Expériences médicales dans les camps : les homosexuels, les grands oubliés de l’Histoire et de la Justice par Olivier Charneux, auteur de « Les Guérir », la biographie romancée du docteur danois Carl Værnet, publiée chez Robert Laffont en 2016
Bio bibliographie d’Olivier Charneux : Olivier Charneux est né en 1963 à Charleville-Mézières. Romancier, autobiographe, portraitiste, dramaturge, il a publié huit livres à ce jour : La grande vie (1995) , Les dernières volontés (1997) et Nous vivons des vies héroïques chez Stock (2007), L’enfant de la pluie (1999) et Etre un homme au Seuil (2001), Laissez verdure (Journal de Nohant) aux Editions du patrimoine (2007), Tant que je serai en vie chez Grasset (2014) et Les guérir aux éditions Rober Laffont (2016) Il a écrit une dizaine de pièces de théâtre dont La Course au soleil in Aimer sa mère (collectif) publié chez Actes Sud-Papiers (1999). Toutes ont été diffusées sur France Culture.
Christian de Leusse [1] : Olivier Charneux, avant de parler et de présenter votre nouveau roman, Les guérir, pouvez-vous nous parler de votre parcours?
Olivier Charneux : Je le ferai en quelques mots. Je suis écrivain, romancier, dramaturge et autobiographe. J’ai débuté en 1985 grâce au dramaturge Michel Vinaver dont l’oeuvre dans les années 1970 a été classée dans « le théâtre dit du quotidien ». Je donne cette précision car elle aura son importance dans mon travail d’écrivain sur la banalité. J’ai écrit trois récits autobiographique où l’Histoire avec un grand H traverse l’ordinaire. Celui consacré à Carl Værnet poursuit ce travail. C.L : Les Guérir est-il votre premier roman historique ? Comment avez-vous connu l’histoire du docteur Værnet ? Pourquoi vous êtes vous intéresser à lui ?
O.C : Les guérir pour moi n’est pas mon premier roman historique. Ce livre prolonge mon travail autobiographique entrepris en 1999 avec L’enfant de la pluie paru aux éditions du Seuil et dont le troisième volume a paru en 2014 sous le titre Tant que je serai en vie chez Grasset. Ce dernier relate les années sida de 1981 à 2011 quand j’avais entre 18 et 48 ans. Il se terminait à Berlin devant les monuments commémoratifs liés à la Shoah et à la déportation homosexuelle. Cherchant un sujet lié à cet épisode historique pour mon livre suivant, j’ai lu quelques témoignages sur la déportation en particulier celle liée à Buchenwald, témoignages d’homosexuel ou pas. Je suis tombé sur celui d’Eugen Kogon, L’Etat SS [2], publié en 1946 et écrit à la demande des vainqueurs. Ce livre décrit précisément le fonctionnement interne de ce camp. Quelle n’a pas été ma stupéfaction d’y découvrir deux pages consacrées aux expériences du docteur Værnet sur quinze homosexuels allemands internés à Buchenwald et portant le triangle rose. Si je connaissais la déportation homosexuelle, j’apprenais qu’il y avait eu des expériences spécifiques sur eux et qu’on les devait non à un Allemand mais à un Danois. Ce médecin avait inventé une capsule en aluminium qui, une fois placée sous-cutanée, devait diffuser de la testostérone en continu. Dès le début de mes recherches, je me suis aperçu qu’il y avait très peu de documents au sujet de cet homme. Florence Tamagne dans son livre « Histoire de l’homosexualité [3] » l’évoquait, il y avait quelques traces de lui sur internet, souvent en notes. Puis, j’ai découvert qu’il existait sur lui un livre d’enquête menée par quatre journalistes danois. Cette enquête avait paru en 2004 au Danemark sous le titre Carl Værnet, un médecin nazi danois à Buchenwald et elle avait été traduite l’année suivante en allemand[4]. Aucune autre traduction au monde n’avait été faite. J’ai entrepris alors de le faire traduire immédiatement en français. Ce livre m’a appris comment ces journalistes avaient eu vent de l’histoire de cet homme. Une histoire rocambolesque qui m’a stupéfait tant la distance dans le temps avec les événements était importante, tant les concours de circonstance ont leur importance dans le dévoilement de fait historique. Un activiste anglais nommé Peter Tatchell[5] tombe sur un article consacré à ce médecin dans une petite revue associative autrichienne (HOSI) publiée en 2001 à l’occasion d’une exposition sur la déportation homosexuelle. L’article fait part du peu de cas que les autorités danoises ont montré envers ce médecin dont on ne savait même pas s’il était vivant ou mort. Peter Tatchell décide d’écrire au Premier ministre danois pour lui demander des informations et des comptes sur cet homme, savoir quelles ont été les actions entreprises par les gouvernements précédents pour le retrouver, s’ils ont des informations sur lui. Le Premier ministre confie le dossier au ministre de la justice qui lui répond que son ministère n’a rien de nouveau à lui apprendre mais que les archives sont ouvertes. C’est à ce moment-là que les journalistes danois entrent en jeu. Leur enquête leur permet de reconstituer tout le parcours de leur compatriote, de son enfance dans la région du Jutland à sa mort en Argentine en 1965 où Værnet est mort à soixante-douze ans d’une rupture d’anévrisme. Ils ont retrouvé sa tombe à Buenos Aires. Cette enquête leur a permis d’interviewer des membres de la famille du médecin, une de ses filles, l’un de ses fils, des membres de son personnel de l’époque et surtout le dernier survivant de ces expériences qui mourra peu après. Si cette enquête a été essentielle dans la rédaction de mon livre, elle n’a pas suffit. Il a fallu tout remettre dans l’ordre, choisir parmi les nombreuses informations, les compléter avec d’autres, en particulier sur le contexte historique et la vie quotidienne durant les trente années que j’avais choisi de raconter sur ce médecin, une période allant de 1914 à 1945. Ma motivation dans ce travail était claire : faire connaître un personnage et des faits historiques totalement oubliés non seulement de l’Histoire mais de la justice internationale. A ma connaissance, il n’existe pas de livres sur les expériences médicales dans les camps qui font références à ces expériences spécifiques sur les homosexuels (le dernier paru sur ce sujet en 2015, Hippocrate aux enfers de Michel Cymes et qui a eu beaucoup de succès ne le mentionne pas, ni le livre pourtant passionnant de Lise Haddad et Jean-Marc Dreyfus, Une médecine de mort, paru en 2014.) En ce qui concerne la justice, si le cas du docteur Værnet a été mentionné au procès de Nuremberg, les vainqueurs et les danois n’ont pas jugés nécessaire de le rechercher et de l’inculper, une enquête a bien été diligentée par le procureur américain mais tout a été fait pour qu’elle ne mène à rien comme si au fond, au delà des expériences dans les camp et de l’éthique bafouée, la communauté internationale dans son ensemble avait été d’accord sur le principe : oui, les homosexuels sont des malades à guérir, on ne va pas perdre du temps pour 15 victimes dont deux seulement, selon leur enquête, sont imputables aux expériences de Værnet à Buchenwald… C.L : Vous faites le lien entre l’eugénisme et l’obsession de Værnet de guérir les homosexuels. Pouvez-vous nous remettre un peu dans le climat politique et scientifique de l’époque?
O.C. : Le nazisme n’est pas un accident de l’Histoire et le docteur Værnet et son obsession de guérir les homosexuels s’inscrit dans un terreau international favorable : l’eugénisme est une idéologie bien répandue avant 1914 dans les pays anglo-saxons (Angleterre et Etats-Unis), la France et les pays scandinaves. Quel est l’objectif de l’eugénisme : perfectionner l’espèce humaine, vouloir le meilleur pour l’humanité, il vise à l’intérêt général en diminuant le nombre d’inaptes.[6] Son but : trouver une solution à la dégénérescence de la société : alcoolisme, prostitution, infirmités physiques et mentales, homosexualité, tziganes, juifs. Les problèmes sociaux deviennent des problèmes chirurgicaux. Plutôt que le bien-être du patient, il faut privilégier celui du corps social dans son ensemble. Comme l’explique Carole Reynzud-Paligot dans l’ouvrage Une médecine de mort « les expériences criminelles sur les êtres humains n’étaient pas le produit d’une « pseudo science » bancale, mais profondément ancrés dans la pensée scientifique et les conceptions eugénistes de la médecine sociale et de l’anthropologie raciale. » Il suffit de donner quelques dates et ancrages géographiques pour constater l’ampleur du phénomène :- L’Essai sur l’inégalité des races humaines, du français Arthur de Gobineau a paru en 1853 – Le premier Congrès international eugénique a eu lieu en 1912 à Londres (l’anglais Francis Galton est d’ailleurs considéré comme le fondateur de l’eugénisme) – 1913 : Création de la société française d’Eugénisme: les français partisans d’un eugénisme positif (favoriser la reproduction des meilleurs) qui s’opposait à l’eugénisme négatif anglo-saxon dont le but était d’empêcher la reproduction des supputés inadaptés sociaux) – 1922 : première loi à connotation eugénique danoise (certificat médical prénuptial les handicapés mentaux) – En 1929, Le Danemark est le premier pays en Europe à adopter une loi de stérilisation et à pratiquer une politique d’eugénisme « négatif ». – En juillet 1933 est adoptée la première loi eugénique allemande, loi de stérilisation forcée, entre en vigueur en1934. Stérilisation obligatoire pour les malades atteints de neuf maladies considérées comme héréditaires ou congénitales (cécité, alcoolisme, schizophrénie, etc.)
– Loi de 1934 sur la stérilisation au Danemark. L’eugénisme danois est le résultat d’un processus démocratique fait de consultations et de débats publics. – En 1938, La fondation Rockefeller a contribué à l’institutionnalisation de l’eugénisme au Danemark en finançant la création de l’Institut de génétique humaine de l’université de Copenhague.) Le parcours de Carl Værnet s’inscrit dans ce contexte. Les premiers chapitres de mon livre tente de le reconstituer dans la vie quotidienne d’un étudiant en médecine et bientôt celle d’un jeune médecin ayant des velléités de chercheur. A l’eugénisme présent dans les facultés de médecine s’ajoute l’émergence de la pseudoscience autoproclamée telle et nommée la « zootechnie ». Carl Værnet vient d’une famille d’éleveur de chevaux. Comme un chapitre dans mon roman le montre, Værnet a passé son enfance à entendre parler son père de « sélection », de « race pure », d’ « aptitude ». Son père adhère absolument à cette pseudoscience enseignée maintenant dans les écoles agricoles. « La « zootechnie » a été définie par le physicien français André Ampère en 1849. En 1921 voici dans Le Larousse la définition du mot éleveur : « L’éleveur a pour but d’obtenir suivant les circonstances et les milieux, des machines animales aussi aptes que possible à bien remplir les fonctions auxquelles on les destine » Comme l’explique Gérard Ravinovitch dans le livre Une médecine de mort déjà cité : « Avant 1850, la notion paysanne de « race » ne faisait pas référence aux morphologies des bêtes mais à leurs origines, aux qualités du terroir, au savoir faire des hommes. Cette notion après 1850 mute radicalement : la race devient un ensemble de caractéristiques physiques supposées stables, transmissibles entre générations. Chaque race se trouve donc pourvue d’un standard identifiant. L’amélioration doit venir maintenant d’une sélection à l’intérieur des races locales (élimination des mauvais éléments ou éléments défectueux) et non plus par l’introduction de races étrangères déjà triées pour les croiser comme les éleveurs procédaient dans la première moitié du 19ème. Ce changement est radical. » C. L. : Il y a cette phrase célèbre de la philosophe Hannah Arrendt parlant de la banalité du mal à propos du nazi et grand organisateur de la solution finale Adolf Eichman durant son procès en 1961. Vous décrivez un Værnet assez banal vous aussi. Etes-vous arrivé à bien le cerner ? Selon vous, qui est Værnet ?
O.C. : Avant l’écriture de ce roman, pendant et après, je n’ai jamais su et je sais toujours pas qui est Værnet. Vouloir améliorer l’humanité donne des ailes et brouille tout. Værnet est-il un opportuniste avide de reconnaissance ? Est-il intéressé essentiellement par l’argent ? Est-ce un prétentieux ? Un homme convaincu, passionné par ses recherches ? Un mégalomane qui rêve de prix Nobel de médecine et de gloire ? Un homophobe ? Un aveuglé ? Un « égoïste paradoxal », dans le sens où il ne pense qu’à lui sous couvert de sauver l’humanité ? Dans Les guérir j’ai voulu raconter le parcours d’un homme hors de tout manichéisme et diabolisation, dans sa banalité même. Værnet n’est pas Mengele. Ce n’est pas un apprenti sorcier ni un salaud ni un pervers ni un idéologue ou un fanatique pro-nazi, encore moins un idiot. J’ai refusé toutes les caricatures façon Hollywood où comme dans le film Marathon Man (1976) Mengele-Laurence Olivier est le diable incarné, idem dans le film The Boys of Brazil (1978) avec cette fois Gregory Peck dans le rôle du Mal absolu. Cette façon de procéder ne permet pas de comprendre à mon sens. Elle met à distance. Ce nazi, ce n’est pas nous, nous n’avons rien à voir avec lui. C’est le mode de pensée typique des vainqueurs. Mon projet est tout autre. J’essaye de comprendre mon ennemi de l’intérieur, sans le juger, en le montrant dans son quotidien. Le quotidien révèle tout, comme dirait mon mentor Michel Vinaver. Ainsi on peut voir la stupeur des enfants devant leur père lorsqu’il vient les chercher, revêtu du costume des corps-francs allemands parce qu’un de ses compatriotes le lui avait conseillé alors que quelques mois plus tôt il avait juré ne jamais accepté l’occupation de son pays. Ainsi le voit-on distribué des enveloppes aux bonnes œuvres de tous les partis politiques et soutenir sincèrement l’accès aux soins gratuits pour tous lors de l’inauguration mondaine de sa nouvelle clinique. Ainsi le voit-on traverser l’Europe en guerre comme s’il allait de congrès médical en congrès médical. Ainsi le voit-on aller et venir au camp de Buchenwald comme s’il intervenait dans une clinique privée. Ainsi le voit-on s’enquérir d’anesthésiant pour ses cobayes alors qu’il ne se soucie aucunement de leur devenir après ses interventions. Je voulais enfin montrer à travers ce roman la rapidité et la facilité avec laquelle se sont mises en place ces expériences en décrivant au plus près le terrain favorable sur lequel cette obsession a pu croître et se concrétiser. Ce terrain qui conjugue à la fois une pensée eugéniste assez répandue en Europe du Nord et dans les pays anglo-saxons bien avant la seconde guerre mondiale comme on l’a vu avec une personnalité ambitieuse et opportuniste, sans oublier une industrie pharmaceutique avide de dividendes et la rencontre avec un pouvoir politique réceptif : Himmler a affrété spécialement un avion militaire pour acheminer le docteur Værnet et sa famille à Berlin. Himmler l’a reçu dans son bureau en pleine guerre en 1944 entouré de ses principaux collaborateurs. Il l’a financé. Il lui a ouvert les portes de Buchenwald et lui a fourni quinze cobayes. C. L. : Pourquoi est-ce important selon vous que les minorités s’emparent et analysent les faits historiques? O. C. : Le fait que Værnet soit tombé dans les oubliettes de l’histoire est symptomatique. Cet oubli ou cette non exploitation de ce fait historique montrent à quel point il a fallu d’abord passer par une histoire officielle qui imposait d’abord le point de vue des principales victimes en nombre : les juifs et les prisonniers politiques. Le temps est venu d’affiner. Les chercheurs qui s’intéressent aux minorités devraient être davantage aidés et reconnus. Raconter l’histoire du point de vue d’une minorité change la focale et apporte une autre explication aux événements historiques. Ainsi, je ne suis aperçu en rédigeant mon livre à quel point l’homosexualité et son exploitation politique étaient importante dans l’Europe d’avant guerre. Que ce soit l’incendie du Reichstag en 1933 par un homosexuel communiste qui permet l’arrivée au pouvoir d’Hitler, la nuit des longs couteaux en 1934 avec l’assassinat de l’homosexuel Ernst Röhm et des SA qu’il dirigeait ou encore le premier autodafé du 10 mai 1933 à Berlin où les nazis ont fait brûlé principalement des livres et revues venant de l’institut du juif homosexuel Magnus Hirsfeld situé à deux pas de la place de l’Opéra (30 000 ouvrages et 5000 revues constituaient principalement les bûchers, complétés par le fond des bibliothèques de la ville), tous ces événements sont des temps forts de l’Histoire. Sans oublier l’intérêt de Himmler pour les homosexuels, sa deuxième obsession après les juifs. On voit quelle importance à ce thème dans l’étude de la période nazie. Værnet dans mon livre traverse tous ces événements. Son compatriote et ami le ténor Helge Rosvaenge qui travaille pour les nazis lui raconte lors d’un concert à Copenhague la nuit des longs couteaux qu’il a vécu à Berlin. Værnet visite l’institut de Magnus Hirsfeld quelques semaines avant son saccage. Et ironie de l’histoire, Værnet et sa famille sont accueillis à Berlin dans la maison du célèbre ténor Helge Rosvaenge qui est située dans le quartier de Wanssee à Berlin où a lieu la fameuse conférence de Wanssee où s’est réuni les quinze hauts responsables de ministère et de la police du troisième Reich pour mettre au point toute l’organisation de « la solution finale de la question juive »…
- L. : Pourquoi avez-vous choisi la forme romanesque pour raconter le parcours de cet homme ? Vous êtes à la fois très proche d’un document par la pertinence et la précision des informations historiques données et terriblement romanesque en ce qui concerne votre façon de mener le récit où l’on est curieux de connaître son issue ?
- C. : Le roman permet de révéler des comportements, de raconter l’Histoire dans le quotidien. Des prédécesseurs fameux l’ont bien montré, qu’il s’agisse de Robert Merle avec son roman La mort est mon métier, de Joseph Kessel avec Les mains du miracle ou de Laurent Binet avec HHhH. Ce sont des modèles. Le roman permet de mettre en situation de vrais discours politiques, d’authentiques comptes rendus médicaux ou de citer des articles de presse dans des situations liées à la vie quotidienne. La légère distorsion si condamnable dans la recherche universitaire est possible dans le roman sans que l’on puisse me taxer de mensonge. Par exemple, je n’ai pas de témoignages ni d’enregistrements de la première rencontre d’Himmler avec Værnet. Il m’a fallu imaginer les paroles tenues durant leur entretien. Je me suis donc servi des discours d’Himmler à propos des homosexuels prononcés en 1937 devant un parterre de généraux SS pour les remettre dans la bouche d’Himmler lors de ce rendez-vous. Le ministre de la santé et de l’intérieur avait-il changé d’opinion sur les homosexuels entre 1937 et 1943 ? Bien sûr que non, mais le fait qu’il prononce ces paroles dans son bureau et devant un médecin qui propose de guérir les homosexuels prend tout son sens. La forme romanesque m’a permis également de montrer l’aveuglement d’un homme et celui d’une époque d’une façon concrète et vivante. Quels sujets évoquent-on dans les dîners, dans les cocktails, dans les foyers des théâtres, au cours des promenades l’été en bord de la mer, l’hiver dans les cafés en centre ville à côté des patinoires extérieures ? Qu’est ce que ça révèle de quelqu’un qui fête son anniversaire quand sa ville se rebelle contre l’occupant ? Qu’est ce que cela dit sur une personnalité qui entraîne sa femme et sa fille à s’exiler dans une ville étrangère, Berlin, en permanence bombardée ? L’Histoire imbibe le quotidien.
- L. : Vous parlez peu des victimes. Pourquoi ? O. C. : Mon livre est dédié aux victimes du docteur Carl Varnet. Pour autant, les victimes ne sont pas le sujet de ce roman même si elles sont présentes derrière chaque ligne puisque toutes les actions et pensées du docteur Værnet sont tournées vers les homosexuels. Certains lecteurs me reprochent parfois leur peu de place dans le récit, ils font référence surtout à leur déception devant le manque de spectaculaire des interventions de Værnet à Buchenwald avec ce mélange d’attirance et de répulsion qui caractérisent l’être humain-lecteur. Ils oublient qu’une intervention sous-cutanée, c’est-à-dire d’introduction sous la peau d’un objet (une capsule en aluminium, chargée de diffuser de la testostérone en continu) dont les cobayes ignorent tout et dans le contexte d’un consentement obtenu sur la base d’un mensonge (une libération promise et non tenue), bafouant ainsi le Serment d’Hippocrate, est suffisamment traumatisante et violente à mon goût, de même que de réduire une minorité au rang de souris. Je décris néanmoins leur état d’esprit avant l’opération, la frayeur absolue liée au bloc 46 de Buchenwald à la réputation terrifiante. Je précise également leur place (ou leur non-place devrais-je dire) dans l’organisation interne du camp, tenu en sous-main par les communistes. Ces derniers avaient une bien piètre opinion des homosexuels considérés comme je l’écris dans le livre « comme des gens faibles, pas fiables, des traîtres potentiels, obsédés par le sexe et risquant de diviser la coalition antifasciste ». Je termine le livre sur l’invisibilité des rescapés dans la société d’après guerre qui n’avaient qu’une obsession : oublier cet épisode « honteux » à leurs yeux, d’autant que leur pays, l’Allemagne, a attendu l’an 2000, soit 55 ans après les événements, pour les reconnaître enfin comme victimes et leur proposer une indemnisation. Le paragraphe 175 quant à lui, l’article qui condamnait les homosexuels à de lourdes peines n’a été retiré du code pénal qu’en 1994.
- L. : En conclusion de votre livre, vous démontrez que cette volonté de guérir les homosexuels perdurent encore aujourd’hui. Pouvez-vous nous préciser où, comment et pourquoi ? O. C. : L’homosexualité pour beaucoup n’est pas naturelle, elle pose surtout le problème de la reproduction, de la descendance et de l’adéquation avec des préceptes religieux. La Chine mais aussi les Etats-Unis, l’Amérique Latine voient fleurir sur leurs territoires toutes sortes de cliniques proposant aux homosexuels de les guérir. L’Italie mais aussi l’Espagne proposent elles aussi toutes sortes de thérapies pour remettre les homosexuels dans « le droit chemin ». Le marché de la normalité n’est pas près de se tarir. Les réactions en France au mariage pour tous nous ont montré que l’acceptation est loin d’être acquise. Rappelons enfin que 84 états aujourd’hui font de l’homosexualité un crime ou un délit : 6 pays proposent la peine de mort (Iran, Arabie Saoudite, Yemen, Somalie, Soudan, Nigéria), 6 pays des châtiments corporels (Malaisie, Indonésie, Sri Lanka, Bangladesh, Seychelles, Maldives…), et pour des dizaines de pays des peines supérieures à 10 ans d’emprisonnement (Pakistan, Syrie, Bangladesh, etc)
[1] Christian de Leusse est membre d’ARES, délégué du Mémorial de la Déportation homosexuelle à Marseille
[2] L’Etat SS, Eugen Kogon, point Seuil 2009
[3] Histoire de l’homosexualité, Florence Tamagne, Seuil, mai 2000
[4] Carl Værnet, un médecin nazi danois à Buchenwald, Hans Davidsen-Nielsen, Edition Regenbogen, 2004.
[5] Peter Gary Tatchell, né en 1952 à Melbourne, est un militant pour les droits de l’homme anglais né australien, rendu célèbre pour sa tentative d’arrestation du président du Zimbabwe Robert Mugabe, en 1999 et 2001, pour torture et autres violations des droits de l’homme.
[6] Une médecine de mort, sous la direction de Lise Haddad et Jean-Marc Dreyfus, p 47