Conférences de MM. Schlagdenhauffen et Delessert avril et juillet 2015

Régis Schlagdenhauffen: «Nous pensions que seule l’Allemagne nazie avait persécuté des homosexuel.le.s mais c’est beaucoup plus complexe»

Publié par Christophe Martet

Organisateur du colloque «Être homosexuel.le en Europe au temps de la Seconde Guerre mondiale», Régis Schlagdenhauffen explique à Yagg les principaux enseignements de cette journée.

Régis Schlagdenhauffen – Photo : Luc Riff

Le 27 mars dernier s’est tenu au siège du CNRS à Paris un colloque intitulé «Être homosexuel.le en Europe au temps de la Seconde Guerre mondiale», organisé conjointement par le Conseil de l’Europe et le laboratoire d’excellence de la Sorbonne «Écrire une histoire nouvelle de l’Europe» (LabEx EHNE). Deux questions principales ont animé les débats: comment les homosexuel.le.s ont-ils et elles vécu durant la Seconde Guerre mondiale dans différents pays d’Europe et comment commémorer les victimes de persécutions subies durant cette période. L’organisateur de cet événement majeur, Régis Schlagdenhauffen, a bien voulu répondre aux questions de Yagg.

Quel est le principal enseignement de ce colloque? Les recherches présentées par des spécialistes originaires de plus d’une dizaine de pays d’Europe ont permis de montrer qu’il n’y avait pas eu de politique uniforme à l’égard des personnes homosexuelles durant la Seconde Guerre mondiale. À l’exception de l’Autriche, ces politiques variaient selon que l’on soit un homme ou une femme. Ainsi, dans certains pays le temps de guerre n’a pas fondamentalement modifié une situation déjà complexe comme en Suède par exemple, ou encore, en Espagne. À l’inverse, dans les pays occupés ou annexés par l’Allemagne, les situations furent plus contrastées.

L’Alsace-Moselle annexée a connu des changements radicaux à partir de 1940 et encore plus à partir de 1942, moment où le fameux §175 est entré en application et a permis l’arrestation et la condamnation de plusieurs centaines d’«homosexuels» comme l’a montré Frédéric Stroh qui réalise une thèse de doctorat sur ce sujet.

De même, les Sudètes et toute une partie de la Tchécoslovaquie furent sous le joug nazi qui mit notamment en œuvre une politique de rétroactivité de la loi pénale, permettant de condamner des personnes pour des faits commis parfois bien avant l’annexion de cette région.

Y a-t-il des pays où la situation nécessite encore des recherches? La situation la plus complexe fut sans doute celle de l’Autriche dont le Code pénal condamnait à la fois l’homosexualité masculine et l’homosexualité féminine. Des recherches en cours, menées à l’Université de Vienne par J. Kirchknopf, montrent que la persécution des femmes lesbiennes était bien plus courante que ce que l’on imaginait jusqu’alors (ainsi que l’indiquent les archives de procès en justice qui ont été analysés récemment). De même pour l’ex-Union soviétique (et la question des déportations au Goulag), car les archives à Moscou restent très délicates à consulter comme l’a rappelé Arthur Clech, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales.

Quel autre enseignement avez-vous appris durant ce colloque? Jusqu’à présent, en effet, nous pensions que seule l’Allemagne nazie avait persécuté des homosexuel.le.s. Or, au terme de ce colloque, force est de constater que la situation fut bien plus complexe. De plus, même si dans de nombreux pays il n’y avait pas forcément de condamnation pénale, la réprobation sociale constituait une épée de Damoclès susceptible de s’abattre tant sur des hommes que sur des femmes bisexuel.le.s et homosexuel.le.s.

Pourquoi les monuments commémoratifs sont-ils importants? Un représentant de la ville d’Amsterdam où se situe l’Homonument [inauguré en 1987, ndlr] nous a expliqué comment sa ville et son pays ont soutenu l’initiative d’un monument qui est désormais un lieu vivant, point central de la communauté LGBT du pays, mais aussi comment les Pays-Bas ont encouragé financièrement des recherches et soutenu les associations de lutte contre les discriminations homophobes, lesbophobes et transphobes. À un autre niveau, un représentant de la ville de Tel Aviv où vient d’être inauguré un semblable lieu de mémoire a montré l’importance que revêt l’inscription d’un lieu de mémoire pour les LGBT dans une ville où cette catégorie de personnes a longtemps été oubliée si ce n’est rejetée des commémorations publiques.

Aujourd’hui, que peut faire le Conseil de l’Europe pour que les victimes LGBT ne soient plus oubliées? Gabriella Battaini-Dragoni, Secrétaire générale adjointe du Conseil de l’Europe, a expliqué que le Conseil de l’Europe, qui est la plus ancienne institution européenne, née des décombres de la Seconde Guerre mondiale, s’efforce et s’engage, au niveau de ses 47 Etats membres, à faire reconnaitre toutes les victimes des politiques destructrices et à leur assurer une pleine reconnaissance.

Des avancées notoires ont été constatées dans plusieurs pays et cela depuis cinq ans, suite à l’adoption par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe d’une recommandation historique pour lutter contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre.

Pourquoi cette recommandation est-elle si importante? Cette recommandation est, en matière de droits de l’Homme, le premier instrument au monde portant tout particulièrement sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Instrument juridique solide, elle permet de combattre les discriminations et renforcer les droits des personnes LGBT dans tous les États membres. À ce propos, l’équipe SOGI (Sexual Orientation and Gender Identity Unit) du Conseil de l’Europe, dirigée par Eleni Tsetsekou, vient en appui aux niveaux local, régional et national afin d’encourager la mise en œuvre concrète des reformes en cours et à venir.

Les recherches sur les discriminations envers les LGBTI sont-elle suffisamment financées? Non et la directrice adjointe du CNRS, Sandra Laugier, a souligné le manque de financement et de soutien institutionnel aux recherches scientifiques portant sur les personnes LGBTI et notamment sur les discriminations subies. Selon elle, le fait que ce soit le siège du CNRS qui accueille un tel colloque présage d’un engagement prometteur en la matière.

Y a-t-il eu un engagement des pouvoirs publics français durant ce colloque? Le représentant du ministre délégué aux Anciens combattants et à la Mémoire, Serge Barcellini, a témoigné des efforts entrepris par le gouvernement depuis quelques années pour offrir toute leur place aux associations et aux représentant.e.s des victimes homosexuelles lors des commémorations officielles. Fruits d’un patient dialogue, les commémorations de la Journée de la Déportation (dernier dimanche d’avril) et celle du 70e anniversaire de la Libération (le 8 mai) devraient être marquées par une meilleure intégration et une reconnaissance officielle du travail entrepris par les associations porteuses de la mémoire homosexuel.le et cela, aussi bien à Paris que dans plusieurs villes de France.

 

Université d’été de l’ARES, 8-9 juillet 2015, Marseille

 La vie gay et lesbienne en Allemagne du début des années 1920 à 1933

 Par Thierry Delessert, Université de Lausanne et Université Libre de Bruxelles

Historien, chercheur postdoctoral (recherche « Homosexualités en Suisse de le fin de la Seconde Guerre mondiale aux années sida », n° FNS 100017-144508/1), chargé de cours au Centre en Etudes Genre, collaborateur libre de l’Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé publique (Université de Lausanne) et collaborateur scientifique de l’Ecole de Santé Publique (CRISS – CR5) de l’Université Libre de Bruxelles. Récentes parutions : « Les homosexuels sont un danger absolu ». Homosexualité masculine en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, Lausanne : Antipodes, 2012, 400 p. ; avec Michael Voegtli, Homosexualités masculines en Suisse. De l’invisibilité aux mobilisations, Lausanne : PPUR, 2012, 140 p. ; « Straflosigkeit in Grenzen. Zur politischen und rechtlichen Geschichte männlicher Homosexualität in der Schweiz in der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts », in Invertito – Jahrbuch für die Geschichte der Homosexualitäten, n°15, 2013, pp. 45-74.

Résumé de la conférence :

Berlin est assurément un « Eldorado » – du nom du café théâtre le plus chic et mondain de la capitale allemande – pour les gays et lesbiennes dès la fin de Première Guerre mondiale. Métropole refuge pour des Allemand-e-s fuyant les provinces, la scène homosexuelle y est particulièrement visible. Courue par toute l’intelligentsia homosexuelle européenne – attirée autant par ses fêtes que par ses prostitués –, la scène masculine y est variée, par ses cabarets plus ou moins chics et par une série de bars plus ou moins miteux dans les bas quartiers de la ville. Plus encore, Berlin voit le développement d’une scène lesbienne permettant aux concernées de sortir de leur invisibilité et d’ébaucher une communauté.

Cette visibilité berlinoise est indissociable du développement d’associations homosexuelles, déjà avant la Première Guerre mondiale, luttant contre le paragraphe 175 qui punit les actes sexuels commis entre des hommes. Dès 1920, l’associationnisme allemand connaît un formidable essor et se transforme en des organisations identitaires de masse qui éditent leurs revues et essaiment dans les plus grandes villes allemandes, à l’exemple d’Hambourg, Francfort-sur-le-Main ou Munich. Toutefois, ces « années folles » allemandes ne signifient pas l’intégration citoyenne des homosexuel-le-s, et l’on observe un durcissement répressif, policier et juridique, dès les années 1924. Plus encore, la gauche allemande emploie le stigmate de l’homosexualité comme une arme politique à l’encontre des nazis dès 1929, ce qui va produire une forme de brouillage historiographique de longue durée en liant l’iconographie masculiniste nazie avec une homoérotisation.

Aussi, au-delà de la brutalisation mise en place dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler, la politique nazie peut se lire comme une continuité des tournants conservateurs de la République de Weimar. Elle rompt en revanche profondément avec sa tolérance à double face à l’égard des homosexualités, notamment par l’envoi de milliers de condamnés dans des camps de concentration dès fin 1933, où, placés au niveau le plus bas de la hiérarchie concentrationnaire et livrés aux expériences des médecins nazis, leurs chances de survie sont des plus minces.