La déportation des homosexuels

La déportation des homosexuels – Jean le BITOUX et Emile TEMIME 9 avril 1994

Conférence-débat du 9 Avril 1994
Auditorium du Musée d’Histoire (Marseille)
Jean Le BITOUX, journaliste, écrivain
et Emile TEMIME, historien
Association Mémoire des Sexualités
(en collaboration avec le Collectif Gai et Lesbien Marseille-Provence)
Transcription : Anne Guérin – mise en page : Pascal Janvier

La DEPORTATION DES HOMOSEXUELS

INTRODUCTION
La déportation des juifs pendant la guerre de 1939-1945 a été massive et odieuse. On oublie souvent que la déportation a touché aussi de nombreuses autres minorités : tziganes, opposants politiques et religieux, handicapés et malades mentaux, prostituées, mais aussi des homosexuels. 10 000 à 20 000 homosexuels ont été déportés par les nazis, et le régime de Vichy a, là comme ailleurs, prêté mainforte à l’exode et au massacre.
Pierre Seel, l’un des rares survivants a voulu s’exprimer, après avoir longtemps cherché à oublier. Dans un livre à deux voix, avec Jean Le Bitoux, il raconte son histoire. Emile Temime qui connaît bien cette période, nous aidera à resituer le contexte de toutes ces  déportations.
Jean Le Bitoux : En juin 1940, les Allemands envahissent la France après une guerre éclair, contournent les Ardennes et se
précipitent sur l’Alsace-Lorraine, région qu’ils estiment leur appartenir. La région se trouve immédiatement sous un régime d’extrême vigilance et d’extrême répression. La résistance s’organise, mais l’Alsace-Lorraine « normalisée » est annexée au Grand Reich. Arrestations et déportations commencent
aussitôt. Il y a en Alsace-Lorraine plus de résistance et d’incarcérations que dans toute autre région de France. Des réseaux de filature et/ou de renseignement, sont mis en place. Il faut dénoncer à tout prix ceux qui sont allergiques à l’ordre nazi. Des listes de juifs et d’homosexuels sortent des tiroirs et sont remis aux Allemands.
C’est une très vieille habitude policière que de ficher, dans chaque ville, les gens qui ne sont pas comme les autres. Des témoignages fiables nous permettent d’affirmer que ces fichiers furent patiemment élaborés par la police française pendant les années qui précédèrent l’invasion. Un scandale de mœurs avait éclaté en 1934-35. Le procès n’eut jamais lieu mais il fournit à la police un prétexte pour convoquer des dizaines d’homosexuels et les interroger : « êtes-vous au courant de ce scandale ? En avez-vous fait partie ? Connaissez-vous des homosexuels ? Avez-vous un carnet d’adresses ? Donneznous
la liste des homosexuels qui y figurent ». D’un côté, il y eut une volonté de surveiller et punir, mais d’un autre côté il y eut des homosexuels voulant prouver leur innocence dans cette affaire de moeurs. Des noms furent donc livrés, en toute innocence (des membres de la famille, des voisins, des connaissances……)
Les Allemands eurent ainsi à connaître des homosexuels alsaciens et lorrains mais aussi des noms de personnages hauts placés – ecclésiastiques, par exemple – auprès desquels ils pourraient exercer un chantage discret, qu’ils pourraient surveiller davantage et qui deviendraient donc, pour des actes relevant de la vie privée, la proie de l’occupant. Toutes ces personnes devaient constituer un fichier assez important, qui devait être utilisé lors des premières rafles, en 1940/1941.

En mai 41, le jeune Pierre Seel est convoqué par la Gestapo et dès le lendemain il est introduit dans ses locaux et torturé.
Pourquoi son nom figurait-il dans le fichier des homosexuels de Mulhouse ? C’est très simple. Plusieurs années auparavant, à 17 ans, il draguait un peu dans les squares de Mulhouse. Entre le lycée et la maison familiale se trouvait un square qu’il
aimait bien. Et où, un jour, on lui vola sa montre. Indigné, il alla au commissariat se plaindre du vol. Le policier lui demanda
ce qu’il faisait à une heure très tardive dans ce square connu comme étant un square homosexuel. Le policier le réprimande,
archive sa plainte et – Pierre s’en apercevra par la suite – inscrit son nom dans le fameux fichier parfaitement illégal. Lorsque
Pierre se trouvera face à ses tortionnaires, on lui ressortira ce procès-verbal vieux de trois ans. Contrairement à d’autres
homosexuels, qui furent expulsés, Pierre ne pu nier son homosexualité, et fut expédié au camp de Schirmeck, un petit village
Pierre SEEL est ciblé

RAPPEL HISTORIQUE

A 30 kilomètres de Strasbourg où, pendant la « drôle de guerre » furent construits à la hâte des baraquements destinés à la
population frontalière à évacuer parce que trop proche du front, au cas où la guerre serait déclarée. Les Allemands
réquisitionnèrent tout ce qui ressemblait à un baraquement tout ce qui pouvait servir de parc carcéral, parce que beaucoup de gens furent arrêtes, raflés, beaucoup torturés. Le camp de Schirmeck avait pour modèle les camps de rééducation allemands.
Il y avait des barbelés des miradors, des baraquements, buanderie, économats, la séparation des hommes et des femmes… Le tout était dirigé par les SS.
M. Karlbück qui dirigea ce camp, avait déjà dirigé deux camps de concentration en Allemagne. Ancien chômeur, il devint
obersturmfürherà 44 ans. Il avait rejoint le parti nazi desannées auparavant. Il devint tout de suite une autorité dans les rangs SS. Il instaura la terreur dans ce camp où se retrouvaient toutes les populations dont le dénominateur commun était la haine
de l’idéologie nazie : communistes, républicains espagnols, résistants, tziganes, « asociaux » (dont Pierre et d’autres
homosexuels).
J’aurais du mal à vous raconter sans émotion cette période qui concerne la « vie » dans le camp de Schirmeck. Ce sont des pages terribles qui font honte à l’humanité. Pierre passe six mois dans ce camp puis on lui dit : « signez ce papier et vous pourrez sortir ». Il n’en croit pas ses oreilles, rentre chez lui, se demandant ce qu’il a signé. Et cela ne tarde pas : il est incorporé sous les drapeaux et envoyé sur le front yougoslave. Toute cette époque de la guerre est pour Pierre une épreuve terrible parce qu’il la fait dans un uniforme qu’il déteste. Après un périple hallucinant dans tous les pays d’Europe en guerre on le retrouve, en 1945, dans sa famille, à Mulhouse. Il a alors 23 ans. Sa famille est très bourgeoise. Papa est le grand pâtissier de Mulhouse. La foi catholique anime parfaitement cette famille, le patriotisme aussi. On demande à Pierre de ne pas parler de ce qu’il a vécu, de ses tortures, et surtout du motif de son incarcération. Pierre va donc se retrouver avec sa honte. Aussi, pendant trente ans, il va faire semblant d’être hétérosexuel, il va se taire, se marier, et même faire des enfants. Dans l’itinéraire de Pierre, ces années-là sont aussi lourdes que celles qu’il a vécues pendant la guerre. Pendant ces
quelques trente années, il reste ainsi figé, portant son lourd secret avec ce malheur derrière lui, et sans avenir devant. C’est l’époque de sa seconde souffrance.
En 1981, Mgr Elchinger, alors évêque de Strasbourg, que l’on peut qualifier d’intégriste puisqu’il est contre l’avortement, contre les mariages entre catholiques et protestants, et évidemment contre les homosexuels (en fait, contre tout ce qui bouge), à l’occasion d’un congrès européen, celui de l’Internationale homosexuelle – l’IGA, l’International Gay Association réunie pour la 1ère fois en France alors que la gauche vient d’arriver au pouvoir – qui se tenaitalorsà Strasbourg, fit preuve d’une réelle homophobie. Les congressistes avaient loué des chambres dans un foyer chrétien. De retour de Rome,
Mgr Elchinger donne une conférence de presse pour annoncer qu’il annule toutes les réservations alors que les congressistes sont déjà dans le train pour Strasbourg, au motif, selon lui, que les homosexuels sont des « handicapés », et que s’ils veulent faire croire qu’ils sont en bonne santé, ils se trompent !
Parce que la déclaration tonitruante de l’évêque fait du bruit dans les médias, Pierre Seel l’entend à la radio. Il est à Toulouse et il a 55 ans. Il est terriblement seul. Sa femme s’est séparée de lui et ses enfants ne le fréquentent quasiment plus. Pierre entend cette horreur, ce crachat sur l’identité homosexuelle, qui vient encore une fois d’Alsace. Il décide alors de parler, d’écrire une lettre ouverte à cet évêque, lettre qui est reprise dans la presse homosexuelle, et qui lui permet de se délivrer d’un très lourd secret. Il rappelle à cet évêque amnésique que l’Alsace a déjà souffert de ce genre d’interdit, de condamnation morale ; et qu’il ne se sent pas « handicapé » en tant qu’homosexuel, que les handicapés comme les homosexuels ont vécu dans les camps, qu’eux aussi ont été exterminés, victimes de l’idéologie nazie, de laquelle il croyait que l’Alsace était protégée.
Cette lettre ouverte n’a pas eu, pour Pierre, l’effet escompté. Il ne s’est pas fait entendre, comprendre, il n’a pas pu convaincre. Et tout à coup il s’aperçoit que pour témoigner, retracer le chemin de la déportation homosexuelle, il lui faut « des preuves ». Lesquelles ? Il n’en a aucune. Nous sommes en 1981. Quarante ans se sont écoulés. Où sonner, à quelles portes, pour avoir la preuve qu’il a été déporté, que d’autres homosexuels d’Alsace ont été raflés, torturés, expulsés ? A qui le dire pour les convaincre ? Pendant dix ans. Pierre a parcouru ce chemin en solitaire. Il ne voulait pas que le mouvement homosexuel s’occupe uniquement de lui, parce que son affaire appartenait au souvenir de toute une population, il ne s’agissait pas de la mémoire homosexuelle mais de toute la mémoire de la guerre. Au ministère des Anciens combattants et des Déportés de guerre, où on aurait dû, depuis longtemps, lui remettre sa carte de déporté, on lui ferme la porte parce qu’il n’a aucune preuve. Comment les trouver alors que les archives de Schirmeck sont presque toutes détruites, alors que celles de la Gestapo de Strasbourg ont repassé le Rhin, d’une façon étrange, à la Libération, alors qu’énormément de documents ont disparu ? Et qui trouver comme témoin d’un drame qui s’est produit il y a si longtemps ?
Pendant ces années difficiles, Pierre veut parler. Mais les papiers manquent. On le voit à la télévision, à la radio. Vous l’avez
certainement vu, vous aussi.On l’a vu dans « Perdu de vue », une émission idiote qui passe sur une chaîne privée, et qui a malgré tout un taux d’écoute, un audimat exceptionnel. Les responsables de l’émission font pression sur le ministère, lui disant : « Il faut retrouver le nom de Pierre Seel dans vos papiers, il faut résoudre ce problème. Alertez les associations de déportés, trouvez-nous les papiers de Pierre. Il est impossible que Pierre soit un mythomane qui raconte des sornettes ».
On a pu retrouver ces papiers. Au dernier moment nous les avons rajoutés dans le livre. Ils prouvent le passage de Pierre à Schirmeck, ils lui ont permis d’avoir sa carte de déporté. La commission se réunit dans quelques jours, le 16 avril. Ce jour-là j’espère que Pierre sera libéré d’un doute qui a longtemps plané sur son témoignage : ce témoignage d’un vieux monsieur qui raconte ce qui s’est passé il y a cinquante ans.
L’homosexualité est frappée, à cette époque, d’un jugement moral. Dans les années 1930/1940, lorsque les homosexuels ont fait l’objet de la haine nazie, ce jugement était encore plus sévère. Cette différence était très mal vécue, surtout dans un pays catholique fervent et patriotique. Pierre en a énormément souffert. Et cela fait partie de son silence… Juste avant la guerre, il avait pourtant affirmé son homosexualité, c’était un petit « zazou », un jeune homme élégant, il vivait une histoire d’amour avec son ami Jo (qu’il verra mourir dans le camp). Il s’assumait, ce qui était assez courageux pour un jeune bourgeois en 1939/1940. Mais à son retour de la guerre, c’est un homme détruit, terrorisé par l’ambiance qui règne à Mulhouse. Son frère aîné devient adjoint au maire. La réputation de sa famille est en jeu. Il ne songe pas à quitter l’Alsace qu’il aime, mais il y reste comme « enfermé », piégé. Son témoignage est un témoignage sur la honte.

L’idéologie nazie a toujours comporté la dénonciation des homosexuels, notamment parce qu’ils ne font pas d’enfants. Or, l’AlsaceLorraine rentrant dans le giron du nazisme, ses habitants étant à peu près des Allemands, et à ce titre ils devaient participer à la stratégie nataliste du régime, de l’idéologie nazi. Les hommes sont faits pour engrosser les femmes, et les femmes ne sont qu’un ventre, lequel appartient au Reich. C’est là le plan qu’a développé Heinrich Himmler visant à la pureté du sang et l’extermination de  tous ceux qui ne sont pas de ce sang-là.
Les homosexuels se trouvent dès lors dans une situation assez ambivalente. On va essayer de les soigner, de les rééduquer, afin qu’ils se rapprochent des femmes, qu’ils produisent quelque chose. Sinon, ils partent au front ; sinon, ils sont castrés, sinon, ils sont exterminés. On a parlé de décadence des mœurs, de perversion. Je ne crois pas que ce thème ait été un élément majeur de l’idéologie nazie. A mon avis, l’important était que la population aryenne se reproduise de façon complètement forcenée, y compris avec les « lebensborn », ces établissements qui étaient comme des usines à bébés, sur le ventre de ces femmes passaient les étalons SS pour faire le plus grand nombre possible de bébés aux yeux bleus et aux cheveux blonds.

Or les homosexuels étaient réticents à cette espèce d’industrie du bébé. S’ils ne voulaient vraiment pas s’y mettre, il fallait s’en servir comme chair à canon, ou les castrer, ou les exterminer. Autour de cette haine, se sont développées d’autres choses : ce rapport ambigu, ambivalent que nous allons peut-être évoquer, entre nazisme et homosexualité. Souvenez-vous de la « Nuit des longs couteaux ». Cette société très misogyne produisait peut-être de l’homosexualité, tout en haïssant les homosexuels. Cette idéologie super virile et misanthrope, cette ambiance dans les prisons, les milieux sportifs, les armées étaient telles qu’il y a peut- être eu des actes homosexuels. Mais il n’y a pas eu d’homosexuels, d’autant que ceux-ci n’étaient pas tolérés par l’ordre nazi. Bien sûr, il y a eu les SA, il y a eu Ernst Röhm qu’Hitler a fait exécuter, déclarant que l’homosexualité était totalement étrangère à l’univers SS. Là-dessus on peut discuter, mais dès les années 1924, dans un journal national-socialiste, la haine de l’homosexuel est explicitement formulée. On retrouve aussi des discours de Himmler aux SS expliquant que le nombre d’homosexuels en Allemagne (qu’il évalue à trois ou quatre millions) est une véritable menace pour l’Allemagne et pour la natalité. On est en guerre sur tous les fronts, les hommes partent au front, les femmes à l’usine et aux champs, tous doivent procréer, il faut que le régime nazi se reproduise, répète Himmler, car on manque de bébés.
En faisant des recherches, j’ai découvert d’autres témoignages. Comme celui d’un Alsacien de Colmar qui a été raflé peu
après Pierre, et torturé dans les locaux de la Gestapo aux fins de compléter les fichiers d’homosexuels. Mais il a été expulsé (vers la zone française, notamment Belfort) parce qu’il a nié son homosexualité, et qu’il n’y avait pas de preuve. Ou celui d’un grand résistant alsacien, Aimé Spitz qui a été arrêté lors de sa trente-quatrième ou trente-cinquième mission de résistance en Alsace et qui, au début de la guerre, a eu à comptabiliser toutes les populations expulsées d’Alsace, parmi lesquels les expulsés pour homosexualité, dont il a dressé une liste, entre juillet et décembre 1940. Nous avons donc des
preuves du fait qu’en Alsace-Lorraine la seule homosexualité permettait aux Allemands de se déchaîner, parce que nous ne sommes pas comme les autres. Des éléments qui permettent aujourd’hui de construire un dossier. Mais Aimé Spitz, lui, a témoigné juste avant de mourir alors qu’il était déjà âgé. Dans les années 1940 /1950, être homosexuel, c’est être frappé de honte. C’est l’époque de l’association Arcadie, pour qui il fallait se cacher, être comme les autres, propre sur soi, très loin de l’idée de décadence associée aux homosexuels. Cinquante ans après le drame que fut cette guerre et que l’on va bientôt célébrer avec ce grand spectacle loufoque sur les côtes normandes, avec toutes les armées et toutes les télévisions du monde, à 10 F l’entrée, pour regarder débarquer l’armée filmée par la télévision, on peut se demander si le spectaculaire sauve vraiment la mémoire. Je n’en suis pas certain. Je suis choqué par ce grand spectacle. Parlera-t-on des populations qui furent honnies par le Reich ? Des tziganes, très récemment reconnues comme populations déportées ? Sait-on qu’en France 40 000 malades mentaux ont été exterminés faute de nourriture ? Où sont les prostituées de l’époque et qui peut parler à leur place ? Personne. Certaines populations exterminées n’ont plus de mémoire et c’est peut-être là le plus terrible : ce sont des tragédies sur lesquelles nous n’avons plus aucun élément. Il faut donc remercier Pierre Seel de nous avoir fourni des documents, raconté une vie qui se déroule jusqu’à nos jours, des témoignages qui peuvent être recoupés avec d’autres
témoignages, tout aussi rares, en Allemagne. Le premier déporté homosexuel à témoigner là-bas l’a fait en 1988. Le témoignage d’un homosexuel autrichien déporté, Hans Heger a été publié en 1980. C’est dire que de telles mémoires viennent de très loin et attendent beaucoup de temps avant d’oser se dire et oser plaider pour un coin de l’Histoire qui a été oublié. Les « faits de résistance » de Pierre, exhumés par le ministère des Anciens combattants et Déportés, témoignent que l’homosexualité ne passe toujours pas aux yeux d’une génération un peu âgée, de même qu’elle ne passait pas dans les camps.
Il n’y avait dans les camps aucun système de solidarité envers ou parmi les homosexuels, alors qu’on peut deviner que les
politiques en avaient un, et les tziganes aussi. Les autres étaient unis par certains liens de famille, d’idéaux, de foi. Mais les
homosexuels étaient totalement isolés. Ils n’avaient qu’une idée (et Pierre Seel était l’un des plus jeunes du camp) de ne pas
être les boucs émissaires des autres identités, plus collectives, un petit peu moins terrorisées parce qu’elles étaient ensemble, qu’elles pouvaient se livrer à de petits trafics, s’informer. Or, Pierre Seel était seul dans le camp. A l’époque il n’existait aucun sentiment de solidarité des homosexuels entre eux. Il n’y avait pas encore d’associations homosexuelles. (Elles n’ont vu le jour, en France, qu’en 1954). Ils étaient solitaires, terrorisés, persécutés. La conscience et la protection de nos droits n’arrivent qu’après la guerre.
Quand Pierre rentre, en 1945, il doit faire face à la loi anti-homosexuels édictée par le régime de Pétain en 1942. Alors que
grâce au code Napoléon (et à Cambacérès), il n’y en avait plus eu depuis 1792. Cette nouvelle loi était inspirée par l’amiral
Darlan. Celui-ci a expliqué au maréchal qu’à Toulon, autour de l’Arsenal, beaucoup d’homosexuels attendaient l’arrivée des
marins à leur descente des navires, et que si le code militaire permettait de condamner les homosexuels dans la marine
nationale et dans les corps d’armée, par contre rien ne permettait au gouvernement de sévir contre les homosexuels civils.
Cette loi de 1942 fut promulguée avec un formidable empressement, votée à l’unanimité (je crois) sous le régime de Vichy,
par son pseudo parlement. A la Libération, tout le monde pensa, sans doute sous la pression des Américains, à supprimer les lois antisémites du code pénal, d’en faire un toilettage très approximatif. Mais tout le monde oublia d’enlever la loi antihomosexuels, qui ne fut supprimée qu’en 1982, avec la mobilisation du mouvement homosexuel et l’arrivée de M.
Mitterrand au pouvoir. Il s’agit de la suppression de l’alinéa 3 de l’article 331 du code pénal (intervenue le 2 août 1982).
Pourquoi le mouvement homosexuel ne s’est-il pas mobilisé sur la question de la déportation ? Parce que nous n’avions pas de preuves, de témoins. Que des rumeurs. Dans la littérature homosexuelle d’avant 1981/1982 il y avait très peu de chose. Pourtant on peut considérer que la déportation a fait beaucoup plus de martyrs que l’alinéa 3 de l’article 331. Celui-ci a permis des arrestations et des discriminations, mais pas des rafles, des tortures, des exécutions. C’est un dossier très ancien qui remonte aujourd’hui et que nous devons, je crois, porter ensemble parce que la déportation d’homosexuels
est l’une des hontes de l’histoire de l’Europe. Comme l’antisémitisme et le racisme d’aujourd’hui. Si l’Europe doit se construire, elle ne peut le faire en oubliant des pans entiers de son histoire, en pardonnant, par manque de preuves, à des tortionnaires d’hier. Il y a une Journée nationale de la Déportation, le dernier dimanche d’avril. Cette année nous souhaitons la célébrer à Paris mais aussi, je l’espère, dans d’autres villes. Venir avec une gerbe à la mémoire de nos aînés torturés, raflés et exterminés, cela fait toujours mauvais effet. Les associations de déportés sont toujours assez réticentes, et
c’est d’elles que dépend notre intégration ou notre exclusion du cortège officiel.
Car nous avons aussi une mémoire à honorer, nous avons aussi le souvenir de ce qu’ont vécu nos aînés. Nous n’avons pas de filiation, nous ne sommes pas une famille. Les familles peuvent transmettre un patrimoine culturel de génération. Nous ne pouvons transmettre que des documents, et l’expérience de ce que nous avons vécu. De sorte que le lien de mémoire de l’homosexualité est encore plus fragile que celui des autres parce qu’on décide seul d’être homosexuel et c’est ensuite qu’on se construit une identité collective. N’oublions pas que la mémoire, les documents, l’Histoire, sont les premières choses qu’Hitler a détruites à Berlin en 1933, en mettant à sac le Centre Hirschfeld (qui fut le fondateur du mouvement homosexuel
allemand au tout début du siècle). C’est-à-dire quelques 400 000 volumes, sans compter le buste d’Hirschfeld. Ce vilain docteur qui avait eu le double tort d’être juif et homosexuel, promené en pleine nuit dans une retraite aux flambeaux dans les rues de Berlin. Hirschfeld, ayant perdu la nationalité allemande, s’est réfugié à Nice, a tenté de continuer à faire des conférences pour expliquer que l’homosexualité méritait le respect, il a essuyé des coups de feu et est mort d’une attaque cardiaque à Nice, où il souhaitait remettre en place le Centre Hirschfeld, en 1934. Nous devons donc avoir cette exigence
de mémoire. La parole de Pierre Seel est quelque chose d’assez miraculeux, comme ce livre que nous avons pu écrire, en rassemblant les rares documents que nous avions. (Les Allemands sont beaucoup plus documentés que nous parce que leur déportation a été beaucoup plus sanglante). On ne peut pas admettre que le silence soit fait sur cette déportation tragique.
Emile TEMIME : Le cas de Pierre Seel, qui a eu tant de mal à prouver son incarcération à Schirmeck, n’est pas isolé; Il
est tout à fait courant. J’ai travaillé sur les camps, plus exactement sur une minorité peu connue qui est passée par là, à savoir les républicains espagnols à Mauthausen. J’ai découvert certaines choses. Mauthausen est le seul camp de concentration allemand sur lequel nousayons des listes précises de morts et de survivants. Car il y avait dans ce camp un secrétariat qui a pu dresser ces listes et les sauvegarder, nom par nom, alors qu’ailleurs les destructions d’archives nazies ont été systématiques, en particulier pour ce qui est des camps. On trouve aussi des noms de personnes relâchées, mais de façon tout à fait accidentelle. Ainsi y a t-il un débat, entre des gens de bonne foi, sur le nombre de juifs exterminés à Auschwitz, à Treblinka. Car nous n’avons pas ces listes. Il a fallu les énormes travaux de Serge Klarsfeld pour arriver à reconstituer à peu près certains listings, à suivre certaines trajectoires. Mais nous n’avons que des chiffres partiels.
Vous évoquez certaines minorités ayant vécu dans les camps, notamment ceux qu’on appelait les « asociaux ». En réalité, les
homosexuels ne sont pas rangés parmi les « asociaux ». Les tziganes, si. Ils portaient le triangle noir (celui des asociaux) alors que les homosexuels portaient un triangle rose. La logique concentrationnaire est quelque chose d’impeccable et d’implacable, qui a donné des catégories de gens repérables par la couleur de l’insigne qu’ils portent. Mais cela ne suffit pas. Les nazis ont systématiquement déporté les tziganes en tant que groupe. Par contre les homosexuels ont pu être incorporés dans l’armée, ou expulsés comme ceux dont vous parliez tout à l’heure. Ceci vaut aussi pour d’autres minorités. Il faut parler enfin de l’extermination commencée, mais non terminée, des handicapés et des malades mentaux. Certains ont été exterminés, pas forcément dans les camps d’ailleurs, mais dans leur cas les nazis ne sont pas toujours allés jusqu’au bout de leur logique de mort.

Sans entrer dans le détail, il faut remarquer qu’il s’agit là d’un groupe qui est visé mais qui n’est pas entièrement voué à l’extermination dès le départ.
Sur les expulsions : il y a eu, c’est exact, des homosexuels expulsés d’Alsace, mais aussi d’Allemagne, entre juin et septembre/octobre 1940. A ce moment-là, l’idéologie exterminatrice n’est pas encore en vigueur. Un exemple classique, et beaucoup plus connu : l’expulsion des juifs de Bade et d’une partie des juifs d’Alsace, en octobre 1940 précisément, vers la France de Vichy. Certains d’entre eux retrouveront plus tard les camps de concentration et d’extermination lorsqu’en 1942 ils seront raflés et envoyés là-bas. Mais en 1940 la volonté de faire disparaître ces minorités consiste seulement à chasser d’Allemagne les corps étrangers qui sont gênants. Il ne s’agit pas de les arrêter ni de les détruire physiquement. De cela il faut se rendre compte pour comprendre le caractère progressif de la politique nazie vis-à-vis des minorités. Les camps d’extermination n’existaient pas encore véritablement en janvier 1940, époque où parut un document très connu (republié
notamment par Langbeih) classant les camps de concentration en Allemagne par catégorie : or, le seul camp figurant dans la catégorie des camps d’extermination, c’est Mauthausen. Les Espagnols, dont je me suis occupé, étaient envoyés à Mauthausen parce qu’on ne savait pas quoi en faire. C’était un groupe qui gênait. Eux furent donc condamnés à mort dès le départ (quoiqu’ils ne soient pas tous morts). Mais on n’extermine pas encore à Auschwitz en 1940. Ni à Dora, ni à Buchenwald. On y parque les gens, on les maltraite, on leur inflige des sévices, ils en meurent souvent, mais ce sont des camps de concentration. La volonté d’extermination n’apparaît qu’en 1942, avec les camps du même nom. Les victimes sont alors les juifs et les tziganes, regroupés à Auschwitz. Les homosexuels, par contre, furent dispersés. On trouvait des triangles roses dans presque tous les camps d’Allemagne. C’est pourquoi il est si difficile d’en connaître le nombre. Les homosexuels ne constituaient pas une minorité à l’intérieur des camps, c’étaient des individus dispersés.
Une date à corriger : le livre de Heinz Heger à été publié en 1972 à Hambourg. C’est bien tardif, mais c’était tout de même il y a vingt ans que fut publié le premier témoignage sur les déportations des triangles roses. Mais c’est là un point secondaire.
Ce qui l’est moins, c’est le problème de l’homosexualité et de sa répression.Il faut s’interroger sur la volonté d’extermination des homosexuels. De quand date-t-elle? Quant à la législation contre les homosexuels : la loi vichyste de 1942 n’a pas eu une application très répressive. A ma connaissance, il n’y a pas eu véritablement en France de déportations d’homosexuels. Mais il y a eu des arrestations et des poursuites. Par contre, il faut rappeler qu’il existe dès avant Hitler en Allemagne une législation anti-homosexuelle. Elle n’est pas appliquée d’une façon répressive, il y a eu sur ce chapitre une plus
grande liberté en Allemagne, et moins de tabous moraux qu’en France à la même époque. Quant à l’Angleterre, pays de la liberté, elle a eu une législation homosexuelle tout à fait répressive, et qui fut appliquée pendant encore des années après 1945, avec des poursuites, des arrestations, des incarcérations dont certaines ont été très connues. La législation libérale est venue très tard en Angleterre.
La position des nazis sur l’homosexualité est en effet très ambiguë. Certes, celle d’Himmler est très claire. Celle d’Hitler l’est beaucoup moins. Au début des Hitlerjungen et des SA. Bien entendu, il y a un certain recrutement d’homosexuels. Pourquoi ne pas parler de l’homosexualité chez les SA ? Le mot « morale », employé par les nazis, me gène. Sur quoi leur morale était-elle fondée ? C’était avant tout une morale d’efficacité. J’entends par là qu’ils se servaient de l’homosexualité à des fins politiques. On a commencé à arrêter les homosexuels et à les mettre en prison en 1934-35. C’est la « Nuit des longs couteaux », puis l’exécution de SA dont c ertains était responsables de l’incendie du Reichstag. Ernst, qui occupait un poste dans la hiérarchie SS, était homosexuel et fiché comme tel.
Quand on joue au jeu politique qui consiste à justifier le massacre de la « Nuit des longs couteaux », on en condamne les acteurs en tant qu’homosexuels et « amoraux ». Il y a là un mélange de morale classique, puisque on les traite d' »amoraux », et de condamnation pour crime politique. Il y a eu à la même époque un montage politique remarquable contre Von Frisch, dont on voulait ainsi se débarrasser.
C’était le chef suprême de l’armée allemande, il n’était nullement homosexuel, mais il devait passer pour tel : d’où le montage, fondé sur le témoignage d’un homosexuel fiché et tenu par la police, qui déclara avoir été dragué par Von Frisch. Il ne resta plus à Von Frisch qu’à démissionner, comme le voulait Hitler. Même si l’on devait reconnaître par la suite qu’il s’agissait d’un autre Von Frisch. Ainsi les nazis ont-ils utilisé des préjugés courants dans une opinion publique très conservatrice et traditionaliste, pour obtenir des poursuites et des condamnations.
Pierre est arrêté début mai 41 et relâché en novembre. On ne se contente pas de le déporter, on le soumet à des pressions violentes, à des sévices. Les listes d’homosexuels sont fournies aux Allemands par la police française (ce qui n’a rien d’étonnant, depuis le Second Empire le fichage des policiers français est le meilleur du monde). Les Allemands se servent de ces fichiers comme ils le font au lendemain de la « Nuit des longs couteaux ». Ils veulent arrêter les homosexuels, mais surtout se servir d’eux pour attraper d’autres personnes. Et s’ils n’y arrivent pas, ils les expulsent Pierre dit d’ailleurs qu’il a
servi de boîte aux lettres.
Ensuite Seel va à Schirmeck, l’un des premiers camps alsaciens, camp de répression et non d’extermination, car on en sort vivant… Comme Pierre en novembre 1941. Ce que je ne comprends pas, par contre, c’est ce qu’il a dit sur le « lebensborn ».  Pierre n’a jamais voulu lire un seul livre, voir une seule émission sur l’époque de la guerre, il voulait garder sa mémoire intacte. Par contre, en lisant un livre traitant de la haine et de la race, il est tombé sur une photo d’une grande masure, un « lebensborn » à l’est de Berlin et s’est rendu compte qu’il était passé là. Mais c’est seulement en 1991 que ces souvenirs
sont revenus. Ce n’étaient que des impressions. Et pourquoi les nazis l’auraient-ils envoyé là-bas, sachant qu’il était homosexuel et que ce n’était pas en voyant de jolies jeunes filles qui servaient d’usines à bébés qu’il allait changer de sexualité.
Christian de Leusse : Je m’étonne qu’on n’ait pas plus d’informations sur d’autres homosexuels français
de cette époque, hors l’Alsace-Lorraine, dans les autres régions de france. D’autre part, pourquoi Pierre Seel n’a-t-il jamais porté le triangle rose,alors qu’il a porté la barrette bleue ?
Jean Le Bitoux : Pierre a effectivement porté une barrette bleue dans le camp de Schirmeck comme tous les
homosexuels amenés dans le même fourgon que lui. C’était la rafle homosexuelle de ce jour-là : douze personnes. L’étiquetage des homosexuels était bien une pratique allemande. La barrette bleue était réservée aux homosexuels, aux « asociaux » ou encore aux fervents catholiques (et Pierre en était un). C’étaient, selon le témoignage de Spitz, des homosexuels allemands qui portaient le triangle rose au camp de Struthof, construit d’ailleurs,avec son four crématoire, par les prisonniers de Schirmeck.
Emile Témine : Le triangle bleu était celui des apatrides, celui que portaient les Espagnols. Le triangle noir était réservé
aux asociaux. Dans tous les camps allemands. Dont Dora, Buchenwald, Mauthausen…, j’ai vu des triangles roses portés par des homosexuels. Ils ont été également introduits au camp de Struthof en Alsace. Examinons maintenant la législation de Vichy, des années 42/43. La loi contre les avortements, qui autorise une condamnation à mort pour celles qui avorteraient, date de février 1942.
La législation de l’époque trappe aussi les souteneurs, les prostituées, les personnes pratiquant l’occultisme. On a aussi retrouvé des  droits commun et des condamnés pour « motif économique » dans les camps allemands de déportation. Mais je n’ai pas eu connaissance de déportations, depuis la France de Vichy, pour cause d’homosexualité.
Jean Le Bitoux : Moi non plus, je n’ai aucun témoignage dans ce sens.

X : Y a-t-il eu des condamnations de femmes homosexuelles ?
Jean Le Bitoux : Les hommes et les femmes étant séparés dans les camps, les contacts avec les femmes étaient quasiment
impossibles, notamment dans le camps de Schirmeck. Nous avons quelques témoignages (extrêmement rares) sur des lesbiennes incarcérées, mais c’était surtout en raison de leur mode de vie, de leur volonté insolente, en quelque sorte des lesbiennes fières de l’être, des femmes homosexuelles qui paraissaient plus scandaleuses que ce qu’elles faisaient ensemble. Du moins à Berlin, pendant les années 30, quelques unes s’habillaient en pantalon,
fumaient et se tenaient la main dans les rues. C’était donc davantage leur visibilité que leur intimité, que le code ne réprimait pas puisque l’homosexualité féminine n’était pas sensée exister.
Emile Témine : Le camp de femmes, par excellence, c’est Ravensbrück. On y trouve des prostituées. Parmi les triangles verts, on remarque des « droit commun » au sens large du terme. Il y a eu quelques lesbiennes mais qui n’étaient pas condamnées, ni déportées, pour cela, pour homosexualité.
X : Une historienne allemande et féministe, Claudia Schoppmann a écrit récemment un ouvrage très important sur les lesbiennes. Ce livre, malheureusement n’a toujours pas été traduit en français. Il y est question, entre autres, de l’époque du 3ème Reich. Dans un magazine berlinois, ont été publiés il y a quelques mois, des témoignages presque anonymes sur des lesbiennes déportées. C’est un travail historique qui commence aujourd’hui, mais c’est quelque chose de très difficile, principalement parce que nous n’avons pas à notre disposition d’archives, et que ces personnes (celles qui
furent internées) sont aujourd’hui décédées. Mais nous avons, tout de même, à notre dispositions des indices, et certains amis ont témoigné, attestant que des lesbiennes ont subi de terribles sévices dans les camps, qu’elles y ont été traitées comme les dernières des merdes. Certains travaux ont été financés par un département unique en Allemagne, et même en Europe, je crois, l’Europe qui cherche à aider et même à promouvoir des recherches entreprises par des homosexuels et des lesbiennes, en la matière.
X : Quelles expériences cliniques ont été faites sur des homosexuels et des lesbiennes ?
Jean Le Bitoux : Les nazis voulaient absolument savoir si on ne pouvait pas changer quelque chose dans le
fonctionnement des homosexuels, et comment faire pour qu’ils se rapprochent des femmes. Ceci dans une période très scientiste, où l’on croyait que le progrès pourrait mener à tout, On a donc fait des expériences sur des homosexuels, qui ont toutes échoué. Sauf peut- être auprès de certains homosexuels qui ont dû faire semblant de se « convertir », pour sauver leur peau. Les expériences cliniques allaient dans tous les sens. Celles faites sur les malades mentaux étaient des horreurs, essentiellement des improvisations, sous des prétextes scientifiques, qui répondaient à un désir de torture. Pierre Seel a subi des piqûres dans le thorax qui étaient en réalité un jeu de fléchettes pour des infirmiers.Ces tortionnaires en blouse blanche s’amusaient à faire n’importe quoi, exprimant ainsi leur haine envers leurs proies, en l’occurrence des homosexuels qui s’obstinaient à le rester, ce qui était une insulte à l’ordre nazi.
De même je trouve très grave et dangereuse cette tentative faites par des scientifiques américains de découvrir un gène de
l’homosexualité, il y a six ou huit mois. Cette pseudo découverte devait, espérait-on, amener les homosexuels à se déresponsabiliser, à dire : « vous voyez bien que notre homosexualité n’est pas de notre faute, puisqu’elle est d’origine génétique ». Alors que l’homosexualité devrait être considérée comme un choix responsable, et assumé, et les autres citoyens doivent comprendre cela.
Pendant les années 1930. Hirschfeld a essayé d’expliquer que les homosexuels ne sont ni hommes ni femmes, mais qu’ils
appartiennent à un troisième sexe : phénomène qui, selon lui, devrait intéresser la médecine plutôt que la justice.
Emile Témine : Ce n’est pas du tout dans la logique nazie. Or, il y a toujours une logique dans l’horreur nazie. Par contre,
dans d’autres camps que Schirmeck, des expériences de type médical ont été pratiquées sur des homosexuels.
Emile Témine : Ce qui m’a étonné, dans le livre de Pierre, c’est l’absence des triangles verts, c’est-à-dire des kapos dans les premiers camps de concentration. Pierre était pris en charge que par les SS ?
Jean Le Bitoux : Oui.
X : En temps de dictature, est-ce que les homosexuels ne seront pas toujours exclus et pris pour des boucs émissaires puisqu’ils seront considérés, par le pouvoir en place, les dictateurs comme des asociaux ?
Jean Le Bitoux : Je suis convaincu que les homosexuels, s’ils ne sont pas organisés, s’ils n’ont pas une
parole, s’ils n’ont pas défini les droits qui les protègent, seront toujours pris pour des boucs émissaires, en effet, au même titre que les « sémites », les immigrés, etc. On va chercher dans la conscience populaire la plus primaire les moyens de fabriquer dela haine mais en l’utilisant, comme Le Pen, pour proposer un nouvel « ordre nouveau ». Ce sont là des zones sensibles de fascination / répulsion. Jankélévitch dit « c’est la différence qu’on ne voit pas qui inquiète ». De sorte que l’autre est quasiment accusé de cacher sa différence, pour ne pas m’inquiéter, moi. Par contre si l’autre dit sa différence, un rapport de force social peut s’installer, et nous protéger. Dans le cas contraire, l’homosexualité sera toujours utilisée pour en appeler à un ordre autoritaire.
Emile Témine : Les dictatures se servent toujours des minorités, « asociales » parce que s’écartant d’une norme
imposée par ces dictatures.
Jean Le Bitoux : Les droits des homosexuels d’un pays concernent toute la population, car si l’homosexualité est vilipendée, on pourra toujours accuser un ennemi politique, par exemple, d’être homosexuel afin de s’en débarrasser. N’importe qui peut être ainsi « calomnié ». Il y a le cas de Von Frisch, mais aussi celui du cinéaste arménien dissident Sergueï Paradjanov qui, il y a 15 ans, a été accusé de pédérastie et de viol d’enfant (choses parfaitement ignobles aux yeux de la population soviétique), afin de casser lasolidarité autour de lui.
Emile Témine : Dans cette affaire, ambiguïté et hypocrisie vont de pair. Comme dans le cas du seul ministre de
l’Education nationale qui ait été notoirement homosexuel (il ne s’en cachait pas) et qui a occupé ce poste dans le
gouvernement de Vichy. On légifère contre l’homosexualité, mais on se garde bien de sévir, on l’accepte au contraire
lorsqu’elle concerne certaines personnes bien pensantes.
Jean Le Bitoux : Lorsqu’on se considère comme « la race des seigneurs » on peut s’autoriser à soi ce qu’on interdit
aux autres. C’est peut-être cela qui fonde les SA, ces miliciens qui dénoncèrent violemment Hirschfeld au cours de leurs meetings, et qui l’accusaient de faire de la propagande pour la sodomie, alors que ces mêmes SA la pratiquaient entre eux. Certains aspects de l’ordre nazi ont malheureusement été exportés après leur chute, aux Etats-Unis, où l’on a longtemps cherché comment « soigner » l’homosexualité. Ce fut l’obsession de nombre de médecins et de chirurgiens. Il existait une technique appelée thérapie d’aversion, avec des fils électriques qui réagissaient chaque fois que vous bandiez sur des photos érotiques. Autre technique, il y a eu aussi la lobotomie (originaire d’Allemagne). Technique qui a continué à être pratiquées aux Etats-Unis jusqu’aux années 1970. On retrouve là cette haine de la différence qu’il fallait exorciser chirurgicalement.
X : On cite des chiffres de 5.000 à 20.000 déportés homosexuels. Un historien qui n’y connaissait pas grand-chose a parlé de 200.000. Qu’en est-il de telles statistiques ?
Emile Témine : II y avait quelques dizaines de déportés homosexuels à Mauthausen. Pour les autres camps de concentration, je suis incapable de donner des chiffres. A Dora, il y a eu un moment de relative résistance et il s’est trouvé un homosexuel dans le groupe qui dirigeait le comité de résistance. Ce qui est extraordinaire, parce qu’on ne retrouve rien de tel dans les autres camps, où les triangles roses sont toujours mis à part, à l’écart des autres prisonniers.

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