Abbaye de Lagrasse : Les errements de l’abbé Wladimir de Saint-Jean 2004-2006

 

Wladimir de Saint-Jean en religion, Roger Péquigney dans le civil, devenu abbé de Lagrasse, a été réduit à se réfugier au monastère bénédictin d’En Calcat jusqu’à sa mort en 2023

Roger Péquigney poursuit des études cléricales à l’Institut catholique de Paris.

Il est renvoyé du séminaire français de Rome, pour agressions sexuelles contre plusieurs de ses condisciples, ce qui lui interdit la voie cléricale.

Il vit quelque temps en Mayenne avec d’autres jeunes laïcs en communauté de prière.

28 juillet 1977 : Il décide de partir en Espagne, dans le milieu intégriste, on lui a parlé de l’évêque de Cuenca, Mgr José Guerra Campos, peu regardant sur les histoires de mœurs (cet évêque qui siège aux Cortès comme député d’extrême-droite s’opposera un an plus tard à la promulgation de la nouvelle Constitution démocratique espagnole, il sera impliqué dans les années 1980 dans un scandale majeur pour avoir couvert un prêtre accusé d’abus sexuels sur plusieurs dizaines d’enfants).

L’évêque accueille Roger Pequigney, lui donne le sacrement de l’ordination qu’il attendait, il devient Wladimir de Saint-Jean et fonde sa propre communauté qui s’appellera au fil des ans Les petits-frères de Maie-Mère de l’Eglise, puis l’Opus Mariae Matris Ecclesiae, et enfin en 1997 les chanoines réguliers de la Mère de Dieu.

Il a créé la communauté des chanoines de la Mère de Dieu, fidèle à des principes traditionnalistes opposés à Vatican II.

Brillant et charismatique, il en est le père abbé.

Vers 1990 : Les chanoines s’installent à Gap au monastère du Sacré-Cœur de Notre-Dame qui devient peu à peu trop exigu pour eux, ils ont voulu construire un monastère tout neuf mais les relations avec les prêtres du diocèse ne sont pas bonnes.

1998 : L’évêque de Gap, Mgr Georges Lagrange est contraint de demander une visite canonique tant les tensions sont vives entre les chanoines, ces « forces traditionnalistes venue d’ailleurs », et le clergé local.

Fin 2003 : A Gap l’arrivée de Mgr Di Falco, avec son image moderne et progressiste, les décident à changer de région

2004 : La communauté des chanoines de la Mère de Dieu s’installe à Lagrasse

L’évêque de Carcassonne Jacques Despierre a facilité leur arrivée, l’allemand Hans Rainer Pregiser propriétaire de Lagrasse serait peut-être disposé à céder son bien.

Hans Rainer Pregiser a acheté les parts de la SCI Abbaye de Lagrasse en 1995 pour 8 millions  de francs à la Théophanie représentée par le père Jacob, communauté catholique de rite byzantin (proche de l’Arche de Lanza del Vasto). Installée en 1979, l’allemand avait un grand projet de complexe hôtelier de luxe, mais il a été condamné par la justice allemande pour cavalerie financière et fait 3 ans de prison, puis a renoncé à son projet.

Les méthodes du père abbé sont très particulières, il isole les frères et utilise leurs faiblesses. Une vingtaine de chanoines sont présents mais les informations sur la vie du père abbé ne sont pas connues

Frère « Christophe » (prénom d’emprunt), jeune chanoine, son chauffeur exclusif, s’est plaint auprès du père Michel, n° 3 de la communauté, d’abus spirituels et d’emprise étouffante dans laquelle il est tenu, il dénonce des comportements qu’il ne supporte plus

Le père abbé vit avec assiduité une sexualité clandestine, parfois avec de jeunes mineurs marginaux.

23 juin 2006 : Roger Péquigney est convoqué au bureau de son évêque à Carcassonne, Mgr Alain Planet, arrivé en 2004 (soit quelques semaines après l’arrivée de Pequigney à Lagrasse)

Mgr Planet a transmis sans délai une plainte à Rome pour manipulation et emprise. Au Vatican le Cardinal Préfet lui demande de « régler la démission de cet homme ».

Mgr Planet lui signifie sa décision, il lui demande de signer immédiatement sa lettre de démission « pour raison de santé » ; la formule « raison de santé » permet d’éviter une transmission à la justice qui aurait rendue l’affaire publique, ce sera pour longtemps la version officielle.

En 2023, l’archevêque de Poitiers, Mgr Wintzer considèrera que ce genre de décision a des conséquences catastrophiques dans la crise profonde que traverse l’Église de France ; les défenseurs de Péquigney soutiennent ce choix, ils considèrent que le reproche qui lui est fait est l’emprise psychique et la manipulation mais pas les violences sexuelles, le père abbé en 2023 parlera « d’un pervers narcissique qui tisse avec ses victimes des dépendances affectives fortes »

Mgr Planet assigne Péquigney au monastère bénédictin des Alpes de Ganagobie, à 400 km

29 septembre 2006 : le chapitre des chanoines de la Mère de Dieu élit un nouveau père abbé, Emmanuel-Marie (Marc Lefébure du Bus, ingénieur agronome, 48 ans), celui-ci a été son bras droit pendant de nombreuses années qui dira « il m’a manipulé moi aussi, comme les autres ».

Frère « Christophe » vient trouver le père abbé, il n’arrive pas à surmonter son traumatisme, le père abbé organise son suivi psychologique et comprend « que seul un procès en réparation pourrait dénouer cette affaire » mais aucune suite n’est donnée d’autant que le monastère met en place un projet de renaissance de l’abbaye basé sur les dons de puissants mécènes issus en particulier de la nébuleuse catholique traditionaliste, il faut éviter tout scandale alors que les chanoines réguliers de la Mère de Dieu ont de considérables besoins financiers pour leur développement.

Fin 2009 : l’Officialité de Montpellier, sous la présidence du chanoine Francis Waffelaert, reçoit le témoin « Christophe » (celui-ci ne peut être considéré comme victime, il faudra attendre le Motu Proprio du pape François du 7 mai 2019 pour que les victimes commencent à être prises en compte).

Le chanoine Waffelaert expliquera que les délits traités ici « ne relèvent pas, en soi, du droit civil », ce sont des abus spirituels et de l’emprise psychologique et émotionnelle ayant mené ces jeunes gens au bord du gouffre (ce qui normalement relève de la justice pénale).

Wladimir de Saint-Jean n’est pas relevé de l’état clérical, il est seulement interdit de toute activité publique et condamné à vivre sous une stricte clôture.

Le père Michel qui a recueilli le témoignage de « Christophe » en 2004 nie la « violence sexuelle … on doit plutôt parler d’abus spirituels. On voyait bien qu’il (Wladimir de Saint-Jean) entretenait un rapport au pouvoir totalement déplacé, la preuve c’est que quand il était absent, la communauté marchait beaucoup mieux »

Pourtant le procès canonique parle de « manquements aux engagements religieux » faisant en fait référence à la rupture des vœux de chasteté.

2010 : Roger Péquigney est accueilli à l’abbaye bénédictine d’En Calcat, à 90 km de Lagrasse

22 janvier 2016 : les Constitutions basées sur le principe de celles des chanoines de Lagrasse (attachement à la liturgie traditionnelle, principes de formation doctrinale et consécration à Marie) sont approuvées par le Saint-Siège, à la suite de la visite de Mgr Gilles Wach, prieur général de l’Institut du Christ Roi, à Roger Péquigney à En Calcat (il est noté qu’au moins deux prêtres de l’Institut du Christ Roi ont été condamnés pour crimes pédophiles).

Mars 2017 : une vingtaine de prêtres des Corbières et du Narbonnais alertent leur évêque sur « l’influence de la communauté traditionaliste des chanoines de Lagrasse », ils ne recevront pas de réponse

11 septembre 2020 : le quotidien local L’Indépendant demande à l’évêque de Carcassonne, Mgr Alain Planet, s’il a eu lui-même à traiter le genre d’affaire que traite la Ciase (commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise), un an avant que celle-ci ne rende son rapport, celui-ci répond « Les membres d’une communauté nouvelle dont le fondateur avait constitué un harem masculin. Dans ce cas précis, les victimes, à leur demande, n’ont pas voulu se réclamer des tribunaux civils. Il y a eu en revanche une sanction canonique grave ».

Si comme le demandera la Ciase la priorité avait été donnée à la reconnaissance des violences commises sur les victimes plutôt qu’à la réputation de l’abbaye, il y a fort à parier qu’au lieu d’un procès canonique opaque et secret, de véritables enquêtes de justice auraient été menées et une autre vérité se serait faite jour.

2022 : Le livre de Yves Chiron Histoire des traditionalistes publie une notice sur le père Péquigney qui donne les véritables raisons de son éviction de l’abbaye de Lagrasse et de la communauté.

Février 2023 : Mort de Roger Péquigney, il n’a jamais regretté publiquement ses actes ; il laisse à En Calcat le souvenir d’un homme aigri et coléreux qui ne comprenait pas qu’on le contraigne.

Eté 2023 : Quelques mois après la mort de Péquigney, un autre des frères présents dans la communauté lors de son installation à Lagrasse demande à voir le père abbé et lui avoue qu’il a été abusé sexuellement par Wladimir de Saint-Jean, ainsi le décès de Péquigney a fait remonter ses souffrances.

Eté 2023 : Mgr Valentin, doctrinaire proche de la vieille droite maurassienne, succède à Mgr Planet, il s’implique encore davantage dans le soutien à la communauté de Lagrasse en allant jusqu’à célébrer des confirmations dans l’abbaye et non dans une paroisse comme il est de règle, lors d’une messe en latin célébrée par un seul chanoine, l’évêque restant sur son trône en habit d’apparat ; par ailleurs l’évêque envoie à la retraite le père Louis Lopez, curé de Lagrasse, afin de satisfaire la communauté des chanoines qui ne supporte pas de les laisser prendre leurs aises dans son église.

12 octobre 2023 : Le père Michel adjoint de Roger Péquigney en 2004 parle des jeunes harcelés qui ont quitté la communauté, il dit que l’un d’entre eux reste parmi ses proches amis et lui « a demandé plus tard de célébrer son mariage ».

27 octobre 2023 : Le père abbé Emmanuel-Marie soulignera la volonté de discrétion du père Péquigney « je pense maintenant qu’il avait peur d’être reconnu par des victimes ».

5 décembre 2023 : Le vicaire général du diocèse de 2012 à 2021, Luc Caraguel, curé de la paroisse de Saint-Jacques à Carcassonne se questionne sur les pratiques des chanoines de Lagrasse « Il y a dans leur conduite pastorale deux obsessions : le Diable et la confession…. C’est une manière de tenir les gens ! Et à partir des dix commandements, des sept péchés capitaux, et en se concentrant le plus souvent sur la luxure… Avec cette lecture fondamentaliste des Écritures, on ne s’intéresse qu’à la sexualité honteuse, aux mauvaises pensées, à tout ce qui se passe au-dessous de la ceinture », il dit constater des « retours de confession catastrophiques »

Janvier 2024 : De son côté, le père abbé Emmanuel-Marie renvoie la balle aux « laïcs qui ont cherché des prêtres qui soient des pères ; ils ont admiré, parfois sans mesure, des figures sacerdotales qui se détachaient dans une atmosphère de doute généralisé. Les psychologies faibles de certains prêtres n’ont pas résisté ».

 

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Depuis les années 2000, la communauté de Lagrasse s’est lancée dans un projet ambitieux de restaurer l’ensemble de l’abbaye, elle veut  créer un centre d’accueil et de formation pour la nouvelle Eglise susceptible de peser  sur la société et la vie politique française ; une fondation a été créée pour collecter les fonds nécessaires, elle s’appuie sur de grandes personnalités, Alexis Brezet directeur des rédactions du Figaro, Jean-Dominique Sénard, président de Renault, , Stéphane Bern, la famille Dassault, Saint-Gobain, Terréal, Pierre-Arnaud Ladreit de Lacharrière, Remi Delafon, François Mortegoutte, Edward de Lumley (conseiller de le ministre Rachida Dati) ou encore Vincent Bolloré.

 

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Note à partir du témoignage de l’un des chanoines qui a quitté le navire
(Septembre 2025)

En 1994, étudiant, il est entré en contact avec le fondateur de cette communauté par l’intermédiaire d’un aumônier.
Il a été séduit par cette communauté nouvelle et fasciné par son fondateur qui est devenu son confesseur. Il est entré dans une dépendance mystique.

Aujourd’hui il en veut beaucoup à celui qu’il qualifie de « pervers narcissique ». Il s’est trouvé face à un comportement sectaire (lecture du courrier, appel téléphoniques filtrés, etc.)

Le chauffeur du père abbé lui a proposé de le remplacer.
Il dit qu’alors il a été piégé, manipulé et pris dans une déviance sexuelle, pendant quelques mois.
Il a alors rédigé une lettre à l’attention du Saint-Père pour décrire tout cela. Le Vatican en a reçu le détail.

Il est sorti de cette communauté, de cette chape de plomb. Il a voulu tourner la page mais a été d’abord dans le déni (comme une femme peut faire un « déni de grossesse » dit-il). Il ne voulait pas admettre ce qui lui était arrivé, qui était trop odieux pour lui.

Il y a deux-trois ans il est allé à Jérusalem, et là tout a explosé, accompagné en cela par un moine bénédictin. Il a fait une « relecture » de ce qu’était sa vocation.
Dans ce contexte où il est tombé amoureux d’une amie ancienne.
Il a saisi son évêque de son souhait de retour à l’état de laïc. Il en a parlé au nouveau supérieur de la communauté.

Sa sœur la plus proche n’a pas supporté cette abjuration religieuse, elle en a parlé à ses parents et à tout le monde autour d’elle, assurant qu’il s’était défroqué pour l’amour d’une femme.

Aujourd’hui, ses parents veulent bien le rencontrer mais pas en présence de cette femme.

Mis au ban de sa famille, il est accompagné par une religieuse psychanalyste qui l’aide à reprendre le cours de sa vie. Il a trouvé un emploi. Il est heureux de pouvoir parler de tout cela à des proches.

Il n’a pas voulu saisir la CIASE (la commission Sauvé) pour que son nom ne risque pas d’être cité. Il n’a pas pu porter plainte car le coupable est décédé.

Il compte sur une cérémonie du pardon que lui propose l’actuel abbé de la communauté de Lagrasse. Il espère que cela l’aidera à renouer le contact avec ses parents.