la Mémoire de la Déportation homosexuelle

            

 

Débat sur  » la Mémoire de la Déportation homosexuelle »

Mardi 16 juillet 2013

Dans le cadre du
 » FORUM EUROMEDITERRANEEN LGBT »
Les minorités font bouger la société !
Europride de Marseille 10-20 juillet 2013

Ces textes sont en cours de publication

 

Christian de LEUSSE
Délégué du Mémorial de la Déportation Homosexuelle à Marseille

Les historiens jouent un rôle majeur
La recherche historique est fondée sur de rares données et témoignages. Nous avons besoin des historiens pour restituer le contexte historique qui prévaut en Europe avant le nazisme, avec Florence Tamagne qui a observé les pays de l’ouest européen dans les années 1920 et avec ceux qui ont travaillé sur le rôle majeur de Magnus Hirschfeld à Berlin, comme Ralf Dose et Gérard Koskovich.
La montée du nazisme et de la répression des homosexuels en Allemagne, nous permet d’observer la part respective de la démarche de purification de la race, la volonté de puissance au prix de l’élimination et l’idéologie aryenne. Elle conduit à analyser les raisons des pays qui veulent être de bon élèves (Autriche, France, Italie, etc.) et leurs spécificité, comme le fait Marc Boninchi qui a montré comment le régime de Vichy a construit la répression de l’homosexualité avec la loi du 6 août 1942 instituant le délit d’homosexualité.
Les chercheurs ne sont pas si nombreux (certains sont ici, merci à eux), leurs travaux concernent l’Allemagne (Ralf Dose, Gérard Koskovich), la France (le rapport du colonel Mercier en 2001, puis les travaux d’Arnaud Boulligny, Mickaël Bertrand), en parallèle l’Allemagne, la France et les Pays-Bas ( Régis Schalgdenhauffen), la Suisse (Thierry Delesseret), etc.
Les données et les témoignages sont  rares: Heinz Heger, Pierre Seel (biographie de 1994), Rudolf Brazda.
Il y a de nombreux trous noirs : sont-il noirs parce qu’on ne sait rien ou pas grand-chose, ou parce qu’ils n’ont pas fait l’objet des bonnes recherches ? Et en particulier sur les femmes qui ont été victimes.
Le souci de mémoire des militants
Les militants ont besoin de ces travaux d’historiens ; ils ne se mobilisent pas en fonction du nombre plus ou moins grand d’homosexuels déportés, ils se mobilisent sur un principe celui du respect de toutes les déportations ; d’autant que les militants comme les non militants savent bien que la déportation n’est que la partie visible de la longue nuit qu’ont subit les homosexuels à travers l’histoire ; ils jugent de ce fait qu’il est important de rappeler périodiquement cette mémoire lors des cérémonies de la déportation (depuis 1995)
Il est nécessaire de rappeler cette mémoire tout d’abord parce que les homosexuels d’aujourd’hui ne connaissent pas leur histoire.
A côté des témoignages et des recherches d’historiens, il y a des pièces de théâtre, comme Bent en 1981, et plus récemment le beau documentaire Paragraphe 175 (qui contient plusieurs témoignages précieux).
Ces travaux d’historiens servent au militants, mais ils doivent aussi prendre la place qui leur revient dans l’éducation en milieu scolaire, aux côtés des témoins de la déportation
A titre personnel, en tant qu’animateur de l’association Mémoire des sexualités et au nom du Mémorial de la Déportation Homosexuelle, je m’occupe à Marseille depuis 18 ans, de déposer la gerbe des homosexuels dans le cadre de la cérémonie officielle du dernier dimanche d’avril.
Je ne suis pas historien, j’ai le devoir d’écouter avec attentions les propos des historiens, même s’ils disent des choses différentes en ce qui concerne le nombre d’homosexuels français déportés, l’existence de fichiers de police qui ont aidé à leur arrestation, la façon dont ils ont été traités, l’ampleur des déportations en Europe, la façon dont les lesbiennes ont été traitées, etc.
Pour introduire ce débat, je me permets simplement de relever ici les témoignages dont j’ai eu à connaître. En voici quelques exemples :
En Autriche, Heinz Heger, étudiant autrichien, arrêté à Vienne par la Gestapo qui détient sa photo aux côtés de son ami Fred de Noël 1938, il est déporté à Sachsenhausen, puis à Flossenbourg, parqué dans un bloc spécial, puis dans d’autres baraquements en 1941, il connait les brimades et les tortures.
Aimé Spitz a fuit l’Alsace quand il a su les arrestations d’homosexuels, résistant appartenant au groupe alsacien Nacht und Nebel, il est arrêté à sa 31ème mission d’agent de liaison, condamné à mort et déporté arborant un triangle rouge, il est l’objet d’expériences médicales au Struthof.
Camille Erremann est arrêté à 28 ans, en prison il apprend que la Gestapo a en mains le fichier des homosexuels de la police française – par le commissaire de Colmar qui est resté en poste pendant toute la guerre – sur lequel figure son nom depuis une affaire judiciaire de 1937 impliquant un copain de Cernay.
En Allemagne, Karl Gorath racontera son calvaire : « J’avais 26 ans quand je fus arrêté chez moi, en vertu des dispositions du § 175 qui définissait l’homosexualité comme un acte contre nature. Je fus emprisonné dans le camp de concentration de Neuengamme près de Hambourg, où ceux du 175 devaient porter le triangle rose.
Le 1er avril 1941, Rudolf Brazda répond à une convocation de la Kriminalpolizei de Karlsbad dans les Sudètes (en territoire autrichien considéré comme partie intégrante du Reich), il est transféré à Zwickau et purgera les 4 derniers mois de sa peine qui devait s’achever le 5 juin 1942, mais – en vertu d’une directive de Himmler du 12 juillet 1940, concernant les homosexuels ayant séduit plus d’un partenaire – il sera à nouveau inculpé et envoyé à Buchenwald où il sera le n° matricule 7952 avec un triangle rose, il a 29 ans
Le 2 mai 1941, Pierre Seel est arrêté à 17 ans, sans doute grâce aux fichiers de la police de Mulhouse, et envoyé à Schirmeck, puis au Struthof
En Italie, 56 déportés pour homosexualité sont à San Domino delle Tremiti (ile de Tremiti), sur ce nombre 46 ont été envoyés par A. Molina, le commissaire de Catane, de sa propre initiative.

 

Régis SCHLAGDENHAUFFEN

Chercheur contractuel au LISE (CNRS/Conservatoire national des Arts et métiers), Paris. (auteur de La commémoration des victimes homosexuelles du nazisme : Berlin, Paris, Amsterdam)

Ce que nous disent les archives sur la répression nazie des désirs homosexuels en Alsace annexée.
Je voudrais plutôt intervenir sur un autre sujet que celui que j’avais prévu à savoir la commémoration des victimes homosexuelles du nazisme. En effet, une bonne partie de mon intervention pourrait être disponible sur papier ou sur internet. De même, pour prolonger ce qui a été dit, notamment un article sur les « bordels dans les camps de concentration », sujet qui a été précédemment abordé. Donc je souhaiterais plutôt vous raconter une histoire d’archives, parce qu’il me semble que cela répond à plusieurs choses qui ont été évoquées précédemment et qui s’inscrivent plus globalement au sein de notre discussion.
Je vais vous offrir un petit résumé de ce que je fais habituellement lorsque je rentre en Alsace, ma « terre natale ». Je vais aux archives ! On le sait bien, à chaque fois que l’on entend parler de déportés français, voire de triangles roses ils sont toujours, mystérieusement, soit, alsaciens d’origine soit établis en Alsace, comme Rudolf Brazda (1913-2011). J’avais donc envie de creuser cette question.
Pour cette raison, je me suis dit avant de prendre la parole, que j’allais plutôt vous raconter les aléas ou les vicissitudes de ces recherches que je réalise aux Archives départementales du Bas-Rhin. Lorsque je me suis rendu pour la première fois là-bas, j’ai indiqué que je souhaitais faire des recherches sur les victimes homosexuelles du nazisme, et la première chose que la fantastique archiviste m’a mise entre les mains, ce fut cette fameuse liste sur laquelle figure le nom de Pierre Seel souligné en rouge. Pierre Seel (1923-2005) avait vu cette liste aux Archives et il avait affirmé que tous ceux dont le nom était souligné en rouge, étaient des hommes qui avaient été arrêtés pour homosexualité puis transférés au camp de Schirmeck. Ce camp d’internement et de rééducation mis en fonction dès l’annexion de l’Alsace avait été prioritairement pensé pour les alsaciens et les alsaciennes. Il est situé tout près du fameux camp du Struthof (Natzweiler) dont tout le monde entend parler, car c’est un camp de concentration nazi administré par la SS. Il est désormais transformé en lieu de mémoire et abrite le Centre européen du Déporté résistant. Or, la plupart des homosexuels Alsaciens ont été internés à Schirmeck et non à Natzweiler, petite différence, qui possède néanmoins son importance.
Aux archives c’est toujours compliqué. Il y a une multitude de classeurs avec quantité de cotes dont on ne comprend pas immédiatement le sens, car cela n’a pas vraiment de sens. Enfin si, l’ordre suivi est purement chronologique, selon la date de leur versement. Ceci dit, j’ai réussi à retrouver les fichiers de la police, française et allemande. J’avais réussi à trouver les fiches de police allemande, et c’était fantastique parce que je trouvais dans ces petites fiches bleues des hommes avec la mention « homosexuel » ou « paragraphe 175 » ou « relation contre-nature », « délit d’homosexualité » ou « crime d’homosexualité ». Au début j’ai relevé tous les noms puis je me suis aperçu que cela n’allait pas du tout car il fallait ensuite calculer des pourcentages si je voulais savoir si ces arrestations étaient significatives. J’ai donc repris toutes les fiches et recommencé mon travail de bénédictin. Au final j’ai découvert qu’il y avait entre 4 et 5% d’homosexuels que l’on pouvait retrouver dans les fichiers de la police. (Ce chiffre est intéressant, puisqu’il est communément admis, d’après les enquêtes statistiques, que les homosexuels représentent 4 à 5% de la population générale.)
Dans un second temps, je me suis dit qu’il fallait regarder du côté des femmes. D’ailleurs, les hommes possèdent des fiches bleues, les femmes des roses. (Constat qui se passe de tout commentaire.) Mais je n’ai trouvé aucune femme concernée par l’homosexualité. Sans doute parce que c’était des fichiers de police et qu’il n’y avait pas de motif d’homosexualité parmi les motifs recevables. Il y avait en revanche beaucoup de prostituées, de filles en carte, ainsi que des femmes poursuivies pour avortements et autres délits. Les mêmes que l’on peut trouver chez les hommes (vols, homicides, etc.). Pour revenir aux fiches d’homosexuels, parfois je remarquais que seul le jour ou l’année étaient notées. En résumé plein de mystères subsistaient suite à la lecture de ces fiches bleues.
Par la suite, j’ai trouvé ce que l’on appelle les registres d’écrou. Car ces hommes (ou ces femmes) une fois qu’ils ont été arrêtés par la police, sont photographiés puis préventivement détenus dans la prison du coin qui était située directement juste derrière l’Hôtel de police, rue du Fil à Strasbourg. Il existe donc des registres d’entrée à la prison. Ces registres sont très abimés, mais petit-à-petit, grâce à leur lecture, j’obtenais de plus en plus d’informations. Grâce à eux je pouvais connaitre le métier et la condamnation dont ces hommes avaient écopé. Pour ce qui est des professions exercées, la grande majorité appartenait aux classes populaires. Je n’ai trouvé qu’un pharmacien et un avocat. Les autres étaient manutentionnaires, journaliers, livreurs, comptables, etc. Par ailleurs, la moitié de ces hommes à moins de 40 ans, si ce n’est 30 ans. Ils sont donc plutôt jeunes et plutôt membres des classes populaires.
Aussi, pour exposer des cas plus concrets, c’est grâce à ces mêmes registres, qu’il y a deux ans, j’ai pu retrouver un homme qui s’était fait emprisonner dans un premier temps rue du Fil, fut ensuite interné au camp de Schirmeck (le camp des Alsacien-ne-s dont je viens de parler) et finalement transféré au Struthof, autrement dit au camp de Natzweiler. Ce type de trajectoire est assez rarissime. J’ai d’ailleurs comparé la liste que j’ai constituée avec celle des homosexuels de Natzweiler-Struthof (établie par la Fondation pour la mémoire de la Déportation). Mais je n’y trouvais pas mes Alsaciens. De deux choses l’un, soit les Alsaciens n’allaient pas dans ce camp, soit la liste était incomplète. La bonne réponse est la première, puisque c’était prioritairement des Allemands venant d’autres contrées qui étaient transférés à Natzweiler, dans les Vosges, puis dans un second temps des déportés résistants, catégorisés N.N (Nacht und Nebel).
En 2013, je me suis remis à farfouiller dans les archives. Et là, je ne sais pas par quel miracle, j’ai enfin trouvé les cotes que je cherchais, inconsciemment, depuis fort longtemps, celles du Tribunal d’exception (Sondergericht). Je ne pensais pas du tout que les homosexuels seraient classés parmi ces cotes-ci. Et là, je trouve enfin les fameuses minutes des procès allemands. D’ailleurs, il y a la même chose pour les procès français, j’y reviendrai plus tard. En ce qui concerne les procès allemands, il y avait pas mal d’homosexuels. En règle générale les magistrats sont assez curieux, les magistrats nazis encore plus. La lecture des minutes des procès rend visible l’économie de l’aveu, de la confession ; nous pouvons y lire toutes sorte de détails qui sont constamment sollicités ; officiellement dans le but d’essayer de déterminer l’étendue du crime ou du délit. Les juges demandent s’ils se sont embrassés, caressés, s’il y a eu des relations sexuelles bucco-génitales, pénétratives, avec ou sans éjaculation à la clef. Car, c’est ça le grand problème, dès qu’il y a éjaculation, cela relève plus du crime que du délit. C’est peut être très biblique tout ça et, in fine, très pro-nataliste aussi. Tous ces détails, qui s’inscrivent sur fond d’histoires de rencontres et de ruptures, de relations plus ou moins longues permettent aux juges de statuer quant au type de peine dont vont écoper nos homosexuels alsaciens. Il y a eu donc certaines affaires assez croustillantes, comme l’une, assez fantastique dont on pourrait j’imagine, tirer un roman.
Il s’agit de l’histoire d’un alsacien qui, par je ne sais quel mystère, en vient à faire la rencontre d’un allemand, un haut gradé de la police d’occupation à Strasbourg. Les deux hommes se lient d’amitié, passent de plus en plus souvent leurs soirées ensemble, tout à fait le genre d’histoire d’amitiés viriles comme on les imagine, jusqu’au jour où ils s’embrassent. Or notre Allemand est marié. Au moment des faits, femme et enfant sont encore dans l’Altreich, les territoires d’Allemagne situés de l’autre côté du Rhin. D’ailleurs une procédure pour les faire venir dans ce nouvel eldorado qu’est l’Alsace, est en cours. Et le jour où la femme et les enfants arrivent en Alsace, le policier nazi annonce qu’il ne veut plus vivre avec sa famille. Ça se passe mal, forcément mal. Car même si nous ne connaissons pas le détail de toute cette histoire, la pilule est forcément difficile à digérer. L’épouse n’est pas contente du tout et au bout de plusieurs mois, elle s’adresse aux collègues de son mari, leur explique ce qui se passe. À savoir qu’il a abandonné le domicile et le lit conjugal, pour celui d’un autre homme, qui plus est Alsacien. Suite à cela, toute l’affaire remonte à la surface, la police est sommée d’intervenir et procède à l’arrestation du commandant en chef et de son amant. L’histoire est d’autant plus passionnante qu’une course poursuite s’engage dans Strasbourg. Suite à cela, l’amant, est immédiatement incarcéré en prison, rue du Fil et le policier au siège de la police. Mais le soir même, pour une raison qui nous échappe encore, le policier parvient à se faire la malle, se rend à la prison (c’est tout du moins ce qui est relaté dans les minutes du procès, et je crois qu’il y a une grande part de vérité). Le policier explique au maton qu’il doit faire interroger l’homme soupçonné d’une histoire d’homosexualité que l’on vient d’incarcérer. C’est par ce stratagème qu’il le fait libérer. Les deux trouvent asile chez un troisième luron, un homosexuel notoire de Strasbourg. Le lendemain matin, le complice se rend sur le lieu de travail de l’Alsacien récupérer une enveloppe qui contient une somme d’argent pour fuir en France. Mais la police, bien renseignée sans doute, est de nouveau à leurs trousses, arrête le complice puis les deux fugitifs. Au final, le policier nazi est condamné à mort pour haute trahison, et les deux autres écopent chacun d’une peine de prison de quatre ans.
Cette histoire est peut-être la plus fantastique, mais je pourrais vous en raconter d’autres, qui chacune à leur manière, nous éclaire sur la manière dont l’Etat national-socialiste en vient à encadrer et réprimer avec la plus grande sévérité les désirs homosexuels en Alsace annexée.
Dans les archives, j’ai par ailleurs, regardé ce qui se passait en France avant et après la guerre, et même pendant. Jusqu’en 1939, quand il y a des histoires d’homosexualité, les homosexuels présumés sont condamnés pour outrage public à la pudeur. Au nom de l’article 330 du Code pénal français, ils sont emprisonnés quinze jours, voire trois semaines. Mais ce qui est passionnant, c’est qu’entre 1940 et 1942 nous observons deux procédures parallèles, tout du moins à Strasbourg. D’un coté, la police secrète (la Gestapo) cherche à arrêter des homosexuels sans le faire passer par la case justice (ce sont sans doute les fiches bleues de ces hommes dont seule l’année d’arrestation était précisée). Ces derniers sont directement internés dans le camp de Schirmeck, à l’instar de Pierre Seel. D’un autre côté, alors même qu’il y a déjà une justice nazie qui est en place en Alsace, cette dernière continue de juger des cas d’homosexualité et d’outrage à la pudeur, mais en vertu du code pénal français. Cependant, tout se fait désormais en allemand, ce qui crée une situation assez déconcertante. Il y a, par exemple, le cas d’un homme qui, s’il avait relevé du paragraphe 175 (paragraphe allemand) aurait écopé non pas quatre semaine de prison – pour avoir suivi un policier en civil et lui avoir mis la main à hauteur de l’entrejambe – mais bien plus. Quoi qu’il en soit, à partir du 30 janvier 1942, en vertu d’une ordonnance pénale relative à l’Alsace, la police et la justice travaillent de concert comme en témoignent les archives classées. On peut retrouver les fiches de police, les dossiers d’écrou et les minutes des procès. Des hommes qui sont condamnés à des peines de quatre, cinq ans avec privations des droits civiques et frais de justice à leur charge. Mais là aussi, à ce niveau les choses sont assez complexes, car il y a un certain nombre d’homosexuels « Paragraphes 175 », mais également un nombre assez conséquent de « paragraphe 176 » que l’on appellerait aujourd’hui des pédophiles, des corrupteurs de la jeunesse. C’est en ce sens que l’on peut tisser des parallèles avec ce qui se passe en Suisse à la même période (cf. les travaux de Thierry Delessert). Dans certains cas, les juges suggèrent ou imposent la castration suite à une expertise établie par un psychiatre. Tout cela demanderait des recherches plus approfondies que je n’ai pas encore eu le temps de mener.
Pour finir, je vais terminer par une anecdote familiale alsacienne, parce qu’elle me fait me poser de nombreuses questions. En 2009, j’avais dédicacé ma thèse de doctorat à mon grand oncle. Un homme que je n’ai jamais connu personnellement. Il avait été interné, dit-on, pour homosexualité dans le camp de Schirmeck. Il y a quelques temps, j’ai retrouvé sa fiche de police puis je suis tombé sur les minutes de son procès. Qu’a-t-il donc fait ce grand oncle ? Ma grand-mère, qui avait vu et vécu les événements de près, m’avait dit un jour qu’il avait été raflé lorsque des grandes rafles d’homosexuels strasbourgeois. Et que nous disent les archives ? En 1942, il se fait effectivement arrêter, mais pour une autre raison. D’après ce qu’il nous est donné à lire, alors qu’il est dans un grand magasin strasbourgeois et apparemment aux toilettes, il urine à côté d’un garçon, âgé de 11 ans. Il dit à ce dernier « J’en ai une plus grande que le tienne si tu veux voir ». Et c’est là que l’histoire commence, il dévoie le garçon qui en vient à toucher son membre (pour reprendre le vocabulaire en vigueur). On ne sait pas par qui il a été dénoncé, mais on sait qu’au final, il lui offre une pièce de un mark. Toujours d’après les archives, il avait déjà eu des démêlés avec la justice française, pour avoir touché des petites filles, etc. Ce cas, pose de nombreuses questions. Notamment quant à la construction d’une mémoire collective familiale, quant à la confusion opérée entre pédophilie et homosexualité, quant à une hiérarchie des déviances et des statuts moraux qui leur sont associées.

(voir note au bas des textes)

 

Eve PASCAL

Les lesbiennes dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale
Toutes les victimes de la barbarie nazie sont à déplorer, quelles qu’elles soient, il n’est nullement question d’un jugement de valeur dans mon propos. Je précise que ma recherche concernant « Les lesbiennes dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale » est un choix, car à ce jour il subsiste trop d’inconnus, trop de silences et d’omissions volontaires ou non. Je suis née en 1939, je fais partie de la dernière génération à avoir des souvenirs de la guerre et du retour des déportés. Ces souvenirs m’ont marqué profondément et ils ne cessent de m’interroger. Dans l’immédiat après-guerre, on ne croyait pas ce que racontaient les rescapés des camps de concentration.
A ce propos, voici une petite anecdote. Une femme revenant de déportation est hospitalisée au Val-de-Grâce, le médecin qui la soigne remarque des chiffres tatoués sur son bras, il lui demande ce que cela signifie. Elle lui explique que c’est son numéro de matricule et lui parle des camps de concentration. Il ne veut pas la croire et, la prenant pour une folle, il l’envoie dans un asile d’aliénés.
Il y avait un malaise, une gène envers ces rescapés de l’enfer à qui l’on reprochait même parfois de s’en être sortis au détriment des autres. Les rapports étaient difficiles entre ceux qui étaient restés et dont on pensait à tort ou à raison qu’ils avaient collaboré et ceux qui avaient été expulsés.
Les déportés ne parlaient pas facilement, ils voulaient oublier tout ce qu’ils avaient enduré pour reprendre une vie normale. Et puis, comment expliquer l’horreur de leur séjour en camp de concentration à leur famille ? A leur retour, certains étaient si faibles qu’on les empêchait de voir leurs enfants pour qu’ils ne soient pas contaminés par les maladies infantiles.
En ce qui concerne les femmes, ayant accompli leur devoir, et comme toutes les femmes à qui on accorde la vertu de modestie, il fallait qu’elles rentrent dans leur famille. Les hommes avaient déjà du mal à parler, comment vouliez-vous que les femmes parlent ? C’était pour elles encore plus difficile.
Et bien évidemment, en tant qu’enfants nous ne pouvions communiquer avec eux. Ils nous impressionnaient. Je me souviens de quelques bribes de conversations, les adultes évitant de parler devant les enfants, mais surtout c’est leur maigreur et leur regard qui exprimaient le souvenir d’un vécu indicible, qui m’ont fortement impressionnée.
Plus tard, lorsque je fus en âge de comprendre les documents d’étude concernant la seconde guerre mondiale, je me suis attachée à l’histoire des femmes dans cette période et a fortiori à me poser des questions sur les lesbiennes.
Le récit que me fit une ancienne déportée d’origine juive espagnole m’a bouleversée. J’étais jeune et intimidée, je n’ai pas osé lui poser de questions. Ce dont je me rappelle, c’est de son interrogation : « pourquoi je suis encore vivante, pourquoi moi ? » Elle souffrait comme tant d’autres de ce que l’on appelle  »le complexe de la survivance ».
Les années ont passé, aujourd’hui j’ai le temps de faire des recherches, je ne suis pas seule dans cette démarche ; à preuve Isabelle qui intervient avec moi aujourd’hui et qui, avec d’autres, travaille sur ce sujet.
Lorsque j’ai commencé mes recherches, je me suis heurtée souvent à la négation de la déportation des lesbiennes et à la négation de leur participation active dans l’armée et la résistance. Sans cesse on me cite le fameux  »paragraphe 175 » qui ne concernait pas les lesbiennes, tout au moins en Allemagne, car il en était tout autrement en Autriche.
Pour moi ce paragraphe, c’est l’arbre qui cache la forêt car je crois à la misogynie et à la lesbophobie extrêmes des nazis et du gouvernement de Vichy. La Gestapo, les SS ou tous autres sbires hitlériens n’avaient nullement besoin d’un article de loi pour arrêter et déporter qui bon leur semblait, la loi c’étaient eux.
Dans la petite ville où j’habitais pendant la guerre, je me souviens d’avoir entendu l’histoire concernant deux femmes qui vivaient ensemble dans une grande maison entourée d’un jardin ; les gens les appelaient des dévoyées, des vicieuses et des inverties. Elles furent dénoncées à la Gestapo, arrêtées et expédiées en camp d’où elles ne revinrent jamais. Ce qui permit à certains de les spolier.
Il y a débat également concernant la couleur des triangles que portaient les déportées, rose pour les homosexuelles et noir pour les asociales ; faut-il ne s’en tenir qu’à cela ? Il me semble qu’il faut chercher plus loin. La présence de blocs réservés aux lesbiennes est attestée dans certains camps comme à Bützow (ex-RDA ) où elles sont maltraitées et humiliées. Les SS incitaient les prisonniers du camp à les violer. Dans le camp de Ravensbrück, des lesbiennes ont porté le triangle rose avec le sigle « LL » (Lesbische Liebe, amour lesbien). Mais le plus souvent, c’est le triangle des asociales qui leur fut attribué.
Il est bien certain que pour les nazis, toute jeune femme célibataire et indépendante était mal perçue, les lesbiennes étaient particulièrement visées et en grand danger.
Rudolf Klar, voix officielle du parti nazi pour les affaires homosexuelles, rappelle dans son livre  » Droit pénal et homosexualité  » : « que les dégénérés doivent être éliminés pour la pureté de la race et il réclame une maison de correction pour les lesbiennes ».
Dans son livre  » Hygiène sexuelle « , le docteur Max Gruber, voix autorisée du nazisme et révélatrice de la volonté hétérosexuelle du fascisme qui condamne l’homosexualité et la masturbation, écrit notamment : « Les rapports sexuels prennent place dans le mariage et le but est la procréation des enfants et leur éducation, et la croissance de la nation exige du mariage de produire au moins quatre enfants ».
Ces raisonnements eugénistes donnèrent lieu à la création de  »centres de recyclage » qui préparent deux cent quinze mille professeurs à l’application de ces théories, et ainsi sont créés les Lebensborn (Fontaines de vie), véritables haras humains, usines à produire de purs ariens. Il y en a treize en 1944. Beaucoup de jeunes femmes ayant le type arien furent obligées de participer à cette énorme et nuisible utopie raciale. Cette expérience d’eugénisme à une si grande échelle est unique dans l’Histoire. Concernant le sort réservé aux lesbiennes déportées, nous avons des témoignages qui indiquent, pour les rééduquer elles étaient envoyées dans les bordels qui servaient aux employés du camp.
Au bout de quelques mois elles revenaient au camp dans un état de délabrement extrême; alors on s’en débarrasserait en les envoyant au four crématoire.

 

Isabelle SENTIS
Historienne de formation, spécialisée dans le domaine du patrimoine industriel et ouvrier européen, elle travaille depuis une dizaine d’années sur les questions mémorielles liées à la Seconde Guerre Mondiale. Bibliothécaire à Pierresvives, cité des savoirs regroupant les Archives départementales, la Médiathèque départementale et les sports à Montpellier. Art-thérapeute auprès de personnes séropositives, des personnes LGBT et des femmes victimes de violence.

Introduction. Je m’inscris dans une généalogie de chercheuses et de chercheurs, de militantes, de résistantes et d’artistes.
Dans cette généalogie il y a les historiennes féministes françaises Michelle Perrot, Marie-France Brive, Christine Bard, mais aussi Allan Bérubé qui fut un des fondateurs des archives LGBT de San Francisco, activiste et chercheur indépendant (1946-2007), il se décrivait lui-même comme chercheur « communautaire ».
Ou encore Rolande Trempé, résistante, historienne et sa compagne Andrée Dubos-Larouquette qui ont contribué à la libération de la ville de Charleville Mézières en septembre 1944.
Et bien d’autres encore, telles que Adrienne Rich, poétesse lesbienne féministe américaine et ses essais sur la contrainte à l’hétérosexualité.
J’ai suivi il y a vingt ans un cursus en histoire alors que je militais à Act Up Lille et aux Flamands Roses.
Et j’ai vécu mes premières expériences de lesbophobie lors des cérémonies du souvenir de la déportation à Lille alors que j’ai passé toute mon enfance et mon adolescence à aller me recueillir pour la mémoire de tous les déporté-e-s et victimes du nazisme et des fascismes, avec des parents résistants et leurs ami-e-s déporté-e-s.
J’ai ensuite marché sur les pas de Magnus Hirschfeld en faisant des études de sexologie en faculté de médecine à Paris où mes professeurs occultèrent ses apports précieux dans le domaine de la sexologie. Son Institut m’inspire et sa détermination m’accompagne dans la mise en place de convergence de lutte sur les enjeux de santé des personnes LGBT et hétérosexuelles.
Je travaille depuis dix ans au sein de collectivités territoriales sur l’accessibilité des savoirs et des pratiques culturelles pour toutes et tous.
Actuellement, je travaille en tant que bibliothécaire dans un lieu comme celui où nous nous trouvons aujourd’hui, qui regroupe les Archives départementales, la Médiathèque départementale et en plus les sports à Montpellier.
Je travaille comme chercheuse indépendante sur les questions mémorielles concernant les femmes et les lesbiennes durant la Seconde Guerre Mondiale depuis une dizaine d’années.
Il y aurait beaucoup à dire sur les enjeux historiographiques concernant les parcours de vie, de résistance, de collaboration des lesbiennes et bisexuelles, cis et transgenres durant la Seconde Guerre Mondiale en Europe et à travers le monde.
Je vais ici ébaucher la question suivante : Quelle transmission par les familles des parcours de vie de lesbiennes et bisexuelles françaises déportées pour actes de résistance lors de la Seconde Guerre Mondiale ?
Cette question correspond à une partie de mes démarches actuelles d’accompagnement de familles et se situe aussi par rapport aux débats et manifestations anti mariage pour tous, et donc dans un temps où les définitions des familles ont été au cœur des débats politiques. Il m’a semblé intéressant de partager cette question avec vous en ces jours d’Europride.
J’aborderai ces questions avec une dimension territoriale, celle de la France par rapport au temps qui m’est imparti aujourd’hui. Mais ma réflexion se construit avec d’autres chercheuses et des militantes avec qui nous abordons la dimension européenne, américaine et nous l’espérons un jour dans d’autres pays qui furent traversés par ce conflit.

I- Le silence « assourdissant » concernant l’histoire des lesbiennes et des bisexuelles en France.
A) les silences de l’histoire des femmes
Dans les débuts des années 90, l’historienne Michelle Perrot dirigeait avec Georges Duby « l’Histoire des femmes en Occident de l’Antiquité à nos jours ».
A la fin des années 90, elle publiait son travail : « Les femmes ou les silences de l’Histoire ».
Ce travail influença plusieurs historiennes lesbiennes féministes, dont certaines ont été ses élèves. Ces historiennes ont fait des recherches sur les lesbiennes résistantes françaises et l’histoire des femmes parmi elles Marie Jo Bonnet et Christine Bard.
Dans son introduction, Michelle Perrot, professeure émérite d’Histoire contemporaine à l’université Paris 7, nous rappelait qu’ « au commencement était le Verbe, mais le Verbe était Dieu et l’Homme. Le silence est l’ordinaire des femmes. ». Elle nous précise dans cette introduction que « le silence est un commandement réitéré à travers les siècles par les religions, les systèmes politiques et les manuels de savoir-vivre ».
Elle nous rappelle aussi que « ce silence imposé n’est pas seulement lié à la parole mais aussi celui de l’expression, gestuelle ou scripturaire ».
Elle qualifie ce silence « à la fois discipline du monde, des familles et des corps, règle politique, sociale, familiale… ».
De plus, elle souligne que « la déficience des traces relatives aux femmes et qui rend si difficile …leur appréhension dans le temps ». Pour elle « la manière dont les sources sont constituées intègre l’inégalité sexuelle et la marginalisation ou dévalorisation des activités féminines ».
A cela s’ajoute pour elle « un déficit de conservation des traces » et certaines femmes contribuent à détruire leurs propres archives personnelles « par pudeur, par auto dévalorisation, elles intériorisent en quelque sorte le silence qui les entoure ».
Ces silences d’hier et d’aujourd’hui ont été nommés et donc rendus visibles et audibles par ces historiennes et par les militantes féministes.

B) Le mouvement des femmes a rompu ces silences de l’histoire et entraine dans son sillage historiennes et historiens.
Michelle Perrot nous dit aussi que « c’est le regard qui fait l’histoire », une autre historienne féministe Marie-France Brive, lesbienne engagée dans le mouvement des femmes, nous l’avait aussi dit quelques années auparavant.
Et elle nous précise qu’« au cœur de tout récit historique, il y a la volonté de savoir ».
Alors comment comprendre la non volonté des historien-nes par rapport à l’histoire des lesbiennes et des bies en France ?
Mais la longue historiographie de ces silences ne sera pas ici mon propos, malgré son grand intérêt et son impact sur nos vies.
Michelle Perrot date un désir « de faire mémoire, de retrouver les traces »… avec le mouvement des femmes dans les années 70 et « une volonté de faire la critique du savoir constitué ».
Il y a 30 ans, en 1973, elle écrivait un cours avec deux autres professeures : « Les femmes ont-elles une histoire ? » et elle continua avec d’autres à œuvrer pour faire émerger une histoire des femmes.
Le silence englobant l’histoire des femmes a été rompu, celui concernant l’histoire des lesbiennes et des bisexuelles est en train d’être rompu ! Et nous y participons aujourd’hui ensemble.

C) Et dans les années 2000, quelle histoire des homosexualités en France ?
14 ans après la publication « Les femmes ou les silences de l’Histoire », en juin 2012 les Cahiers d’Histoire dédiaient leur numéro 119 « aux Homosexualités européennes : XIX et XX siècles ».
Les deux historiennes françaises, Sylvie Chaperon et Christelle Taraud, en charge de ce numéro nous y présentent l’essor récent de l’histoire des sexualités et plus particulièrement des homosexualités.
Mais elles nous rappellent que l’histoire des homosexualités est toujours un « mauvais objet » en France à faible capacité d’institutionnalisation. Elles soulignent dans leur introduction « la maigre part occupée par les lesbiennes et plus encore par les bisexuels, les travestis et les transgenres ».
Florence Tamagne, historienne maitresse de conférence à l’Université de Lille 3, qui a travaillé sur « Une histoire des représentations de l’homosexualité, un mauvais genre ? » insistait à se départir de la comparaison attentive avec les Etats-Unis pour privilégier une histoire plus attentive aux cultures européennes, à leurs échanges, leurs circulations et à leurs liens avec les espaces coloniaux.
Sylvie Chaperon et Christelle Taraud quant à elles affirment dans leur introduction que les lesbiennes sont encore trop minoritaires dans les études. Elles constatent une « forte asymétrie dans les sources entre l’homosexualité masculine et féminine ». Se référant à Michelle Perrot, elles précisent que si « ce silence des femmes dans l’histoire n’est pas nouveau, mais s’agissant de sexualité il semble encore plus assourdissant ».
Pour faire face à ce peu de sources, il faut aux historien-nes avoir recourt aux  « archives de soi », ou encore « écrits domestiques », « ordinaires », ou de « l’intime », « littératures personnelles » ou encore « écrit du for privé ». Ces deux historiennes nous précisent que ces sources personnelles « ont acquis une réelle légitimité dans la discipline depuis une trentaine d’années ».
Et c’est ces questions de transmission de ces sources que je vais aborder aujourd’hui.

II- De quelles familles parle-t-on dans la question énoncée aujourd’hui ?
A) Les familles de « cœur » et de militance transmettent l’histoire des lesbiennes et bisexuelles résistantes
Les lesbiennes ayant vécu la période de la Seconde Guerre Mondiale et ayant fait acte de résistance ont transmis parfois leur histoire à d’autres lesbiennes, bisexuelles, amies de cœur, amantes, sœurs de combat… mais pas toujours.
Par acte de résistance, je ne ferai pas de liste ici exhaustive mais dans cette approche j’entends résistance active (dans des réseaux organisés), celle armée, mais aussi la résistante dite passive, celle liée à la désobéissance civile, ainsi que celle à l’ordre moral du gouvernement de Vichy.
Ainsi Evelyne Rochedereux qui a participé aux Gouines Rouges au début des années 70 a milité avec une lesbienne, devenue ensuite une amie, Marie-Henriette dite « Miette » Doin qui jeune fille pendant la guerre fut agent de liaison à Compiègne.
Cette jeune fille résistante, engagée dans des mouvements de jeunesse, a témoigné dans les années 90 de son engagement et de son vécu de jeune lesbienne dans le journal Lesbia Magazine.
Après la guerre, devenue professeur, Miette s’engagea une fois à la retraite dans les années 90 dans une association lesbienne de convivialité et d’activité culturelle.
J’ai pu la rencontrer il y a trois ans et la questionner sur son parcours, grâce à Evelyne Rochedereux qui m’a mise en lien avec elle. A presque 90 ans, son magnifique regard bleu clair et son intelligence pétillaient encore aux souvenirs de ses jeux de cache-cache d’agent de liaison auxquels s’entremêlaient ceux des jeux amoureux.
Mais est-ce que sa famille, notamment ses neveux, transmettront ses photos, des journaux intimes ? Et à qui ? Ces questions n’ont pas encore de réponse, n’étant pas posées par et aux intéressés.
Miette ne fut pas déportée, elle ne connut pas le camp de transit de Compiègne, pas celui de Ravensbrück… Mais son témoignage éclaire cette histoire silencieuse de la résistance menée par les lesbiennes et les bisexuelles et l’histoire de la résistance française dans son ensemble.
Autre exemple de transmission par les « familles de cœur » celle de la résistante Edith Thomas, archiviste, qui participa au Comité National des écrivains et à la création des Lettres françaises dans lesquelles elle dénonça dès 1942 les déportations. C’est son amie Dominique Aury, l’auteure du roman Histoire d’O qui transmit à la chercheuse américaine Dorothy Kaufmann les journaux et carnets intimes de cette femme qu’elle aima au lendemain de la guerre en 1947. Elle conserva les journaux de son amie durant presque trente ans avant de les confier à cette chercheuse. Edith Thomas se considérait « hétérosexuelle » selon cette chercheuse, mais elle précise dans son introduction à son livre « Edith Thomas, passionnément résistante » que « c’est avec Dominique Aury qu’elle connut sa relation amoureuse la plus passionnée, qui se transforma en une profonde amitié qui ne devait jamais se démentir ». Ce magnifique livre a été publié en France en 2007 et je vous en recommande la lecture.
Et puis il y a ces témoignages de lesbiennes qui ne savent plus, ne veulent plus savoir… les noms de leurs ainées persécutées, puis déportées pour actes de résistance, qui connurent pour certaines l’exclusion parce que lesbiennes au sein de leurs propres groupes « politiques » à Ravensbrück et dans d’autres camps…
Ces femmes qui toutes jeunes adolescentes pendant la guerre ou au lendemain de la guerre, ont vu le silence et l’ostracisme social enfermer, emmurer leurs ainées.
Il fallut pour certaines attendre de nombreuses années avant de transmettre cette histoire à des générations désireuses de connaître leur histoire.
J’ai pu ainsi échanger avec Luce B. qui enfant pendant la guerre, eut plus tard une amie lesbienne déportée car résistante communiste qui connut ce type d’exclusion de son propre groupe politique à Ravensbrück.
D’autres ont témoigné en écrivant pour partager leur souvenir de ces femmes exclues pendant et après la guerre. Ainsi en 2001, Christine Lemoine et Ingrid Renard publiaient « Attirances, lesbiennes fems, lesbiennes butchs », Evelyne Rochedereux y transmet dans un texte intitulé Hommage aux camionneuses  un témoignage rare celui d’une lycéenne sur un de ses professeurs, le sien.
Dans ce texte, Evelyne Rochedereux nous parle de plusieurs butchs qui, enfants puis jeunes filles, l’ont marquée. Il y a Mademoiselle FX professeur de gym au lycée, cette internationale en hand-ball et en volley qui lui apporta confiance en elle. « Grâce à vous, je ne crains pas d’arpenter les rues, le jour et la nuit, et cette assurance que vous avez su me transmettre est ma meilleure protection contre des agresseurs potentiels » .
Elle décrit comment ce professeur était ostracisée par ses collègues « vous faisiez « salle de gym à part », « la seule prof partageant votre espace et affichant sans vergogne son amitié pour vous étant et ce n ‘était certainement pas un hasard, une femme juive rescapée des camps de la mort ». Cette camionneuse à l’allure de « jeune garçon, toujours en pantalon et semelles de crêpe, cheveux en brosse » dont on disait d’elle que son « amie de cœur avait été déportée pour faits de résistance ».
Ce texte nous guide à travers la nuit des silences enveloppant notre histoire et nous mènera je l’espère vers d’autres témoignages.

B) Les familles biologiques et sociales : entre silence, quêtes de compréhension et transmission… une multitude de positionnements.
Le silence qui a accueilli certainEs déportées à leur retour des camps a été décrit par certainEs d’entre eux et elles. Le silence a été aussi présent concernant la transmission de témoignages de résitantEs. Concernant les transmissions de l’histoire des lesbiennes et bisexuelles résistantes française par leurs familles, il nous est difficile d’appréhender, de qualifier et de quantifier ces silences. Aux difficultés énoncées par Michelle Perrot précédemment s’ajoutent celles liées à la lesbophobie de certaines familles, à la lesbophobie intériorisée de certaines résistantes…
Ces silences furent-ils les plus nombreux ou les plus fréquents concernant cette transmission mémorielle ? Attention à ne pas généraliser nos projections et nos représentations concernant ces silences.
Si des familles ont détruit et détruiront les traces des engagements et des amours saphiques de leurs tantes, mères, nièces…
D’autres sont aussi face à des questionnements sur la volonté ou non de leurs tantes, mères, nièces à transmettre leurs histoires une fois décédées.
C’est le cas de Dominique H. un alsacien qui vit aujourd’hui à San Francisco. Il a transmis à des chercheurs français des documents concernant son oncle gay décédé et sa correspondance avec Magnus Hirschfeld. Mais il se pose des questions par rapport à la transmission de l’histoire de sa grand-mère lesbienne qui a vécu durant la Seconde Guerre Mondiale notamment vis à vis de sa mère.
D’autres familles, sous la volonté souvent de la troisième génération et parfois de la deuxième génération, réfléchissent à comment transmettre l’histoire de leurs mères, tantes, grand-mères…
Et certaines de ces familles se tournent vers des historien-ne-s, des bibliothécaires, des associations … pour leur demander conseil.

C) Les historiennes et historiens face aux archives familiales : des démarches hétérocentrées à des démarches féministes, un panel de positionnements reflet des idéologies de notre époque.
Je citerai l’exemple de l’ouvrage « Résistance, histoires de famille 1940-1945 » de Dominique Missika et l’historienne Dominique Veillon publié en 2009 pour illustrer ce positionnement hétérocentré. Si l’introduction attire notre attention par sa volonté affichée d’aller au-delà des grandes figures des héros nationaux, d’aller questionner les pans d’histoire des familles restées cloitrées dans le silence. Très vite on comprend que la démarche des auteures ne questionnera pas les identités et orientations sexuelles des membres de ces fameuses familles résistantes. Elles ont questionné une trentaine de familles, anonymes et célèbres. Ainsi que les interactions entre un engagement individuel à la multitude des formes d’engagement familial au sein de ces « microsociétés ».
Face au culte de la famille du gouvernement de Vichy et face à l’occupant nazi, des familles se sont levées et ont désobéi. Dans cet ouvrage, elles éclairent la présence et l’engagement des femmes de ces familles dans les actes de résistance. Mais elles ne questionnent pas les parcours des lesbiennes et des gays au sein de ces familles.
Pour les historiens et historiennes de l’Université de Caen et ceux de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, l’axe de recherche concernant les lesbiennes, leurs persécutions et leurs engagements n’a pas été encore abordé. Nous les avons interpellés pour qu’ils y travaillent. Cela est possible puisqu’ils ont travaillé il y a quelques années à rechercher les hommes déportés pour fait d’homosexualité dans l’ensemble des zones du territoire français et qu’ils ont trouvé plusieurs hommes déportés partis de plusieurs régions françaises et pas uniquement des départements sous législation nazie.
Quant à l’historienne Marie Jo Bonnet, elle travaille depuis plusieurs années sur les engagements, mais également les collaborations des lesbiennes françaises durant la Seconde Guerre Mondiale. Elle devrait publier prochainement le résultat de ses recherches en tant que chercheuse indépendante.

D) Les déportées transmettant les récits et les vécus de leurs compagnes de déportations illustrent l’hétéronormativité de la société au lendemain de la guerre.
Le récit « Elles Revenir » de Gisèle Guillemot, qui fut déportée à Ravensbrück, a été publié en 2006. Il regroupe les courts portraits de dix femmes et leurs impossibles retours. Si ce témoignage rare et précieux rompt le silence sur ces impossibles retours, sur les suicides, les maladies, les rejets des familles et des amants… qu’ont vécus ces femmes dans le plus grand silence. Elle n’aborde les identités de ces femmes que sous le prisme de l’hétérosexualité. Le lesbianisme de déportée semble lui être impensable…
Ce récit illustre dans quel contexte les déportées ont tenté de témoigner. Il nous reste à regarder de près les archives de l’Amicale des déportées françaises de Ravensbrück, voir comment dans cette association non mixte elles ont ou pas appréhendé la visibilité des identités de leurs sœurs lesbiennes et bisexuelles déportées.

III- Deux exemples de transmission de récit de résistance et de déportation par des familles françaises dans les années 2000, reliés à des exemples de transmissions familiales européennes.
Si l’un des livres le plus lu dans le monde est « Le journal d’Anne Franck », ce témoignage nous est d’abord parvenu expurgé de certains passages par sa famille puis intégralement partagé il y a peu. En 1942, ses parents lui offrirent pour son anniversaire un cahier qui deviendra son grand confident et la trace précieuse de deux ans de sa vie jusqu’à son arrestation le 4 août 1944. C’est son père qui après la guerre reprend les écrits de sa fille. Il en dactylographie « l’essentiel » et fait l’impasse sur certains paragraphes. Il lègue à l’état néerlandais les manuscrits de sa fille. Des experts se penchent sur ces archives et prouvent leur authenticité. En 1989, le journal est publié en France dans son intégralité : « Les journaux d’Anne Franck » chez Calman Lévy. Il aura fallu 38 ans, après sa première publication aux Pays-Bas, pour que l’on connaisse l’ensemble de ce témoignage et ne plus être sous le joug de la censure familiale.

A) L’histoire d’une « autre » Anne Franck, juive mais lesbienne et autrichienne : Ruth Maier.
En 2009, 20 ans après la publication en France des journaux d’Anne Franck, « Le journal de Ruth Maier, de 1933 à 1942, une jeune fille face à la terreur nazie » est publié.
Ce livre regroupe les écrits en prose, les poèmes et les dessins de Ruth réalisés jusqu’à son arrestation par la police norvégienne le 26 novembre 1942. C’est cette police qui l’a conduite au port d’Oslo d’où elle sera déportée à Auschwitz et tuée. Les derniers mots que nous avons d’elle sont adressés à la poétesse norvégienne qu’elle aima, Gunvor Hofmo.
C’est cette femme qui conserva pendant plus de 50 ans les écrits de Ruth. Elle tenta en 1953 de faire publier certains passages de ces journaux intimes en Norvège mais en vain.
A la mort de Gunvor Hofmo en 1995, ses neveux et sa cousine ont contribué à transmettre ces documents, la sœur de Ruth témoigna aussi, l’Université de Greifswald contribua, les amies des deux femmes ont aussi témoigné… C’est cet ensemble d’acteurs disparates qui se sont mobilisés pour nous transmettre l’histoire de cette éternelle inclassable, de cette éternelle réfugiée… d’une humaine parmi les humains. Cet immense travail a été coordonné par l’universitaire Jan Erik Vold pendant plusieurs années.
Je nous souhaite de pouvoir mettre en place de telles coopérations et d’alliances indispensables pour entreprendre la transmission des parcours de vie de nos ainées.

B) Le récit de Thérèse Pierre ou une histoire transmise par la descendance de l’amour de sa vie Emma.
Robin H. le petit fils d’Emma et Claudie H. sa mère, la fille d’Emma ont transmis l’histoire de Thérèse Pierre résistante française communiste, chef de réseau armé FTP torturée et suicidée à la prison de Rennes le 21 octobre 1943.
Une transmission s’est faite en désaccord avec les membres de la famille d’Emma. Cette dernière a eu deux enfants avec son mari qui lui-même avait eu des fils d’une première union. Cette fratrie n’a pas été d’accord sur la façon de transmettre l’histoire de leur mère et de Thérèse Pierre. La discorde semble porter pour Claudie H. plus autour de la figure du mari d’Emma qui fut membre du parti régionaliste alsacien que de l’histoire d’amour et d’engagement de ces deux femmes.
Emma, professeur passionnée de littérature a tenu plusieurs cahiers et journaux intimes, a réalisé des classeurs de photos. Ces documents étaient connus des membres de la fratrie. Ils ont lu et feuilleté, enfants, avec elle, ces journaux … A la mort d’Emma, Robin déroba ces cahiers lors de la répartition de l’héritage entre ses oncles, tantes et mère.
A partir de ces sources, il fit un documentaire, qui reçut plusieurs prix.
Puis, Claudie H., la fille cadette d’Emma, l’artiste, la rebelle de la famille, la mère de Robin H. choisit de transmettre à son tour l’histoire de sa mère et celle de Thérèse. Elle décida d’écrire une fiction « Elles vivaient d’espoir » en 2009 à partir des cahiers de sa mère, en faisant des recherches sur les lieux de vie de ces deux femmes…
Nous nous sommes rencontrées alors qu’elle finissait d’écrire son manuscrit et je l’ai accompagnée et soutenue pendant un an pour finaliser ce manuscrit et trouver un éditeur. Son livre fut publié en 2010 et a reçu depuis plusieurs prix des lecteurs. Il vient d’être publié en poche.
Mais où iront les journaux d’Emma, ses classeurs de photos ? Dans des centres d’archives … ? ou… Nous n’avons pas aujourd’hui les réponses à ces questions. Même si j’ai tenté de sensibiliser Robin et Claudie à l’importance de partager ces sources précieuses avec d’autres.

C) Un autre exemple de transmission celui d’un neveu et l’histoire de sa tante lesbienne déportée à Ravensbrück.
J-F M., médecin à la retraite, a décidé d’écrire le récit de sa vie après une convalescence. Il cherche à transmettre par son récit de vie l’histoire de sa tante, qu’il aima enfant. Cette tante ouvertement lesbienne qui a été déportée à Ravensbrück.
Mêlant le récit de sa vie à celui de sa tante, il a fait des recherches, a rencontré d’autres déportées à Ravensbrück et se demande si le lesbianisme de sa tante l’aurait aidée à survivre dans cet enfer… Il contacte des historiennes dont Christine Bard, récolte auprès des autres descendants de sa famille leurs points de vue sur cette tante lesbienne…
Je le rencontre en avril de cette année, alors que les manifestations des anti-mariages pour tous grondent dans nos villes, alors qu’il se décide à s’engager à l’UMP.
L’amour de ce petit garçon, devenu adulte pour cette femme a contribué à ce qu’il ait envie de nous transmettre l’histoire de cette femme déportée pour avoir aidé et caché trois de ses amies. Elle est revenue brisée par les années de mauvais traitements et de privation. L’aventure de cette transmission est en cours, espérons qu’elle aboutisse et que certaines sources soient léguées aux Archives du Féminisme ou à d’autres centres d’archives afin que d’autres regards se posent sur ce parcours de vie et le relient à d’autres.
Les sources de police sont à explorer concernant l’histoire de cette femme et des autres femmes lesbiennes persécutées de façon anonyme par délation, de façon institutionnelle…
Ces sources seront à relier au colloque qui s’est déroulé à Ravensbrück sur les persécutions des lesbiennes allemandes par le National-Socialisme et au travail passionnant de l’historienne Claudia Schoppman « Entre la persécution pénale et le bannissement social : les femmes lesbiennes sous le « Troisième Reich ».
Les actes de ce colloque sont indispensables pour nourrir notre réflexion sur le vécu concentrationnaire des femmes à Ravensbrück. Un travail de traduction et de coopération avec des militantes féministes est à mener pour que nous puissions accéder à ces ressources.

Conclusion
Virginia Woolf en 1938 osa comparer l’oppression des femmes à la répression nazie dans l’ouvrage Trois Guinées. «Vos mères combattaient le même ennemi que vous et pour les mêmes raisons. Elles luttaient contre la tyrannie du patriarcat, comme vous luttez contre la tyrannie fasciste… à l’étranger, le monstre interfère à présent avec votre liberté, il vous dicte votre façon de vivre, il établit des distinctions non seulement entre les sexes, mais aussi entre les races. Vous éprouvez dans vos propres personnes ce que vos mères éprouvaient lorsqu’elles étaient exclues, lorsqu’elles étaient enfermées en tant que femmes »
Trois Guinées fait scandale, on l’étouffe, on discrédite son auteure et ce livre ne sera publié en France qu’en 1976.
A la veille de la Deuxième Guerre mondiale, alors que la guerre d’Espagne est prête à être gagnée par les fascistes, alors que les persécutions raciales fonctionnent depuis plusieurs années dans le 3ème Reich, Virginia Woolf observe. Les femmes viennent d’obtenir le droit de vote en Angleterre, pas en France. Elles ont acquis depuis 1919 le droit de gagner leur vie… Elle songe au destin des femmes permis et voulu par des hommes. Elle se demande si les femmes doivent rejoindre la procession des hommes cultivés…
Elle souhaite que les femmes luttent avec les hommes : « un intérêt commun nous unit : il n’y a qu’un monde, qu’une vie ».
Mais que sont devenues les histoires de « ces femmes d’hommes cultivés » dont nous a parlé Virginia Woolf ?
Les sources concernant l’histoire des engagements dans la résistance des lesbiennes et bisexuelles françaises, dont certaines furent « ces femmes d’hommes cultivés », sont à glaner tant par les universitaires, que par les familles, mais aussi par les militantEs… et à relier les unes aux autres.
Et ainsi, nous bâtirons collectivement une « Herstory », nous reliant à la célèbre anthologie de textes féministes Sisterhood is powerfull de 1970 !
Claudie Hunzinger dédicaça son livre Elles vivaient d’espoir à « Emma ma mère, à Thérèse la plus haute voix et le petite camarade, à Germaine agent de liaison, à Isabelle sœur de Salem ». J’aime me situer dans cette généalogie d’agents de liaison de l’armée des ombres et ainsi contribuer à faire le lien entre ces parcours de résistance et nous, une contribution à notre « Herstory » en cours de construction.

(voir les notes au bas des textes)

 

Gérard KOSKOVICH
Historien, journaliste et librairie d’ancien spécialisé dans la culture gay, lesbienne, bi et trans. Il est membre-fondateur de la GLBT Historical Society, le centre d’archives LGBT établit en 1985 à San Francisco. Au GLBT History Museum, le musée crée par le centre dans le quartier du Castro en 2011, il est l’un des commissaires d’expositions et responsable de la communication.

La déportation pour motif d’homosexualité et la mémoire collective : une approche différente
Lorsqu’elle propose une représentation des victimes homosexuelles de la persécution nazie, la mémoire collective LGBT (et de plus en plus, celle du grand public) ont tendance à se focaliser sur les horreurs des camps de concentration. Pour ne prendre que la France, on peut citer plusieurs exemples de ce phénomène. Pourtant, la déportation dans les camps était de toute évidence une expérience minoritaire pour les homos sous le Troisième Reich. On oublie souvent que le régime nazi disposait d’un vaste arsenal répressif qui impactait directement une plus grande partie de la population LGBT allemande.
Certes, il est important de commémorer la souffrance des quelque 10 000 triangles roses, déportés spécifiquement pour motif d’homosexualité. Certes, il est important de continuer les recherches et les analyses historiques nécessaires pour mieux comprendre le sort des lesbiennes et des transgenres dans l’univers concentrationnaire nazi. Mais après plus de deux décennies de travail de militant passionné d’Histoire (ou, si vous préférez, d’historien passionné de militantisme), je trouve inquiétant de constater à quel point la mémoire collective tend à focaliser sur les camps toute l’histoire de la persécution anti-LGBT élaborée par les nazis.
Aujourd’hui, je voudrais vous inviter à vous souvenir avec moi de ce système de marginalisation bien plus large. Je commencerai avec quelques exemples tirés de la mémoire collective LGBT actuelle dont je viens de parler, puis, a contrario, je vous proposerai un petit tour d’horizon des persécutions subies par la population LGBT, persécutions qui cohabitaient, souvent de manière trouble, avec la menace d’une déportation, mais qui s’exerçaient en dehors des camps de concentration. Pour terminer, je soulèverai deux questions qui me semblent porteuses de sens : Génère-t-on des effets pervers pour la mémoire collective LGBT du milieu du XXe siècle en fixant le regard largement ou exclusivement sur la déportation ? Doit-on essayer de développer une mémoire collective plus nuancée de cette période ?

La mémoire collective LGBT de la déportation
Certaines œuvres et certaines histoires qui ont marqué les esprits de manière plutôt durable en France depuis le début des années 1980 illustrent bien la tendance à considérer la déportation pour motif d’homosexualité comme le clou de la mémoire collective LGBT relative à la période nazie. Je ne vous en donnerai qu’un petit échantillon :
• La pièce de théâtre Bent de l’auteur dramatique anglais Martin Sherman, montée à Paris pour la première fois en 1981. Une maison d’édition gay a publié la traduction française la même année, et un film britannique tiré de la pièce a été réalisé en 1997, avec une avant-première au festival de Cannes. Sur scène et sur grand écran, Bent raconte l’histoire d’un jeune homosexuel de Berlin déporté au camp de Dachau, où il essaie de survivre avec l’aide d’un autre détenu dont il tombe amoureux.
• Le livre Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel, publié par Calmann–Lévy en 1994. Il s’agit d’un récit autobiographique de la vie de Pierre Seel, déporté en tant qu’homosexuel, originaire de l’Alsace occupée en 1941. Seel avait déjà commencé à témoigner publiquement en 1982, dans le journal Gai Pied, et il a continué à donner aux médias des interviews sur son expérience de déporté jusqu’à sa mort, notamment dans le film documentaire Paragraphe 175, sorti en France en 2001.
• Le téléfilm Un amour à taire, dont la diffusion sur France 2 en 2005 a suscité une vague de reportages et critiques dans les médias. Ce film est sans doute la représentation de la déportation pour motif d’homosexualité la plus connue en France, mais c’est également l’une des plus problématiques. Le personnage central est un jeune homosexuel français déporté de Paris par l’Occupant allemand, puis lobotomisé dans un camp de concentration. Ces deux événements clés du scénario sont certainement dramatiques, mais ne sont pas historiquement plausibles, étant donné que le régime nazi, sauf dans de rares cas, n’a ciblé les homos que dans le Reich proprement dit, et étant donné qu’il n’existe aucune évidence de la pratique de la lobotomie dans les camps.

La persécution anti-LGBT en dehors des camps
Si l’on s’éloigne de ces exemples de la mémoire collective actuelle, que trouve-t-on dans les données historiques ? Depuis plus de 40 ans, des historiens ont mené des recherches sur le système de persécution mis en œuvre par les nazis à l’encontre des homosexuels, et quoiqu’on ne dispose pas d’un bilan complet, on peut apercevoir les grandes lignes de sa structure et de son évolution. Ce qu’on peut constater est, de mon point de vue, édifiant : sortie de son quasi-isolement dans le mémoire collective, la déportation pour motif d’homosexualité se révèle plus clairement comme l’extrémité d’un continuum dont les autres points nous sont, dans le monde contemporain, bien plus familiers.
Faute de temps, je ne pourrai pas décrire la totalité du système auquel je fais allusion. Je ne vous proposerai donc que quatre exemples des dispositifs de répression anti-LGBT déployés en dehors des camps de concentration par le Troisième Reich :
• La diabolisation par des campagnes de propagande. Déjà, dans les années 1920, les idéologues du parti national-socialiste décrivaient les homosexuels comme des déviants psychologiques ou biologiques appartenant à une catégorie à part, à une sous-culture clandestine, à une communauté pseudo-ethnique ou à une cabale criminelle ou politique. Les nazis étaient surtout convaincus que l’homosexualité bouleversait la hiérarchie nécessaire des genres, fondée sur l’agressivité masculine, la soumission de la femme et le devoir de reproduction. Dès son accession au pouvoir en 1933, le régime s’est appuyé sur les médias de masse de l’époque, et notamment la presse et la radio, pour dénoncer les effets prétendument néfastes de l’homosexualité et pour promouvoir son éradication.
• L’interdiction d’expression politique et culturelle. Une fois installés aux leviers du pouvoir, les nazis ont rapidement entrepris d’appliquer leur idéologie anti-LGBT. Par exemple, moins d’un mois après l’accession d’Hitler au poste de Chancelier, le gouvernement a prohibé les journaux homosexuels et contraint les associations homosexuelles à fermer leurs portes. Une série d’actions du même genre s’est soldée par l’anéantissement des mouvements et de la culture LGBT auparavant florissants en Allemagne.
• L’exclusion de l’espace public. Tout au long de la période nazie, le régime s’est acharné à chasser les homos, les lesbiennes et les trans de l’espace public. D’abord les SA, puis la police, ont ciblé, souvent de manière spectaculaire, les territoires sociaux comme les cafés, les bars et les boîtes de nuit. Parallèlement, les autorités ont toléré provisoirement la présence de certains bars homos, de toute évidence pour mieux identifier les habitués qui les fréquentaient.
• Les poursuites judiciaires et l’incarcération. En Allemagne, le nombre de condamnations judiciaires pour violation du paragraphe 175 (la loi qui interdisait les pratiques sexuelles entre hommes) se situe, pour la période de 1935 à 1945, entre 50 000 et 60 000. Face au chiffre généralement accepté d’environ 10 000 déportés pour motif d’homosexualité, cette statistique démontre qu’environ 80% des condamnés ont purgé leur peine non dans des camps mais dans des prisons traditionnelles.

Une vision plus large des persécutions anti-LGBT
Les dispositifs de persécution dont je viens de parler imposaient l’invisibilité, le silence, le secret et la peur à la population LGBT de l’Allemagne nazie. Dans le cas des peines de prison, la souffrance physique ainsi que l’entrave à la liberté de mouvement et d’association s’ajoutaient à ces souffrances culturelles et morales. Cependant, dans la mémoire collective LGBT, ces formes de répression et de marginalisation ont été, dans des proportions considérables, soit oubliées soit dépeintes simplement comme des étapes vers la déportation. L’explication de cette situation se trouve sans doute dans des phénomènes culturels et militants plus larges, et notamment dans la tendance très marquée des médias à diriger le regard vers l’horreur, le sang, les drames considérés comme les plus choquants, et également dans la tendance militante à renforcer notre demande de reconnaissance historique en nous appuyant sur ces mêmes éléments.
Sur la base de ces observations, je reviens maintenant aux questions que j’ai posées au début de mon propos. Génère-t-on des effets pervers pour la mémoire collective LGBT en fixant ainsi le regard largement ou exclusivement sur la déportation ? Doit-on essayer de développer une mémoire collective plus nuancée de cette période ? De mon point de vue, la réponse aux deux questions est oui. Si la mémoire collective de la période nazie ne retient que les histoires de camps de concentration, on risque de ne pas se rendre compte des dégâts crées par toutes les autres formes de persécution mises en œuvre par les nazis. Et si la mémoire collective ne retient que l’image des bourreaux des camps, on risque d’oublier le visage des autres persécuteurs qui, après la chute du régime nazi, ont fait perdurer l’homophobie d’Etat en Allemagne et ailleurs.
En outre, on oublie ou on minimise ce qu’on peut regarder sous un angle queer comme l’envers inévitable de la persécution : à savoir les histoires de courage quotidien et d’ingéniosité ordinaire des homosexuels, des lesbiennes et des transgenres qui, faisant face à la peur et l’isolement, ont su trouver les moyens de nourrir leurs désirs, leurs plaisirs et leurs amours. De telles histoires fourniraient pourtant une source de réflexion, d’inspiration et d’action non seulement aux personnes LGBT, mais également à celles et ceux qui, quelles que soient leur orientation sexuelle ou leur identité de genre, font l’objet d’une marginalisation ou d’une persécution.
Permettez-moi de clore cette réflexion par une dernière question : quelles sont les initiatives que nous pourrions prendre pour assurer une mémoire collective LGBT plus large de la période nazie et des décennies qui l’ont suivi ? Que nous soyons historiens, militants ou simplement des individus soucieux des liens entre mémoire, dignité humaine et droits de l’Homme, nous avons des pistes à proposer. Je vous invite à les partager.
Remerciements : Je tiens à remercier mon ami Franck Zanni pour son travail de relecture.

 

Hussein BOURGI
Président du Mémorial de la Déportation Homosexuelle

Merci à vous tous et à vous toutes d’être là. Et en particulier à Christian d’avoir eu cette idée, d’avoir porté cette initiative. C’est très important de traiter de ce sujet à l’occasion des manifestations qui vont se succéder dans le cadre de l’Europride. Je suis particulièrement heureux d’être ici, aujourd’hui, pour deux raisons.
La première c’est que nous sommes dans un lieu qui s’appelle « Bibliothèque Gaston Defferre », homme politique pour lequel j’ai beaucoup d’estime, d’admiration, parce qu’il fut le ministre de l’Intérieur qui, entre autres, supprima les fichiers d’homosexuels dans les Préfectures de France. Gaston Defferre était maire de Marseille et quand il devient ministre de l’intérieur de François Mitterrand, en 1981, il supprima les fichiers d’homosexuels. Fichiers qui étaient une survivance de l’époque où on traquait les homosexuels. Pendant la seconde guerre mondiale, il y avait une brigade mondaine qui avait pour mission de surveiller les prostituées, les salles de jeux, et les homosexuels, de les ficher pour mieux les contrôler. Je ne savais que l’on retrouverait dans la bibliothèque Gaston Defferre, et je trouve que le choix est particulièrement bienvenu et judicieux.
La seconde raison pour laquelle je suis heureux d’être là aujourd’hui, c’est que j’ai l’impression qu’avec quelques années de décalage nous accomplissons, grâce à Christian, l’un des vœux qui était porté par l’un de mes prédécesseurs, en l’occurrence Jean le Bitoux. Jean qui fut le président-fondateur du Mémorial de la Déportation Homosexuelle, et qui, durant les dernières années de sa vie, nous invitait systématiquement, nous qui le côtoyions, qui militions avec lui, à traiter cette question à l’échelle européenne, voire internationale, nous invitant, à l’ère de la construction européenne et à l’heure de la mondialisation, à ne pas rester ethno-centrés et franco-français. Aujourd’hui je me réjouis, de la présence, à cette tribune, des amis qui viennent de différents pays nous faire part de leur expertise et de leur expérience sur le sujet qui nous réunit.
Je vais partir de la question qui a été posée par Christian dans le programme, à savoir quel est l’état de nos connaissances sur la déportation homosexuelle. Je vais être très rapide et très bref en ce qui concerne la France, parce que vous êtes là, je présume et j’en suis même certain, pour écouter aussi et surtout ce qui se passe ailleurs, ce que nos amis peuvent nous dire de ce qu’ils connaissent dans d’autres pays que le notre. Car ce qui s’est passé en France est relativement mince. Nos connaissances sur la déportation homosexuelle en France sont réduites, pour au moins trois raisons :

La première raison, c’est que la déportation pour motif d’homosexualité est un sujet qui a longtemps été tabou. Il est toujours tabou et provoque encore des oppositions, des frictions, des propos négationnistes, révisionnistes. Chaque année, à l’occasion des différentes cérémonies du Souvenir, vous trouverez ici ou là un ancien combattant, un ancien déporté, parfois un homme politique, qui va venir nier l’existence de la déportation pour motif d’homosexualité. On a entendu cette théorie selon laquelle cela a existé en Alsace-Moselle, mais il s’agissait de territoires annexés, que ce n’était pas vraiment en France. Maintenant, avec toutes les connaissances que nous avons, ils peuvent difficilement tenir ce genre de discours. Aujourd’hui, ils nous disent que cela ne concernait que peu de cas, seulement dix, vingt, cinquante ou cent, ce qui est peu par rapport aux millions de juifs, aux centaines de milliers de déportées politiques et de résistants. Ils nous disent que nous venons perturber la sérénité des cérémonies, que nous venons remettre en cause le respect dû à ces victimes en parlant d’un truc un peu sulfureux. Car, qui dit homosexuel, dit sexualité. Et finalement, c’est quelque chose qui semble secondaire, car ce qui prime c’est d’honorer en particulier ceux qui ont versé leur sang pour défendre la Patrie, ceux qui ont sacrifié leur vie pour défendre la France. C’est pour ces raisons que dans certaines cérémonies, vous voyez la communauté juive (et ses représentants), qui a été le principal groupe concerné par la déportation, être en retrait. C’est la raison pour laquelle, par exemple dans certaines villes, voire de plus en plus de villes, très peu de membres de la communauté juive sont présents lors des cérémonies en avril, et préfèrent commémorer toutes les victimes de la déportation et de la répression en raison de la confession juive, le 17 juillet, date anniversaire de la Rafle du Vél’ d’Hiv. Demain, dans toutes les villes de France et de Navarre, il y a des cérémonies organisées pour commémorer la Rafle du Vél’ d’Hiv, les crimes racistes et antisémites commis par l’Etat français. On se rend compte qu’il y a ces anciens combattants, ces anciens déportés, politiques très souvent, qui ont préempté ces cérémonies mémorielles, qui ont fait une espèce d’OPA au lendemain de la seconde guerre mondiale, considérant qu’ils avaient versé le sang, qu’il avaient payé le prix du sang, et donc qu’il leur appartenait de régenter cette cérémonie, de porter exclusivement cette mémoire. Quand on part de cette situation, de cette mémoire, pour eux la déportation homosexuelle n’a jamais existé. Au passage, parfois, ils ont du mal à admettre que l’homosexualité féminine puisse exister. Passons…. C’est donc un sujet tabou. Cela explique le silence qui a pesé autour de ce sujet, de la fin de la seconde Guerre mondiale au début des années 80. Où grâce au témoignage de Pierre Seel, aux écrits de Jean Le Bitoux (en particulier dans Gai Pied), et à quelques témoignages épars, on a commencé à évoquer ce sujet. Et quand on évoquait ce sujet tabou, cela provoquait systématiquement la polémique avec les propos négationnistes que j’ai évoqué tout à l’heure. C’est donc la première raison pour laquelle les connaissances en la matière sont minces. Et comme il l’a été longtemps et qu’il le reste encore un peu, aujourd’hui, peu de gens s’y sont intéressés.

La deuxième raison pour laquelle les connaissances sont minces c’est que c’est un sujet qui aujourd’hui n’est pas à la mode, qui n’est pas « sexy », pas « vendeur ». Quand je dis qu’il n’est pas à la mode, pas « vendeur », je veux parler en particulier de la communauté LGBT qui s’intéresse très peu à ce sujet. Aujourd’hui, par exemple, c’est beaucoup plus d’actualité de militer pour le mariage, pour l’adoption ou la PMA. Les revendications portées par la communauté ou par un groupe humain quel qu’il soit, sont souvent des revendications très fonctionnelles, très consuméristes, très actuelles. Ce qui va améliorer son confort de vie, ce qui va améliorer son quotidien, sécuriser sa vie personnelle, sa vie de couple, sa vie familiale. Finalement, ce désintérêt que l’on peut trouver chez beaucoup de membres de la communauté LGBT, on le trouve dans la population française de manière générale. Par exemple, je vois de plus en plus de déportés qui lorsqu’ils assistent aux cérémonies, se plaignent de ne pas arriver à convaincre leurs enfants ou leurs petits-enfants à les accompagner. Ce désintérêt est global, mais il est beaucoup plus prégnant, beaucoup plus fort au sein de la communauté LGBT qu’ailleurs. Parce que dans d’autres communautés, quand il y avait un père ou un grand-père qui avait été déporté parce que résistant, c’est quelque chose que l’on se transmettait de générations en générations comme un fait de gloire. Aujourd’hui, quand vous parlez de la déportation, vous avez systématiquement quelqu’un qui vous dira que son grand-père ou son oncle a été déporté, à été fusillé, résistant. C’est quelque chose dont on s’enorgueillissait. Lorsqu’on été déporté parce que juif, c’est une histoire qui se transmet de famille en famille, de génération en génération. Il y a une mémoire communautaire qui se transmet. Cette communauté s’est fondé, s’est renforcé, s’est consolidé, en particulier, à cause du drame que fut la Shoah. Si vous reveniez dans des camps en disant que vous avez été déporté pour motif d’homosexualité, vous risquiez l’opprobre social. Il n’y avait aucune gloire à tirer d’avoir été déporté pour homosexualité. Ensuite, dire que l’on a été déporté parce qu’homosexuel, ce n’est pas quelque chose que l’on peut transmettre à ses enfants ou petits-enfants. Ce n’est pas comme une religion que l’on peut partager. C’est la raison pour laquelle ce sujet a longtemps été occulté des préoccupations, des revendications passées et actuelles de la communauté LGBT. D’ailleurs, vous verrez très rarement les medias LGBT se pencher sur ce sujet.

La troisième raison, c’est que nous vivons dans un pays qui est pauvre. Je fais volontairement de la provocation…. Aujourd’hui le seul qui peut commander, financer des recherches historiques sur les archives, c’est l’Etat. Or, quand de manière très régulière revient la question du maintien d’un ministère ou d’un secrétariat d’Etat des Anciens combattants, quand tout le monde s’accorde à dire qu’un jour, il faudra bien, pour des raisons d’économie et de disparation de certaines générations, supprimer ce ministère pour en faire un service parmi tant d’autres du Ministère de la Défense. Or tant qu’il y a encore en vie des anciens combattants, notamment de la guerre d’Algérie ou d’Indochine, cela provoque la polémique. Donc aujourd’hui un ministère ou un secrétariat aux Anciens combattants qui est régulièrement mis en cause et si peu pourvu en moyens budgétaires ne peut pas considérer comme prioritaire le fait d’aller diligenter des recherches ou des travaux historiques sur les archives. Il va se contenter des restaurer des monuments, d’être dans une mémoire très cérémonielle, et peu dans des recherches historiques. A chaque fois qu’on les interpelle, ils nous disent que de toute façon cela ne sert à rien de rechercher dans les archives puisque désormais la déportation pour motif d’homosexualité est avérée, que plus personne ne la conteste, que les travaux de Mikaël Bertrand et Arnaud Bouligny viennent le confirmer. Donc aujourd’hui, nous disent-ils, on peut considérer que la déportation pour motif d’homosexualité a existé, et que s’il y a eu qu’un seul cas (en l’occurrence il ya en a eu plusieurs dizaines) ça suffit, il n’est pas besoin d’aller faire des recherches pour avoir une connaissance plus exhaustive du sujet.
Enfin une dernière chose, qui cette fois-ci est non dite, c’est qu’au Ministère de la Défense et au Ministère de l’Intérieur, ils ont une peur bleue que nous puissions avoir accès aux archives, en particulier de la police et de l’armée. Tout simplement parce que avant et pendant la seconde guerre mondiale il y avait dans toutes les préfectures ces fameuse brigades mondaines qui fichaient les homosexuels. Quand Pierre Seel raconte son histoire, il explique bien qu’il a été identifié grâce au fichier de la police française. Donc si demain nous avons accès à ces archives, à ces fichiers, il n’est pas exclu que nous puissions retrouver des cas identiques à celui de Pierre Seel, des cas où des hommes ou des femmes auraient pu être livrés à la Gestapo sur dénonciation des services de police ou de gendarmerie français. Je ne dis pas que c’est certain, mais ce n’est pas exclu. Et parce que ce risque existe, il y a une certaine frilosité. On n’a pas envie de raviver des guerres pour savoir qui a dénoncé untel. Car là aussi, circulent des rumeurs, des légendes qui disent que dans telle ou telle communes des gens ont dénoncé d’autres personnes pour des raisons d’héritages, de terrain, etc.. Je ne sais pas si ça relève de la légende, je ne sais pas si ça relève de la réalité, en tous cas pour en avoir le cœur net, et surtout pour avoir une connaissance plus précise de cette triste période de l’histoire de France, nous devons convaincre l’Etat d’ouvrir les archives et de financer des chercheurs et des historiens. Car si se sont des militants comme Christian, comme moi-même ou d’autres, il y aura toujours quelqu’un qui viendra nous opposer la subjectivité des militants par rapport au professionnalisme et à l’objectivité des universitaires ou des historiens. C’est la raison pour laquelle je plaide, et que je continuerai à plaider pour que ce soit l’Etat qui prenne à sa charge l’accès aux archives, qu’il choisisse lui-même des universitaires, des chercheurs et des historiens. S’ils sont hétérosexuels, ce serait encore mieux, du fait de cette accusation, cette suspicion systématique de dire que les homosexuels déformeraient les faits. C’est la raison pour laquelle je veux leur retourner ce type d’arguments, en disant que ce ne sont pas les militants qui feront ce travail.
D’ailleurs, si les militants voulaient faire ce travail, nous aurons alors deux écueils. Le premier serait d’ordre financier. Aujourd’hui quand vous avez dans la communauté juive des recherches très poussées, celles-ci sont financées grâce à la solidarité communautaire. Aujourd’hui, en France, je ne vois pas une solidarité financière, matérielle, communautaire se mobiliser pour financer d’éventuelles recherches menées par des militants homosexuels. Second écueil, à supposer que nous arrivions à lever des fonds auprès de grand mécènes français, je ne suis pas persuadé que le Ministère de la Défense et celui de l’Intérieur nous donnerait le blanc-seing pour avoir accès aux archives. Pour ces raisons, je considère qu’il faut être ferme, il faut persévérer dans ces demandes de recherches supplémentaires. Mais pas sur toutes les archives, en une seule fois. Il faut, me semble t-il, procéder étape par étape, ville par ville. Et en particulier, commencer un jour lorsque les mémoires se seront apaisées. Il me semble que les archives de la police nationale, et celle de la gendarmerie en particulier, mériteraient d’être bien étudiées car quand il y a des enquêtes, on envoie systématiquement les historiens au Mémorial de Caen en leur disant de surtout éviter les archives qui sont stockées dans la région Ile-de-France ou dans la région Centre. Cela fini par éveiller mes soupçons, me disant que c’est justement dans ces archives que nous pourrions retrouver beaucoup plus d’histoires et de faits pouvant illustrer ce qu’a pu être la tragédie de la déportation homosexuelle durant la seconde guerre mondiale. Et justement, ces travaux qui ont pu être menés par Mikaël Bertrand, Arnaud Bouligny et d’autres, ont pu prouver que la déportation pour motif d’homosexualité n’était pas limitée à l’Alsace-Moselle. Par exemple, l’arrestation de ce jeune homme de 17 ans qui avait quitté l’Eure-et-Loir pour assister à un thé dansant sur Paris, un dimanche après-midi, et qui s’est fait rafler à la sortie du métro, place Blanche. Si les historiens, les chercheurs ont accès aux archives, je suis persuadé que l’on pourra identifier de tels cas dans beaucoup de territoires, que l’on ne pourra plus nous dire que c’était seulement l’Alsace-Moselle ou Paris, parce qu’il y avait beaucoup d’homosexuels à Paris. Je reste persuadé que dans beaucoup de territoires, des faits de cette nature ont pu exister par le passé. Et rien que pour mener ce travail de vérité, travail que nous devons à la communauté LGBT mais aussi à l’ensemble de la population française, et mondiale (parce que c’est un thème universel), je pourrai prendre exemple sur les travaux qui ont eu lieu dans les pays voisins. Je pense, en particulier à l’Allemagne qui, eu égard à la tragédie qu’elle a vécue, continue à accompagner la communauté LGBT à la recherche de cette mémoire disparue.
Les homosexuels déportés n’ont eu ni d’espaces ni de lieux pour pouvoir témoigner, pour pouvoir parler. Parce qu’il y avait cette hiérarchie entre les déportés. Il y avait des motifs de déportation « nobles », comme ceux des syndicalistes, des engagés en politique, des résistants. Puis d’autres motifs moins « nobles ». Je ne sais pas ce qui a existé en France, car je n’ai pas eu l’occasion d’avoir accès à des témoignages. Parmi les rares témoignages à notre disposition, nous avons celui de Pierre Seel. Témoignage qui n’est qu’indicatif, qui n’est pas représentatif. Pierre Seel qui nous explique que lorsqu’il est revenu des camps, sa famille s’est immédiatement enfermée dans le déni, elle n’a pas cherché à comprendre ni à évoquer les raisons qui l’avaient conduit en déportation, et ne l’a quasiment jamais interrogé sur les conditions de sa déportation, réagissant comme s’il s’agissait d’une parenthèse dans sa vie. Finalement, il a fait face à une « injonction à une normalisation sociale », à devoir s’inscrire dans une norme sociale. Norme qui en particulier l’a conduit à se marier, afin de se fondre dans l’anonymat, de faire comme les autres.
Lors d’une conférence que nous avions organisée il y a quelques années, une femme, complètement hétérosexuelle – nous avait-elle dit – nous expliqua, très bouleversée, qu’elle était toute petite lorsque son oncle a été déporté, et qu’elle n’avait alors pas compris le pourquoi de cette déportation, bien qu’elle ait interrogé la famille. C’était, disait-elle, un peu comme des secrets de famille. Son oncle était trop jeune, il n’avait pas d’implication dans les réseaux de résistance, ses grands-parents n’étaient pas spécialement politisés ou syndicalistes. La famille, comme tout le monde, était catholique. Et elle disait qu’à chaque fois qu’elle interrogeait cet oncle sur ce qu’il avait fait, sur les raisons de sa déportation, il n’arrivait pas à parler, disant que c’était de l’histoire ancienne. Quand elle fut collégienne, puis lycéenne, elle essaya de comprendre, interrogeant sa mère et sa grand-mère, leur demandant s’ils étaient juifs. Et quand elles lui répondaient que non, elle demandait : « alors pourquoi donc tonton avait été déporté ? » sans rien comprendre. Et c’est bien plus tard, quand sa propre mère est décédée, en vidant la maison familiale, qu’elle a découvert des choses. Notamment un article de presse, dans une boite de chaussures, entre des photos. Aujourd’hui sa mère est morte, ainsi que son oncle et l’ensemble de sa famille, et elle vient nous voir pour nous demander si nous faisons des recherches, comme par exemple en fait Serge Klarsfeld quand il essaie de retrouver des enfants qui ont été éparpillés, adoptés ou placés. Elle disait « Aujourd’hui j’ai un doute. Je pense que mon oncle a été homosexuel parce que autrement je ne comprends pas et ne conçoit pas qu’il y ait eu cette chape de plomb, ce silence, comme si c’était un secret de famille ».
C’est un témoignage, mais des témoignages ne constitueront jamais une vérité. Toujours est-il que comme vous l’avez dit sur la répression pénale, sur le fait que c’était encore un délit, il faut surtout se dire qu’après la Libération, le plus grave à côté de la répression pénale, c’était l’opprobre social. L’un nourrissait l’autre. On risquait beaucoup de passer devant le tribunal et d’être jugé pour homosexualité, puis de perdre son boulot ou son logement, d’être chassé de sa famille, de son quartier, d’être exproprié ou déshérité. Ce sont des choses que beaucoup d’homosexuels, qui auraient pu témoigner dans un documentaire du type « Les Invisibles » ont connu dans les années 1950, 60 ou 70. Il y a encore quelques années, un agriculteur m’a téléphoné pour me dire « J’habite dans la campagne, à côté de Béziers, avec mes parents. Nous travaillons la même terre. Mais vous n’y pensez pas, le jour où ils découvrent que je suis homosexuel, ils me déshéritent ». Ce sont des choses qui existent toujours aujourd’hui, j’imagine donc ce que ça pouvait être il y a 50 ou 60 ans.
Ensuite, si on n’a pas offert le cadre, les moyens aux victimes de la déportation pour motifs d’homosexualité, mais plus encore, qu’en est-il pour les tziganes, les malades mentaux, les personnes handicapées ? Ce sont des personnes qui ont été occultées de la mémoire collective. Elles ne sont pas très nombreuses, mais à partir du moment où vous avez une structuration d’un groupe qui milite, qui revendique, qui réclame, cela fait de temps en temps irruption sur la scène médiatique, sur la scène politique. Ce qui conduit quelques historiens, comme Mickaël Bertrand, ou Régis Schalgdenhauffen, à travailler sur ce sujet. Mais ils vous le diront, ils sont forts dépourvus parce qu’ils n’arrivent pas à trouver de la matière.
Je terminerai en remerciant Gérard Koskovitch pour son intervention. Il nous a permis d’ouvrir un horizon, d’élargir notre horizon et notre réflexion sur ce sujet. Et là aussi, son souvenir et sa mémoire bercent nos travaux, mais Jean le Bitoux (je parle sous le contrôle de Mathieu, de Christian et d’autre amis dans la salle) nous invitait très régulièrement, en plus d’aborder cette question de la déportation pour motif d’homosexualité, dans un cadre plus européen ou mondial, à ne pas se focaliser sur les motifs de la déportation. Il nous suggérait très fortement de faire des recherches sur la sexualité et les liens affectifs au sein même des camps de déportation et de concentration, disant que des gens qui avaient pu être enfermés pendant des années, que cette promiscuité avait pu conduire, ici ou là, à des relations, à des histoires amoureuses dont il serait intéressant de parler. C’est une invitation qu’il nous adressait très régulièrement. Il s’intéressait beaucoup à la sexualité qui pouvait exister dans les camps, disant que la sexualité pouvait parfois accompagner, précéder ou prolonger une relation amoureuse, homosexuelle bien entendue.

 

Thierry DELESSERT
Historien, Université de Lausanne, Suisse (IHES, CEG-LIEGE, IUHMSP) et Université Libre de Bruxelles (CRISS)

Un cas en contraste : la Suisse de la Seconde Guerre mondiale
En 1942, la Suisse dépénalise l’homosexualité entre adultes consentant-e-s, ce qui contraste d’emblée avec les pays avoisinants. Toutefois, cette dépénalisation de la « débauche contre nature » dans le Code pénal suisse est partielle, puisque les actes commis sur des mineur-e-s, les abus de détresse et la prostitution homosexuelle sont explicitement punis. Ces nouvelles dispositions marquent aussi la fin de l’opposition entre des traditions juridiques différentes selon les cantons helvétiques, car la majorité des cantons latins (francophone et italophone) reprenait le code Napoléon et dépénalisait l’homosexualité. A l’inverse, la quasi totalité des cantons germanophones reprenait le paragraphe 175 du Code pénal allemand et la pénalisait. En fait, nous nous trouvons à la fin d’une longue période d’unification du droit pénal, débutée en 1888 sous l’égide du professeur de droit pénal bernois Carl Stooss. Brièvement, quatre avant-projets ponctuent l’élaboration d’un projet d’article qui sera quasiment similaire à celui de 1942.
En 1894, M. Stooss reprend le paragraphe 175 du droit pénal allemand punissant autant la zoophilie que les actes sexuels entre hommes. Deux ans après, il abandonne la pénalisation de l’homosexualité consentante, mais il augmente l’âge de majorité pour les rapports entre même sexe, sous l’influence des théories psychiatriques allemandes. Dans l’avant-projet de 1906, l’article est étendu aux actes commis entre femmes, une situation unique en Europe justifiée par le fait que huit cantons suisses alémaniques les pénalisaient déjà. Dans un pays plutôt conservateur, l’idée de reprendre la norme pénale maximale prévaut donc nettement. Enfin, en 1915, la pénalisation de l’abus de détresse et de la prostitution homosexuelle est introduite, tandis que celle des actes entre adultes est rejetée de justesse, pour aboutir au projet présenté au parlement fédéral en 1918.
Deux fortes influences précédentes à la Première Guerre mondiale sont à relever. La première est l’affaire Eulenburg en Allemagne, qui se caractérise par une succession d’accusations d’homosexualité et de procès touchant des proches du Kaiser entre 1907 et 1909. Face à ces scandales, la dépénalisation de l’homosexualité consentante entre adultes est vue par M. Stooss et le gouvernement suisse comme le meilleur moyen de les éviter. La seconde provient du fondateur de la Société suisse de psychiatrie, Auguste Forel, impulsant l’idée d’une dépénalisation de l’homosexualité innée, non curable, contre la pénalisation de son « acquisition », notamment par des jeunes gens. Mais, bien loin de tout humanisme médical, cette distinction s’inscrit dans des conceptions eugéniques claires : Forel qualifie les homosexuel-le-s de psychopathes ayant des rapports sexuels stériles qui « ne nuisent en rien à la descendance ». L’idée maitresse est que les homosexuel-le-s « restent entre eux », pour progressivement assécher la transmission de leur « tare ».
La phase parlementaire est conflictuelle : le premier débat tenu en mars 1929 au Conseil national (l’équivalent de l’Assemblée Nationale française) ressort sans majorité. Grosso modo, trois fronts s’y dessinent. Une minorité catholique conservatrice revendique une extension de la punition aux adultes. Elle s’oppose à coalition de députés socialistes alémaniques et d’élus latins de tous bords politiques demandant la suppression de l’article pénal. Enfin, une large majorité radicale (Droite modérée) se prononce en faveur du statu quo de 1918. Sans majorité, le tout est renvoyé à une commission parlementaire qui « modernise » le consensus d’avant la Première Guerre mondiale.
Premièrement, il y est décidé le maintien d’une forme de pénalisation, comme concession des Romands et de la gauche helvétique à l’égard des cantons alémaniques pour qui la totale dépénalisation est un impensable politique. Ce faisant, la majorité de la commission décide une privatisation des sexualités majeures et consentantes, mais en les encadrant par l’outrage public aux mœurs. Ensuite, le dispositif est considéré comme le plus à même de combattre le développement d’un militantisme homosexuel en Suisse. Paradoxalement, Berlin est vue comme un modèle pour la répression, mais elle est aussi perçue négativement en raison du développement de mouvements militants, et principalement celui de Magnus Hirschfeld. Enfin, la Société suisse de psychiatrie participe activement à ce processus, et notamment par le successeur de Forel, Hans-Wolfgang Maier, qui est questionné par les députés avec deux de ses confrères. En 1929, la psychiatrie suisse marque une nette prise de distance avec l’eugénisme, parant désormais la dépénalisation partielle de vertus d’hygiène morale et sociale, de protection de la jeunesse contre la « séduction » par des adultes, mais aussi de prévention des suicides des concerné-e-s. Plus subtilement, il se produit une inversion du ratio entre les homosexualités innée et acquise que l’on observe également en Allemagne. La seconde étant désormais vue majoritaire, M. Maier développe tout un argumentaire sur l’inadéquation de promulguer une loi contre une minorité sexuelle qu’il chiffre à quelques 20 000 personnes.
La dépénalisation partielle est adoptée par une confortable majorité lors du débat en retour au Conseil national. En 1931, la majorité des discours tenus au Conseil des Etats (l’équivalent du Sénat français, mais ayant le même pouvoir législatif que la Chambre basse) penchent en faveur d’une extension de la pénalisation aux adultes. De façon surprenante, l’article est adopté par trois voix de majorité. Il n’est pas remis en cause lors de la lecture finale du Code pénal suisse en décembre 1937 ; le Code étant ensuite ratifié par une votation populaire en 1938. En raison de la guerre, son entrée en vigueur est repoussée à 1942 et fait apparaitre la Suisse « subitement » libératrice.
Plusieurs conséquences historiographiques sont à relever. La première est la reprise du droit pénal allemand, mais d’un droit pénal « reformé », tel que conçu en Allemagne par des juristes relativement progressistes mais n’ayant jamais obtenu de majorité politique au Reichstag. Contrairement à des conceptions admises jusqu’à maintenant, il n’y a pas eu d’influence décisive du droit français. Il ressort, au contraire, une très forte injonction à l’invisibilisation, confortée par une sensibilité romande voulant « laisser ces choses dans le mystère ». L’invisibilisation et le mystère sont les effets recherchés par la dépénalisation partielle qui se ressentent par le manque de sources historiques sur la période de la guerre. Ensuite, nous nous trouvons devant une politique de droits octroyés, en raison de l’absence de militantisme des concerné-e-s. En effet, la fondation de la première association helvétique – exclusivement féminine jusqu’en 1934 – n’a lieu qu’un-deux mois avant le vote crucial du parlement. Elle est l’ancêtre de Der Kreis – Le Cercle qui devient, à la suite de la fermeture des associations allemandes par les nazis, l’héritière du militantisme allemand, puis qui va assurer la transition vers la renaissance homophile d’après-guerre. Enfin, se pose la question du refuge des homosexuel-le-s allemand-e-s, dénoncé par la presse conservatrice alémanique. L’ampleur de cet exil est impossible à objectiver en soi, car la persécution homosexuelle n’est pas un motif légitime pour se réfugier en Suisse – pas plus que celle d’être Juif-ve : la Suisse est à l’origine de l’application du tampon « J » dès 1938, grâce à l’expertise du chef de la police fédérale de l’époque. Ce n’est donc qu’au détour de certains dossiers d’exilés politiques ou de biographies que l’on peut retrouver des traces d’homosexuel-le-s allemand-e-s en Suisse.
La politique de l’invisibilisation a produit une image durable d’un pays dans lequel il est possible de vivre son homosexualité sans grande difficulté. Ma recherche a consisté à la contourner en m’intéressant au droit militaire. En effet, le Code pénal militaire punit de manière générale les actes entre adultes consentants, et les alinéas prévus pour le Code pénal suisse y sont des circonstances aggravantes (abus d’âge et de position hiérarchique, prostitution). Le droit militaire est élaboré en grande hâte au cours de la Première Guerre mondiale, et il imprime une logique prussienne d’ordre et de moralité au sein de la troupe, conformément aux dogmes d’un Etat Major alémanique et pro-germanique. Ce dispositif conservateur est adopté sans grande controverse entre 1921 et 1925 par le parlement fédéral. Toutefois, la Suisse possède une armée de milice, non professionnelle, et la loi entrée en vigueur en 1928 ne s’applique que lors de l’école de recrue (quatre mois à l’âge de 20 ans), puis pendant des cours de répétition de trois semaines par année. Des périodes de service militaire suffisamment courtes pour s’abstenir d’avoir des relations sexuelles, serait-on tenté de dire.
La Mobilisation générale de septembre 1939 fait subitement fonctionner l’armée sur un mode quasi professionnel par l’incorporation durable d’hommes pour la Défense nationale. Il se produit une forte augmentation des affaires traitées par la justice militaire, en grande majorité pour des vols, des non-entrées en service, des refus d’ordre, des insubordinations et des alcoolisations. En comparaison, les affaires pour homosexualité sont infimes. Cependant, l’état de guerre produit un phénomène que Fred Vargas a mentionné dans un de ses livres : un paroxysme éclairant par effet de revers la vie quotidienne. Un revers révélant ici un pays neutre, arcbouté sur lui-même, et dont le masculin est devenu la valeur dominante, même dans la vie civile. En effet, le système de milice maintient des adossements entre les carrières militaires et civiles, notamment pour les psychiatres et les juristes, qui sont, à la fois, militaires et civils. Par exemple, un expert psychiatre peut recevoir un prévenu dans son cabinet ou le consulter en prison, et revêt son uniforme le temps cette expertise, puis l’enlever et redevenir civil dès la consultation suivante.
Sur quelques 41 000 fiches dépouillées, 117 dossiers ont été retrouvés dans leur entier. Ils permettent de voir la construction de l’homosexuel comme un être critique pour la masculinité, d’où le titre de mon livre « Les homosexuels sont un danger absolu », une dangerosité extrême pour l’ordre au sein de l’armée selon le chef de la justice militaire, qui est aussi le procureur général du canton de Zurich au civil. Au total, quelques 180 hommes ont été menés aux aveux de leurs actes, mais aussi de leurs fantasmes, orientations sexuelles et trajectoires de vie. Ils sont confrontés aux enquêtes de réputation, menées par les polices militaires et civiles, qui ont pour effet incident de révéler leur (potentielle) homosexualité à leurs parents, épouse, employeur, voisins, etc. Enfin, ils sont expertisés médicalement pour une cinquantaine d’entre eux. Ces expertises sont tout à fait exceptionnelles, car le système de santé suisse est fragmenté par cantons, et les archives hospitalières sont souvent frappées d’un délai de consultation de 100 ans.
Cette démarche a permis d’éclairer l’homosexualité en Suisse entre 1939 et 1945 sous différents angles inédits. En terme de sociabilité, au-delà de l’association Der Kreis qui est bien étudiée, il ressort l’existence d’un tout petit milieu homosexuel commercial à Zurich et à Bâle, mais sans pareil en Suisse romande. Plus signifiant, il existe des différences sémantiques importantes sur la notion d’homosexualité. Si ce terme signifie la même chose pour les juristes ou les psychiatres alémaniques et francophones, il désigne pour les quidams germanophones le « coït anal » ou plus simplement l’acte sexuel, alors qu’en Suisse romande on lui préfère encore le terme de « pédérastie » ou de « sodomie ». Enfin, nous nous trouvons face à une absence de prostitution militaire massive, comme celle mise en évidence en Angleterre ou aux Etats-Unis. En effet, les militaires suisses bénéficient d’une assurance perte de gain compensant leurs salaires civils, et ils ont les moyens d’être les clients de prostitués.
Au niveau policier, la recherche a permis de mettre en évidence que la Seconde Guerre mondiale est le temps de la systématisation des surveillances et des registres homosexuels. Ces derniers sont connus publiquement début 1960, dénoncés dans les années 1980, puis officiellement détruits au cours de la même décennie. En réalité, ils sont mis en place au cours des années 1930, mais ils commencent à être régulièrement échangés entre les ordres judiciaires civils et militaires durant la guerre. Mon étude fait ressortir un second aspect tout aussi exceptionnel, illustrant toute la force des influences entre les deux ordres juridiques. Dès le début de la guerre, la justice militaire poursuit autant les actes consommés que l’intention, c’est-à-dire les attouchements plus ou moins brutaux à visées potentiellement sexuelles, à l’exemple d’un premier lieutenant jouant au « tape-cul » avec ses hommes et accusé d’homosexualité. Plus profondément, l’expertise juridique militaire influence rapidement une interprétation civile sur les actes considérés « contre nature » : la masturbation mutuelle. En effet, celle-ci, selon la tradition jurisprudentielle allemande de 1893 voulant que seuls les actes pénétratifs soient poursuivis, n’était pas punissable au civil. Dès 1944, un arrêté du Tribunal Fédéral (la Cour pénale supérieure) l’englobe, ce qui montre comment une expertise juridique peut débuter au militaire pour finir par se cristalliser dans le civil.
En termes d’expertises médicales, les investigations médico-légales à la Tardieu, qui consistent à observer l’aspect de l’anus et du pénis des prévenus, afin d’en déduire leur moralité, deviennent résiduelles. Elles n’existent plus qu’en Suisse romande, et ne concernent que des soldats les moins bien formés et des internés militaires étrangers, qui tombaient aussi sous le coup du Code pénal militaire. Par contre, au niveau des expertises psychiatriques, très nettement majoritaires, il ressort une absence d’unité théorique et des variations systématiques selon la classe sociale et le grade des prévenus. Ainsi, les moins bien formés et les moins gradés sont presque systématiquement qualifiés de « psychopathes efféminés ». Néanmoins, l’image de cet efféminé, dans un pays qui a mis le viril en défense des frontières, n’est pas celle d’une « folle » : un unique dossier datant de 1939 permet de voir un individu aux attributs féminins revendiqués par un port de bijoux et un langage subversivement inversé. Pour les psychiatres, cherchant au-delà de l’apparence virile des expertisés, les dons pour la musique ou l’écriture et l’émotivité, voire l’amour pour un autre homme, deviennent autant de preuves de leur féminisation psycho-sociale. Ces « psychopathes » se voient situés à l’opposé du « névrosé viril », c’est-à-dire du gradé, diplômé ou universitaire, provenant d’une classe sociale supérieure, et d’autant plus s’il est marié et sexuellement frustré. Parmi tous les exemples décrits dans mon livre, je mentionnerais celui d’un major marié, à la famille fortunée bien avant guerre, mais ayant eu des positions sexuelles passives réitérées avec son partenaire co-incriminé : le psychiatre inverse totalement la logique actif/passif en estimant que l’activité et la virilité ne résident pas dans des positions physiques, mais bien plus dans des dispositions morales et mentales. On comprend donc bien que le névrosé peut financer sa thérapie – psychanalytique – pour se « guérir », mais aussi que la clinique pourrait se substituer à la prison selon les cas.
La grande majorité des expertisés sont exclus de l’armée sous le code diagnostic 250/71 des Instructions sur l’appréciation sanitaires des militaires, dont la formulation démontre encore toute l’ambivalence sémantique entre les deux aires linguistiques et culturelles majoritaires suisses (ce livret n’a pas été traduit en italien avant les années 1950) : dénommé en français « perversion sexuelle », il signifie en allemand une « orientation sexuelle anormale ». Enfin, un dossier a permis de mettre en évidence une pratique souterraine à la psychiatrie, à savoir la castration « thérapeutique » de délinquants sexuels récidivistes, qui ne concerne pas seulement les homosexuels, mais également les violeurs de femmes, les exhibitionnistes et autres pédophiles sur des fillettes. Ce « traitement », pratiqué dans les asiles psychiatriques, s’obtient par le « consentement éclairé » de l’individu, c’est-à-dire signé. Mais en réalité, celui-ci y est fortement contraint, car la castration lui est proposée en échange d’une peine de prison ou d’un internement de longue durée. Ceci éclaire la part d’ombre de la psychiatrie suisse, pour rappel promotrice de la dépénalisation partielle dans le droit pénal civil. Ces mesures para-légales font que la Suisse se situe de fait, et non de jure par absence de loi, dans la communauté des pays nord européens autorisant autant la castration et la stérilisation forcées, que les internements de citoyen-ne-s considéré-e-s « déviant-e-s ».
Pour conclure, l’envers de la dépénalisation partielle et du non-problème de l’homosexualité entre adultes fait très clairement ressortir que l’homosexuel n’a aucune valeur pour la défense d’Helvetia, la figure féminine de la Nation suisse similaire à celle de Marianne en France. La déportation des homosexuel-le-s n’y a pas été pratiquée, mais l’étude historique démontre une logique systématique de catégorisation, de surveillance, puis d’exclusion de la citoyenneté, sitôt que les concerné-e-s ne demeurent pas extrêmement discrètes. Assurément, la Suisse permet d’entrevoir comment va se construire le « placard » dans l’ensemble de l’Europe occidentale de l’après Seconde Guerre mondiale.
Pour en savoir plus :
Thierry Delessert, « Les homosexuels sont un danger absolu ». Homosexualité masculine en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, Lausanne : Antipodes, 2012, 400 p.
Thierry Delessert, Michael Voegtli, Homosexualités masculines en Suisse. De l’invisibilité aux mobilisations, Lausanne : PPUR, coll. Le Savoir Suisse, n° 81, 2012, 140 p.

 

Ralf DOSE
Born in 1950 in Lübeck near the Baltic Sea. Studied Publicistics, Philosophy, Pedagogy, and Psychology in Göttingen and Berlin, MA 1979. Lecturer for Sex Education at Free University Berlin and at Hannover University. Various jobs and professional commitments at the Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung/Social Science Research Center, Berlin, as Head of Administration of Kulturland Brandenburg, Potsdam, and with edition sigma, Publishers, Berlin. Since 2005 working as a free-lance probate researcher in Berlin. In the Gay Movement since 1972, co-founder and director of the Magnus-Hirschfeld-Gesellschaft, Berlin, since 1982. Numerous publications on sex education, homosexuality, the gay movement, the history of sex research, and especially on German sex researcher Magnus Hirschfeld (1868-1935) and his Institute for sexual science (1919-1933). Most recent book: Magnus Hirschfeld: Mein Testament. Heft II. Herausgegeben und annotiert von Ralf Dose. Berlin: Hentrich & Hentrich 2013. (Magnus Hirschfeld. My Will and Testament. Vol. II. Edited and commented by Ralf Dose)

Magnus Hirschfeld en France
Merci pour vôtre invitation amicale. Je suis désolé, je ne suis pas capable de faire une conférence en français. Aussi je vais la faire en anglais.
Je vais vous parler du séjour de Magnus Hirschfeld en France. Comme vous le savez peut-être, Hirschfeld est né en 1868 dans la ville de Kolberg, maintenant appelée Kolobrzeg, sur la côte balte, il est mort en exil à Nice en 1935. Vous connaissez peut être son nom comme étant l’une des grandes figures du début du mouvement LGBTI en Allemagne , en tant que co- fondateur des sciences sexologiques comme discipline scientifique à part entière, et fondateur de l’Institut des sciences sexologiques de Berlin qui a existé de 1919 à 1933, année où il fut détruit par les nazis. Je ne vais pas aujourd’hui entrer dans le détail des enseignements de Hirschfeld ni de son importance pour le mouvement LGBTI. Je vais plutôt me concentrer sur son sort quand il vient se réfugier en France en 1933 pour échapper à la barbarie nazie.
Voici les ouvrages permettant de retracer les deux dernières années de sa vie, sur lesquels je vais m’appuyer :
Son « Testament. Volume II  » (conservé actuellement par la Magnus Hirschfeld Society à Berlin, et que j’ai récemment édité). Et son livre d’exil, aujourd’hui conservé aux Archives littéraires allemandes de Marbach, et dont une édition par Marita Keilson-Lauritz est en préparation. 
Le travail effectué et publié par Don McLeod et Hans Soetaert, qui a fait des recherches à plusieurs reprises à Nice et Marseille pour retrouver ce qui appartenait à Hirschfeld.
Il faudra encore faire davantage de recherches pour enfin retrouver tous les biens d’ Hirschfeld. Je suis sûr qu’ils sont quelque part en France, et le but de cette conférence est de vous inciter à nous aider dans cette recherche.
Dans la première partie de mon exposé, je vais vous donner une brève idée du séjour de Hirschfeld en France. Dans la deuxième partie, je vais essayer de vous donner une idée du type de documents que nous recherchons, et finalement, je vais vous parler de ce que nous savons déjà .
1- Chronologie : Hirschfeld est arrivé en France le 14 mai 1933, le jour de ses 65 ans. Il venait d’ Ascona, en Suisse. Il est resté une journée à Strasbourg, puis est allé à Paris. Il était accompagné par son ami et compagnon chinois Li Shiu Tong, appelé Tao Li, tandis que son petit ami allemand Karl Giese était resté en Suisse un peu plus longtemps avant de les rejoindre. Hirschfeld avait réussi à entrer en France bien que son passeport expirât une quinzaine de jours plus tard. Évidemment, il n’avait pas pu pas demander une prolongation de son passeport à l’ambassade d’Allemagne à Zurich. Dans son « Testament », il écrit qu’il s’était faufilé en France et que plus tard il avait facilement obtenu du préfet de Vichy l’autorisation d’y rester jusqu’à la fin de l’année 1935.
Voici donc maintenant ma première question :
Quel genre de document a-t il présenté aux autorités françaises ? A-t-il réussi à obtenir un nouveau passeport avec l’aide de ses amis de l’ambassade d’Allemagne à Paris ? Nous ne le savons pas. La préfecture de Vichy et les Archives du Ministère ne pouvait pas l’aider. Au cours de ses premières semaines à Paris, Hirschfeld a tenté de cacher ses allées et venues. Il est resté dans un premier temps à l’Hôtel Palais d’Orsay, mais ne voulait pas que son adresse soit divulguée. Sa correspondance devait être adressée au Dr Jean Dalsace, célèbre médecin communiste. Au cours de l’été 1933, Hirschfeld est allé à Vichy avec Tao Li pour des vacances d’été et pour y faire une cure thermale. Il a négocié avec les éditeurs français les traductions de ses livres en français et a réussi à conclure des contrats avec Gallimard et avec les Éditions Montaigne. Les deux contrats lui ont permis de se renflouer financièrement, car il n’arrivait pas à faire sortir son argent d’Allemagne. Donc, pendant un certain temps, il a dû vivre sur les fonds fournis par son ami chinois, issu d’une famille fortunée. Bien que nous ne connaissions pas les détails, je pense que Hirschfeld, à un moment donné en 1933, a été en mesure d’encaisser un investissement qu’il avait fait plus tôt aux Pays-Bas et peut-être a-t-il réussi à obtenir que l’argent lui soit viré en France afin d’avoir de quoi vivre.
Selon un projet de contrat figurant dans les documents qui sont maintenant en possession de la Société Hirschfeld, Magnus Hirschfeld a essayé de mettre en place une nouvelle pratique médicale en France avec un certain Leo Klauber de Berlin, qui avait été médecin à l’ambassade de France. Hirschfeld seul ne pouvait pas exercer la médecine, car il n’avait pas étudié en France. Ainsi, il avait besoin d’un associé avec un diplôme français. On ne sait pas pourquoi rien n’est sorti de ce partenariat. Plus tard, en 1933, Hirschfeld a loué un appartement au 24 av. Charles Floquet, dans le 7ème arrondissement de Paris, où il est resté jusqu’à Noël de la même année. A la fin de l’année, Hirschfeld a rejoint son ami allemand Karl Giese qui avait réussi à venir à Nice, et ils ont passé ensemble les mois de janvier et de février 1934 durant lesquels ils ont rencontré de nombreux autres réfugiés allemands. Ils se rendirent à Venise pour rejoindre Tao Li qui revenait de Chine puis ils sont repartis tous ensemble à Paris vivre comme avant dans le même appartement. Les émigrés allemands faisaient beaucoup de commérages sur ce  » ménage à trois « , comme vous pouvez l’imaginer. Hirschfeld se remit au travail avec le Dr Edmond Zammert, qui avait un diplôme de médecin français et donna son nom à la création d’un nouvel  » Institut des sciences sexologiques  » qui ouvrit ses portes à Paris en avril 1934.
Hirschfeld voulait que cet Institut remplace son Institut détruit de Berlin. Il comptait sur l’aide de son ami allemand Karl Giese. Malheureusement, Karl Giese au cours du printemps 1934 a été  » pris en flagrant délit » dans un établissement de bains, et a été envoyé en prison pour trois mois. Par la suite, son permis de séjour en France ne fut pas reconduit, et il dut partir à la fin octobre 1934. Ce fut un coup dur pour Hirschfeld, car Karl avait été l’archiviste de l’Institut, et il était le seul qui pouvait travailler avec les fichiers provenant de Berlin. Alors Hirschfeld mit tout son matériel en dépôt chez Bedel & Co., et quitta Paris en novembre juste après avoir donné une conférence à la Sorbonne. Hirschfeld et Tao Li se réinstallèrent à Nice à l’hôtel de la Méditerranée jusqu’à la fin de janvier 1935. Le 1er février, Hirschfeld décida de ne pas aller aux États- Unis ni en Chine, mais de rester en Europe. Ainsi, il loua un appartement spacieux à Nice, au n°63 Promenade des Anglais ( dans un immeuble appelé Gloria Mansions), qu’il avait pu meubler à son goût, et où après plus de trois années passées à voyager il se sentit comme chez lui. Tao Li partit en avril pour commencer à étudier à Zurich, Karl Giese était encore en Tchécoslovaquie. Hirschfeld partagea son appartement avec un jeune homme appelé Robert Kirchberger, qui lui servit de secrétaire. Le jour de ses 67 ans, il reçut la visite de son neveu Ernst Maass, qui avait émigré en Italie. A leur retour d’une promenade en ville, après avoir lu ses cartes d’anniversaire, Hirschfeld eut un accident vasculaire cérébral et il mourut. Comme il l’avait souhaité, son corps fut incinéré, en dépit de la tradition juive et un office fut célébré dans la chapelle du cimetière juif de Nice. Beaucoup plus tard, les cendres d’Hirschfeld furent enterrées au Cimetière de Caucade à Nice.
2- Sa succession : Beaucoup de choses furent accumulées lors du séjour d’ Hirschfeld en France. Maintenant, jetons un coup d’œil sur ce qu’il avait pu apporter en France, en plus des bagages avec lesquels il avait fait le tour du monde.
À la fin de l’année 1933, son mobilier intérieur, ses livres, ses meubles, ses articles d’archives de l’Institut de Hirschfeld restées à Berlin ont été vendus aux enchères. On avait proposé à Hirschfeld d’en racheter une partie, et avec l’aide d’amis, il put finalement sauver environ 2 200 kg de livres, de registres et autres documents qui étaient dans son Institut à Berlin. Ces documents ont été envoyés en France, et utilisés à une époque dans l’Institut des sciences sexologiques nouvellement créé puis ils furent à nouveau dispersés. Il y a une annotation dans le journal intime de l’artiste germano-roumain (Heinrich Neugeboren) qui en 1936 vit une partie de ces documents dans la maison d’un ami à Nice. Cet ami était l’artiste Viktor Bauer, qui a ensuite rejoint la Résistance. Selon ce journal intime, il y avait :
 – des archives photographiques complètes d’Hischfeld , y compris du matériel pornographique et fétichiste, .Heinrich Neugeboren dit qu’il avait fait des collages à partir de ceux-ci et avait rendu ce qui restait
- une grande partie des questionnaires que tous les patients et tous les visiteurs de l’Institut devaient remplir,
 Heinrich Neugeboren nous dit que la plupart de ces questionnaires ont été brûlés dans la chaudière du chauffage central, d’autres ont été renvoyés aux personnes qui les avaient remplis (est-ce plausible ? ).
- une grande partie du matériel ethnographique kakemonos-japonais (photos laminées, avec un contenu pornographique), et surtout la jolie porte de la maison des hommes en Mélanésie. Heinrich Neugeboren note que Viktor Bauer avait du rendre ce matériel plus tard, mais à qui ? Et où est-il maintenant?
3- Avec l’aide de nos amis …. Ce qui m’amène à la troisième partie : Nous avons besoin de votre aide pour trouver ce qui peut rester. Il y a des questions que nous aimerions résoudre avec l’aide de nos partenaires français, il est plus facile d’aller consulter une archive quand vous habitez dans la même ville, par exemple, les sections locales ont une meilleure connaissance de la structure administrative et peuvent donc parvenir à de meilleurs résultats lors de recherche pour plus de détails. Quel type de document officiel Hirschfeld a-t- il utilisé lors de son séjour en France ? Où y a t-il davantage de traces de lui dans les fichiers de police ? À Paris ? A Vichy ? À Nice ? Dans les fichiers des préfectures ? Il écrit lui-même qu’il a été mis en garde contre toute activité politique trop intense en Juin 1934, en tant qu’invité en France il était censé se tenir tranquille.
N’y a t-il pas davantage de détails au sujet de l’expulsion de Karl Giese en 1934 qui était présumé  » pris en flagrant délit  » dans un sauna ou une piscine. Y a-t-il des fichiers encore sur lui et sur son séjour dans les deux prisons, à la prison de La Santé et à la prison de Fresnes ? Quels types de fichiers existeraient sur un Chinois de Hong Kong vivant en France? Et puis, bien sûr, il y a les journaux et les livres, une partie de sa succession. Jusqu’à présent, nous savons que sa succession n’a jamais été donnée entièrement aux héritiers, ils avaient des problèmes pour fournir les preuves nécessaires. Ainsi, il se pourrait même que son argent se trouve dans un endroit que ne connaissons pas. Et qu’est-ce qui s’est passé pour les meubles et tous les objets de son appartement à Nice ? Tout ce qui était entreposé chez Bedel & Co. a-t-il été envoyé à Nice ? Est ce que cela a été retiré du garde-meuble plus tard ? Qui s’en est occupé ? Il y avait plusieurs personnes impliquées : Maître Demnard, qui a respecté la volonté d’ Hirschfeld. Et l’avocat d’ Hirschfeld, le Dr Franz Herzfelder, un émigré de Munich, qui a aidé à respecter sa volonté, et qui plus tard a agi à titre d’exécuteur testamentaire. Et bien sûr, Viktor Bauer, l’artiste, qui pendant un certain temps en 1936 possédait des articles de l’Institut Hirschfeld. On ne sait pas à qui il avait donné ces éléments, et quels éléments il aurait pu garder. Victor Bauer plus tard a été fait prisonnier par des fascistes italiens et a failli être exécuté. Il vécut à Nice avec sa femme Bianca jusqu’à sa mort en 1959. A cette époque, certains éléments ont été présentés Kinsey Institute for Sex Research aux États-Unis.
Jusqu’à maintenant, nous avons plus de questions que de réponses. Il y a beaucoup à faire, et toute aide sera la bienvenue. Je souhaiterais vraiment en savoir plus. Merci pour votre attention.

 


 

Note de Régis Schlagdenhauffen

1- « Promotion de la prostitution et lutte contre l’homosexualité dans les camps de concentration nazis » : http://trajectoires.revues.org/109/ »http://trajectoires.revues.org/109/

 

Notes de Isabelle Sentis

2- BERUBE Allan Coming out under fire. Lesbian and Gay Americans and the military during World War II, New York, The Free Press 1989
3- RICH Adrienne La contrainte à l’hétérosexualité éditions Mamamélis 2010
4- Les Cahiers d’Histoire, revue d’histoire critique, Homosexualités européennes : XIX et XX siècles, n°119 avril-juin 2012

5- PERROT Michelle Les femmes ou les silences de l’Histoire Flammarion 1998 p1
6- idem p1
7- idem p 2
8- idem p 2
9- idem p3
10- idem p4
11- idem p5
12- Marie-France Brive, 1945-1993, historienne fut l’élève de Rolande Trempé, elle a fondé en 1986 le groupe Simone, équipe de recherche interdisciplinaire sur les rapports sociaux de sexe et les études sur le genre, elle fut à l’origine de la création d’un centre de Documentation sur les recherches-femme(s) à l’Université de Toulouse II-Le Mirail.
13- idem p8
14- Cahiers d’Histoire, revue d’histoire critique  Homosexualités européennes : XIX et XX S.  n°119 avril – juin 2012
15- idem p11
16- idem p15
17- TAMAGNE Florence Ecrire l’histoire des homosexualités en Europe : XIX et XX siècles, Revue d’histoire moderne et contemporaine vol.53, n°4 2007 p7-31
18- Cahiers d’Histoire, revue d’histoire critique, « Homosexualités européennes : XIX et XX S. » n°119 avril-juin 2012 p15
19- idem p 15
20- idem p15
21- idem p17 et Philippe Artières et Dominique Kalifa « L’historien et les archives personnelles : pas à pas » Sociétés et représentations N°13 2002 p 7-15 et Isabelle Lacoue-Labarthe et Sylvie Mouysset «De l’ombre légère à la machine à écrire familiale : l’écriture quotidienne des femmes » Clio, Histoire, femmes et sociétés N°35 2012 p7-20
22- GONNARD, Catherine En résistance, elle s’appelait quartier in Lesbia magazine n°158 mars 1997 p30-33
23- KAUFMANN Dorothy Edith Thomas passionnément résistante Autrement Biographie 2007 p14
24- LEMOINE Christine et RENARD Ingrid Attirances, lesbiennes fems, lesbiennes butchs,  éditions Gaies et Lesbiennes 2001
25- idem p49
26- LEMOINE Christine et RENARD Ingrid, Attirances, lesbiennes fems, lesbiennes butchs, éditions Gaies et Lesbiennes 2001, Evelyne Rochedereux : Hommage aux camionneuses p 50
27- MISSIKA Dominique et VEILLON Dominique Résistance histoires de famille 1940-1945 Armand Colin 2009
28- MISSIKA Dominique et VEILLON Dominique Résistance histoires de famille 1940-1945 Armand Colin 2009 p 8
29- GUILLEMOT Gisèle Elles… Revenir éditions Tirésias-AERI collection « Histoire pour mémoire » 2006
30- Le journal d’Anne Franck a été traduit en 70 langues, 30 millions d’exemplaires vendus à travers le monde, adapté au théâtre, au cinéma…
31- Le journal de Ruth Maier, de 1933 à 1942, une jeune fille face à la terreur nazie commenté par Jan Erik Vold, édition K&B éditeurs 2009
32- Hunzinger Claudie Elles vivaient d’espoir Grasset 2010
33- Woolf Virginia Trois guinées, éditeur 10/18, 2002, édition Hogarth Press Londres 1938, éditions des Femmes 1977 pour la traduction française.
34- Woolf Virginia Trois guinées, éditeur 10/18, 2002