plus qu’il n’épuise à lui seul
les possibilités de l’érotisme homosexuel. Mais l’important n’est pas la fréquence avec laquelle il est
effectivement pratiqué ; pour Genet, l’analité représente mythiquement la stérilité d’une relation dont
le corps de la femme est exclu et (pour anticiper sur mon prochain argument) l’antirelationnalité
inhérente à toute homoïté.
Cette découverte résulte peut-être d’une préférence de position. Le coitus a tergo est évidemment
une option hétérosexuelle ; corrélativement, deux hommes ou deux lemmes peuvent faire l’amour
face à face. Mais Genet semble préférer aborder par-derrière la possibilité sexuelle qui est derrière,
comme si la configuration formée par le devant d’un homme contre le dos d’un autre respectait plus
exactement, si l’on peut dire, la manière dont l’anus (par opposition au vagin) se présente pour la
pénétration. C’est dans cette position, comme le suggère l’extraordinaire passage qui suit, que Genet
découvre la valeur inestimable du sexe sans échange. Erik, un soldat allemand, baise le jeune
milicien Riton sur le toit d’un immeuble abandonné où ils sont tous les deux réfugiés, avec quelques
autres soldats allemands, pendant la libération de Paris : « Le dos appuyé au monument de briques en
face de Paris qui veillait, Erik encula Riton. Leurs pantalons étaient baissés sur les talons où la
boucle des ceintures sonnait à chaque mouvement. Ce groupe était fort de s’être appuyé à un mur,
d’être épaulé, protégé par lui. Si les deux mâles debout se fussent regardés, l’un le baisant en
passant sa queue entre les jambes de l’autre, la qualité n’eût pas été la même de la volupté. Bouche
à bouche, poitrine contre poitrine, genoux s’entremêlant, ils se fussent noués dans une ivresse qui ne
sortait pas d’eux-mêmes, dans une sorte d’ovale clos à toute lumière, mais dans la figure de
proue qu’ils formaient, les corps regardaient la nuit comme on regarde l’avenir, le plus
faible à l’abri du plus fort, les quatre yeux braqués devant eux, ils projetaient à l’infini le
rayon épouvantable de leur amour. […] Erik et Riton ne s’aimaient pas l’un dans l’autre,
ils s’échappaient d’eux-mêmes sur le monde, à la face du monde, en un geste victorieux ». Il y a donc ici une volupté sexuelle distincte de l’intimité sexuelle. Erik et Riton sont « transportés » et c’est là, pourrait-on dire, un transport culturel aussi bien que sexuel. La figure de proue que forment leurs corps les projette hors d’eux-mêmes, hors de toute
tentation de s’absorber l’un dans l’autre. C’est-à-dire qu’elle les fait sortir de la tradition
vénérable qui idéalise la sexualité dans l’image du couple intimement conjoint. Cette
scène de baise à la sauvette sur les toits de Paris prend alors la valeur d’une rupture ou
d’un déplacement sismique dans l’épistémè de notre culture : l’injonction de se trouver soi-même,
et de trouver autrui, dans le sexuel est réduite à néant quand le nazi et le
collaborateur, regardant non pas l’un vers l’autre mais dans la même direction, sont
propulsés par les poussées du pénis d’Erik dans le silence impersonnel de la nuit
parisienne. Notre culture nous encourage à penser que le sexe établit le rapport le plus
privé, la connaissance intime de l’autre sur laquelle la cellule familiale est construite.
Goûtez ce plaisir qui ne sera jamais rendu public, qui aura aussi l’effet (même si cela
reste non dit) de vous laisser, dans une tranquillité bien soumise, en dehors du domaine
public, satisfait de laisser à d’autres la conduite de l’histoire pendant que vous
perfectionnez l’ovale d’une intimité exclusivement copulative et familiale. Le sodomite,
l’ennemi public, le traître, le meurtrier (Erik et Riton ont droit à tous ces titres) sont
idéalement inadaptés à une telle intimité.
Exclus de toutes les communautés triomphantes (de la famille hétérosexuelle aux Alliés
qui entrent victorieusement dans Paris), ils sont réduits, ou élevés, à une sorte
d’éjaculation généralisée ou sans objet, un baisage du monde plutôt que de l’autre. Parce
qu’ils savent qu’ils seront bientôt morts, cet acte a naturellement quelque chose du
désespoir et de la brutalité avec laquelle Genet lance son provocant « j’encule le monde »,
mais il contient aussi (de manière pour nous intrigante) la promesse d’une nouvelle sorte
de fertilisation. Ils éjaculent non pas tant l’un dans l’autre que, si l’on peut dire, dans le
monde, et ce faisant ils ont l’impression étrange mais revitalisante de regarder dans la
nuit comme on regarde dans l’avenir.
Poeur Genet, ce « geste victorieux » à l’adresse du monde émane d’une incontestable volonté de
destruction. Non seulement Erik et Riton s’éliminent mutuellement en faisant l’amour (ils
jouissent dans le monde plutôt que l’un avec l’autre), mais la machine fantasmatique de Genet
imagine qu’après l’ amour Riton descende Erik d’un coup de mitraillette. Après quoi, « toute
la nuit, toute la matinée du vingt août, abandonné de ses amis, de ses parents, de son amour,
de la France, de l’Allemagne, du monde entier, il tira jusqu’à ce qu’il tombe épuisé », pour
être finalement tué par un résistant. Jamais Riton n’aura été plus fidèle à la cause nazie
qu’il a si traîtreusement servie que dans cette ultime orgie de violence meurtrière et suicidaire.
S’il y a un héros éthique de dimension historique dans « Pompes funèbres » (et il faut bien
reconnaître que c’est là le centre répugnant du roman de Genet) c’est Adolf Hitler. Un Hitler
fantasmé, bien sur, sexuellement mythifié et même ridiculisé, mais assez proche de son
monstrueux modèle pour nous empêcher de dire avec assurance que les affinités politiques
n’ont rien à voir avec les scénarios fantasmatiques de Genet. Mais il est important de préciser que
ni la politique nationaliste ni aucune idéologie génocidaire n’entrent en jeu dans la fascination de
Genet à l’égard du nazisme. Hitler « détruisait pour détruire, il tuait pour tuer. L’institution nazie ne
cherchait qu’à se dresser orgueilleusement dans le mal, ériger le mal en système et hausser tout un
peuple, et soi-même au sommet de ce peuple, jusqu’à la solitude la plus austère ». Le nazisme pour
lequel Genet proclame son admiration dans sa cérémonie de deuil perfide à la mémoire de Jean
Decarnin est le mythe d’une trahison absolue, trahison de tout lien humain dans une tentative de
meurtre contre l’humanité elle-même.Une dernière fois il nous faut retourner à l’activité de prédilection de Genet, qui se révèle
tout aussi suggestive sur le plan de l’esthétique qu’elle l’est sur celui de l’éthique. Non
seulement les fantasmes meurtriers de Genet quand il lèche Jean consomment leur union
sous là forme d’un déchet indifférencié, mais Genet ressuscite un monde alors que sa
langue fouille dans l’anus de son amant : « Puis je m’efforçais d’accomplir bien mon travail
de foreuse. Enfin, comme lorsque l’ouvrier appuyé à sa machine qui le fait tressauter
au centre de la carrière, debout, au milieu des éclats de mica et des étincelles
jaillissantes autour de la foreuse, à la nuque talonnée par un soleil assommant, un vertige
soudain brouille tout et dispose les habituelles palmes et sources d’un mirage, ainsi un
vertige brandissait plus fort ma queue, ma langue s’amollissait oubliant de creuser plus
fort, ma tête s’enfouissait encore dans les poils mouillés, et je voyais l’œil de Gabès
s’orner de fleurs, de feuillages, devenir une charmille très fraîche où tout entier je péné-
trais en rampant pour m’endormir sur la mousse, dans l’ombre, y mourir ». Même si
Genet lui-même disparaît (meurt) pendant une telle vision, un monde est en train de
naître. Le lécheur a dans sa jouissance des pouvoirs de démiurge. Genet est fécondé
oralement en mangeant les déchets de son amant. Ayant consommé Jean sous forme de
mort, Genet l’expulse en créant un monde d’images nouvelles.
Il y a certainement ici une inversion des termes : l’anus produit la vie, le déchet est
fécond, et à partir de la mort de nouveaux paysages émergent. Mais de tels
renversements ne peuvent peut-être se produire qu’une fois que le champ des possibilités
de délignification a été entièrement dévasté. Toute relationnalité ayant été éliminée, les
valeurs peuvent être posthumément retrouvées et renversées sans risque de
contamination par les anciens termes.
C’est là l’ingénieuse solution de Genet au problème des renouveaux révolutionnaires
condamnés à répéter l’ordre ancien : il meurt pour que la répétition elle-même puisse
devenir un acte générateur. Cela ne peut être accompli que si la mort est conçue, et
vécue, comme une jouissance. La fertilité de l’analingus repose sur sa capacité à être
immédiatement productif. L’excitation hallucinatoire provoquée en Genet par le forage
de sa langue donne instantanément naissance aux luxuriants bouquets et charmilles de
son écriture. Non seulement ce type de sublimation élude complètement le social comme
réseau de substitutions symboliques au champ sexuel, mais il ne résulte même pas des
investissements du moi par une énergie sexuelle libre, détachée de désirs spécifiques, que
Melanie Klein associait à la faculté de sublimer. Ici, la sublimation est au contraire une
activité de la conscience qui accompagne une activité sexuelle particulière, et qui en fait
ne dure pas plus longtemps que cette activité. Le symbolique est un produit du corps, et
c’est un aspect non négligeable de la subversion opérée par Genet qu’elle réfute la
doctrine lacanienne qui nous engage à concevoir le langage comme une castration,
comme l’ablation qui nous couperait du potentiel révolutionnaire du corps.
Bien sûr, les visions de Genet sont des fragments textuels; elles n’ont rien de la
monumentalité et de la perfection de la beauté gestuelle. Qui plus est, elles peuvent
elles-mêmes être traitées comme des déchets. Genet écrit dans Pompes funèbres que
« l’erreur intéresse le poète, puisque l’erreur seule enseigne la vérité […] il chante les
erreurs […] afin qu’elles servent — ou la soient — la beauté du lendemain. […] La poésie
ou l’art d’utiliser les restes. D’utiliser la merde et de vous la faire bouffer » (190). Dans une
société où l’oppression est structurelle, constitutive de la socialité elle-même, seul ce que
la société rejette (ses erreurs ou parias) peut servir l’avenir. Chez Genet, l’erreur est
l’équivalent esthétique et social des excréments ; elle offre paradoxalement toutes les possibilités de fertilité et de renouveau que Genet associe avec le déchet. Mais comme déchet de l’esprit, terreur a aussi l’immense avantage d’être superflue. Elle ne servirapeut-être à rien. « Ce livre, dit Genet de « Pompes funèbres », est sincère et c’est une
blague ». Tout comme la légèreté radicale dont je parlais plus tôt subvertit ce que Genet
peut dire de sérieux sur le nazisme (en même temps que sa trahison de ce sérieux reste
dans la logique de la trahison de l’humanité même que représente le nazisme), il n’hésite
pas à se montrer infidèle à son propre roman. L’humour de « Pompes funèbres » manifeste
au niveau du ton le refus de Genet d’établir un certain type de communication
(culturellement consacré) entre l’auteur et son œuvre. Il refuse de prendre la littérature
complètement au sérieux.
Que Genet nous autorise à considérer « Pompes funèbres » comme superflu est un soulagement
non négligeable : nous pouvons alors nous sentir moins troublés par sa fascination pour la
trahison, le meurtre, et la mort. Mais ce rejet partiel de son œuvre est en lui-même une
menace pour la culture. Il trahit le code éthique qui nous enjoint de prendre l’art au
sérieux, nous invitant à considérer les œuvres littéraires non pas comme des monuments
épistémologiques et moraux, mais, pourrait-on presque dire, comme des excréments culturels.
En cela, Genet a beaucoup en commun avec Beckett qui, dans son acharnement à l’échec,
ne pourrait que reconnaître son affinité avec l’esthétique scatologique de Genet. Culte de
l’échec et culte du déchet : Beckett et Genet appartiennent tous deux à une modernité
radicale déterminée à sauvegarder l’art des dispositifs de préemption de la culture
institutionnelle. Ils nous défient de les prendre au sérieux, refusant de nous laisser croire
qu’ils ont réussi dans leur œuvre artistique ou dit des vérités importantes. Mais ils nous
permettent, malgré tout, d’assister à leur échec et de les voir s’enivrer de déchets
linguistiques, nous obligeant ainsi, peut-être en dépit d’eux-mêmes, à repenser ce que nous
entendons par communication et par communauté, et peut-être encore plus, à les
réinventer.

Consulter le PDF original