Juillet 2016 : Intervention d’Arnaud Boulligny

ARNAUD BOULLIGNY  13 juillet 2016 Marseille, Cité des Métiers

Voir le diaporama : presentation-conf-les-preuves-13-7-16

Il y a la fameuse légende de la déportation des homosexuels. Il faut être très clair là-dessus. Manifestement, Himmler avait un compte personnel à régler avec les homosexuels. En Allemagne, il y a eu une répression des homosexuels et la déportation qui a conduit à peu près à 30 000 déportés. Il n’y en a pas eu ailleurs, et notamment en dehors des trois départements annexés, il n’y a pas eu de déportation homosexuelle en France.

Dans cette vidéo postée le 10 février 2012 sur le site libertepolitique.com, le député UMP du Nord, Christian Vanneste, remet ainsi en cause la déportation de France pour motif d’homosexualité, une « légende » véhiculée selon lui par le lobby des homosexuels qui « ont un art consommé de déformer la réalité (…) et donc d’acquérir une opinion favorable ». Ses propos soulèvent instantanément un tollé dans la classe politique française, à droite comme à gauche, ainsi que dans le milieu homosexuel alors que la reconnaissance de cette déportation s’était progressivement imposée en France au début des années 2000, à la suite notamment d’un rapport rendu en 2001 par la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, et de prises de parole officielles, en particulier celle du président Jacques Chirac le 24 avril 2005 à l’occasion de la Journée nationale du Souvenir de la Déportation.

Les propos de Christian Vanneste donnent lieu à une courte mais vive polémique durant laquelle rares sont les historiens à prendre la parole alors que le député bénéficie, lui, du soutien de plusieurs personnalités, en particulier de Serge Klarsfeld qui confirme que « [d]e France, il n’y a pas eu de déportation d’homosexuels », précisant qu’« [i]l y a sûrement eu des homosexuels déportés mais pour d’autres raisons ». Il faut avouer que  les recherches sur la question demeurent assez confidentielles et, aux yeux de certains, bien fragiles. L’expérience malheureuse du rapport de 2001, dont les conclusions ont été en grande partie invalidées après coup n’a pas été sans entretenir, il est vrai, un climat de défiance autour de la question des chiffres qui avait largement focalisé l’attention jusqu’alors.

Cette situation a poussé la Fondation pour la Mémoire de la Déportation à reprendre les recherches qu’elle avait engagées sur le sujet en 2001 d’abord, puis en 2007. J’en exposerai aujourd’hui les principaux résultats en focalisant essentiellement mon propos sur les Français de zone occupée. Si je ne suis pas trop bavard, j’essaierais de dire quelques mots de la répression de l’homosexualité en Alsace-Moselle, territoires annexés au Reich.

Pour la France occupée, des pistes intéressantes avaient été ouvertes lors des précédentes recherches, mais l’exploitation des archives n’avait souvent été que partielle compte tenu de la masse de documents à traiter. À partir de 2012, il est donc décidé d’exploiter de façon systématique des fonds conservés aux archives des victimes des conflits contemporains du Service historique de la Défense, à Caen, où est accueillie l’équipe de recherche de la Fondation :

  • les « archives de Brinon » : un ensemble de listes d’arrestations dressées pour chaque département et un fichier des condamnations
  • les archives des prisons allemandes en France et sur le territoire du Reich
  • les dossiers des tribunaux allemands siégeant en France

L’exploitation de ces fonds a permis de repérer un certain nombre de noms pour lesquels on dispose à Caen de dossiers individuels constitués pour l’obtention d’un titre, d’une mention, ou pour la régularisation d’un état civil. Leur étude a parfois permis d’apporter des indications précieuses à leur sujet. Pour certains noms, aussi, les recherches se sont prolongées aux Archives nationales à Pierrefitte, aux archives de la Préfecture de Police de Paris, ainsi que dans certains centres d’archives départementales ou communales. Enfin, l’aide des mémoriaux en Allemagne et du Service international de recherches (SIR) d’Arolsen a aussi fréquemment été sollicitée.

Parce qu’elle trouve pour l’essentiel ses origines dans l’Allemagne des années 1930, la déportation pour motif d’homosexualité à partir de la France ne peut se comprendre que replacée dans un contexte historique plus vaste. C’est pourquoi je reviendrai assez rapidement, dans un premier temps, sur le contexte allemand avant d’envisager la situation française.

En 1871, au lendemain de sa victoire sur les armées de Napoléon III, la Prusse fédère autour d’elle les états allemands dans un nouvel empire. Depuis la première moitié du XIXè siècle, la législation des différents territoires allemands n’aborde pas la question de l’homosexualité de façon semblable. Ainsi, les relations librement consenties ne sont plus punies dans les territoires influencés par la législation française née de la Révolution, comme en Bavière, dans le Wurtemberg, le Hanovre, le Brunswick ou le Pays de Bade. Au contraire, les états du Nord (Prusse et Saxe notamment) sont répressifs et c’est cette approche juridique qui va l’emporter en 1871, l’article 143 du code pénal prussien servant de base à la rédaction du Paragraphe 175 du code pénal allemand. Ce dernier prévoit que « la débauche contre nature pratiquée entre personnes de sexe masculin, ou entre l’humain et l’animal, est passible de prison ». Sont désormais punies d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq années d’emprisonnement tous les « actes s’apparentant au coït ». C’est ici un aspect très important, le Paragraphe 175 ne condamne pas des personnes homosexuelles mais des pratiques de nature homosexuelle entre hommes.

Jusqu’en 1933, le Paragraphe 175 est appliqué sans rigueur extrême et le nombre des condamnations reste peu élevé – autour de 200 par an sous l’empire, autour de 600 par an sous la République de Weimar. Elles visent surtout les actes non consentis, ceux commis avec violence, ou dans un lieu public. Les peines sont légères, souvent inférieures à trois mois de prison, mais ne sont pas pour autant sans conséquence (elles peuvent conduire à une « mort sociale » des condamnés par la perte d’emploi, la rupture avec sa famille, ses voisins et ses amis, etc.). Un vaste mouvement en faveur de la suppression du Paragraphe 175 voit assez vite le jour. Il est animé par le sexologue Magnus Hirschfeld qui fonde en 1897 à Berlin le Comité scientifique humanitaire (WhK), la toute première organisation de défense des droits des homosexuels. Une pétition recueille plusieurs milliers de signatures dont celles de personnalités de premier plan, comme Albert Einstein, Thomas Mann, Emile Zola ou Léon Tolstoï. Mais, malgré le soutien de certains partis politiques, les projets de lois visant à la dépénalisation en Allemagne n’aboutissent pas.

Dans le même temps, une vie homosexuelle florissante se développe à Berlin et dans quelques grandes villes allemandes comme Hambourg ou Munich à partir de la fin du XIXè siècle. Les publications homosexuelles se multiplient, ainsi que les bals, les soirées musicales ou théâtrales, les fêtes costumées ou les conférences destinées à un public homosexuel. Des associations militantes voient le jour et ouvrent des sections dans les grandes villes, réunissant au total plusieurs dizaines de milliers d’adhérents. De nombreux bars et clubs homosexuels ouvrent leurs portes – comme le fameux Eldorado à Berlin –, alors que le nombre de prostitués croît fortement. La réputation du Berlin des années folles dépasse largement les frontières de l’Allemagne et sa vie homosexuelle extrêmement riche est connue dans l’Europe entière.

L’arrivée des nazis au pouvoir en 1933 marque la fin d’une époque d’insouciance pour les homosexuels allemands. Les premières mesures à leur encontre ne tardent pas. La prostitution masculine est interdite ; les cafés et établissements accueillant des homosexuels sont fermés. Toutes les publications homosexuelles à caractère pornographique mais aussi littéraire sont interdites. En mai 1933, l’Institut de sexologie créé par Magnus Hirschfeld en 1919 est saccagé et incendié. Ce dernier doit quitter l’Allemagne en 1934 (il meurt l’année suivante à Nice). Le 30 juin 1934, la « Nuit des longs Couteaux » voit l’arrestation et l’assassinat des responsables de la SA dont Ernst Röhm, soupçonné de préparer un putsch ; l’homosexualité de ce dernier, connue de tous, ne constitue cependant qu’un prétexte pour Hitler pour se débarrasser de lui. Une nouvelle étape est franchie en 1935. Les juristes nazis modifient le Paragraphe 175 afin de renforcer la lutte contre l’homosexualité.

Pour l’idéologie nationale-socialiste, l’homosexualité constitue en effet une forme de dégénérescence qui conduit à l’extinction de l’espèce, l’homosexuel représentant un « mâle non reproducteur ». La lutte contre l’homosexualité fait partie d’une politique raciale devant assurer la supériorité de la communauté germanique par le maintien de la pureté de la race (d’où l’élimination de certaines populations : Juifs, Tsiganes, malades mentaux, etc.), mais aussi par la recherche d’une expansion démographie constante que le développement de l’homosexualité risquerait de contrarier. C’est Himmler qui a le plus souvent exprimé cette rhétorique homophobe, avec l’idée aussi chez lui que l’homosexualité ne relève pas d’une spontanéité mais qu’elle est acquise ; pour lui, il faut rééduquer les homosexuels pour les rendre productifs.

Alors qu’il ne visait à l’origine que « les actes ressemblant au coït », le Paragraphe 175 englobe désormais d’autres formes de relations sexuelles entre hommes comme la masturbation, les rapports buccaux ou le simple contact avec une membre en érection, le texte laissant au final au législateur une latitude sans précédent dans l’interprétation des faits permettant de punir une étreinte, un baiser, ou même un fantasme homosexuel. L’accusation n’a désormais plus besoin d’apporter de preuves pour poursuivre un individu, et un simple soupçon, une dénonciation suffit. Par ailleurs, la police organise des descentes dans les lieux de rencontre et lorsqu’elle tient un homosexuel, elle sait user de tous les moyens pour obtenir de lui les noms d’amis qui sont arrêtés à leur tour, les arrestations en cascade se multipliant ainsi.

La nouvelle version du Paragraphe 175 voit aussi la définition de cas aggravés relevant du crime et non plus du simple délit. Il s’agit des actes commis avec violence, par abus d’une position d’autorité, les actes avec des mineurs de moins de 21 ans, et ceux commis à titre professionnel, c’est-à-dire la prostitution masculine. Réunis dans la sous-section § 175a, ils sont passibles de  peines pouvant aller jusqu’à dix ans de travaux forcés.

Les nazis complètent l’arsenal répressif par un ensemble de dispositions légales et de décrets souvent secrets : fichage des personnes connues pour s’être livrées à des pratiques homosexuelles (1934), création de l’Office central de Lutte contre l’homosexualité et l’avortement (1936), castration « volontaire » des détenus de prévention (1939), réclusion préventive pour les individus « ayant séduit plus d’un autre homme » (1940), ou encore peine de mort pour les membres de la SS et de la police (1941).

Dès lors, le nombre des actions en justice s’accroît de façon significative, passant de moins de 1 000 en 1934, à environ 2 000 en 1935, plus de 5 000 en 1936 et plus de 8 500 en 1938, au plus fort de la répression. La plupart des homosexuels condamnés ne subissent qu’une détention à temps dans des prisons ou forteresses. Dans ces établissements, ils travaillent en général avec les autres détenus à l’entretien et à la réparation des locaux, ou bien dans des petits ateliers de production, ou encore dans des commandos extérieurs. Ils sont en revanche isolés en cellule la nuit en raison de la nature de leur condamnation. Le transfert en camp de concentration relève de conditions bien précises et ne concerne, au final, qu’un nombre réduit d’individus : les récidivistes, les pédophiles et les prostitués. Les chiffres les plus couramment admis concernant la répression des homosexuels en Allemagne entre 1933 et 1945 restent ceux avancés par le Mémorial de l’Holocauste de Washington qui fait état de 100 000 fichés, 60 000 condamnés et entre 5 000 et 15 000 internés en camp de concentration. Au vu des études récentes menées pour différents camps, c’est plutôt l’hypothèse basse (environ 5 000) qui est privilégiée aujourd’hui.

Dans ces camps, tous les homosexuels ne portent pas le triangle rose qui fut attribué à partir de 1937 pour les distinguer des autres catégories de détenus. Au travers d’exemples relevés pour différents camps, on sait que certains étaient marqués du triangle vert des « droit commun » ou du noir des asociaux, notamment les criminels sexuels. Dans les camps, les homosexuels comptent pour une très faible part des détenus : environ 600 à Dachau sur un total de 200 000 détenus, environ 500 à Buchenwald sur un effectif total de 240 000 détenus, ou encore, 312 à Natzweiler sur 52 000 détenus. Ils représentent ainsi moins de 1 % du total. Même s’ils connurent chacun des destins particuliers, il apparaît cependant qu’une part importante d’entre eux a trouvé la mort en déportation. Dans le cas de Natzweiler, le taux de décès s’établit ainsi à environ 55 %. Isolés, ils n’ont souvent pas bénéficié du soutien d’autres détenus et ont, au contraire, dû subir les brimades, les coups et punitions des SS et des Kapos. Ils ont souvent été affectés dans les Kommandos de travail les plus pénibles, comme dans les carrières d’extraction de pierre, ou dans les compagnies disciplinaires par exemple. Par ailleurs, certains d’entre eux ont aussi été victimes d’expériences pseudo médicales, sensées dans certains cas « les guérir », comme celles réalisées par le médecin SS danois Karl Vaernet pour implanter une hormone cristallisée mâle sur des détenus de Buchenwald, ou bien encore les castration par rayon X à l’origine de nombreux décès. Tous ces éléments expliquent un taux de mortalité parmi les plus élevés. Pour autant, la répression des homosexuels ne peut s’apparenter à un génocide – à un « homocauste » pour reprendre le néologisme forgé aux débuts des années 1980, du fait même qu’elle n’a en vérité touché qu’une minorité d’entre eux.

Après la défaite des nazis, le Paragraphe 175 continue malgré tout d’être appliqué en Allemagne. Il reste en vigueur jusqu’en 1968 en RDA qui était revenue dès 1950 à la version de 1871, et jusqu’en 1969 en RFA qui avait conservé le §175 dans sa version de 1935. Il faut attendre cependant 1994 pour que disparaisse complètement tout élément de discrimination à l’égard des homosexuels dans le code pénal allemand.

Revenons maintenant à la France.

Avant de présenter les résultats de nos recherches, il est important de retracer l’évolution de la législation sur l’homosexualité. Au Moyen Âge et durant l’Ancien Régime, la répression ne vise pas une catégorie d’individus mais une pratique sexuelle : la sodomie. La législation concerne certes les homosexuels mais elle a une portée bien plus large puisqu’elle s’applique aussi aux relations hétérosexuelles, à la bestialité et dans une certaine mesure à l’hérésie. Le crime de sodomie est punissable du bûcher. Au cours du XVIIIè siècle, le sens des mots sodomie et sodomite évolue pour désigner l’homosexuel masculin. En parallèle, la justice royale et canonique cesse de s’appliquer. Bruno Lenoir et Jean Diot sont les deux dernières victimes d’un « bûcher de sodome », le 6 juillet 1750, à Paris. Le crime de sodomie est finalement aboli en 1791. S’inspirant de l’esprit de tolérance, de liberté et de respect des droits de l’homme hérité des Lumières, la loi française ne condamne désormais plus les rapports homosexuels dès lors s’ils sont librement consentis. Le Code Napoléon (1804) et le Code pénal impérial (1810) confirment cette dépénalisation. Cette nouvelle approche légale influence fortement des pays comme l’Espagne, le Portugal, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, les cantons suisses francophones, et certains territoires allemands avant l’unification de 1871.

Une ère de tolérance semble donc s’ouvrir pour les homosexuels français à partir de XIXè siècle, même si la dépénalisation ne signifie pas pour autant la fin d’une certaine répression de l’homosexualité, en particulier dans le cadre de la lutte contre les outrages aux mœurs et les attentats à la pudeur, notamment sur les mineurs. Stigmatisé par les juges, l’homosexuel, « délinquant ordinaire », vit désormais sous surveillance policière. Malgré tout, ce contexte plus favorable permet l’émergence en France d’une subculture homosexuelle qui culmine durant les années 1920. Paris devient alors une grande capitale homosexuelle avec ses bals, ses bars, ses clubs privés, ses bains réputés dans toute l’Europe, et des figures emblématiques comme Proust, Gide, Colette ou Cocteau.

Cette bienveillance relative à l’égard des homosexuels français prend fin avec le régime de Vichy qui réintroduit des dispositions légales à leur encontre par la loi du 6 août 1942 qui modifie l’alinéa 1er de l’article 334 du Code pénal comme suit :

« Sera puni d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 200 à 60.000 fr. :

1° Quiconque aura soit pour satisfaire les passions d’autrui, excité, favorisé ou facilité habituellement la débauche ou la corruption de la jeunesse de l’un ou de l’autre sexe au-dessous de l’âge de vingt et un ans, soit pour satisfaire ses propres passions, commis un ou plusieurs actes impudiques ou contre nature avec un mineur de son sexe âgé de moins de vingt et un ans. »

La paternité de cette loi a longtemps été attribuée à l’amiral Darlan, ministre de la Marine puis chef du gouvernement de Vichy, qui avait adressé un courrier à la direction des affaires criminelles, au printemps 1942, pour demander à ce que des dispositions soient prises pour mettre fin aux désordres liés à l’essor de la prostitution masculine dans les ports militaires, en particulier à Toulon. En réalité, le projet de texte était déjà à l’étude dès le mois de décembre 1941 pour atteindre des personnes ne pouvant être poursuivies pour viol, attentat à la pudeur ou outrage public aux mœurs. Plus largement, cette loi tire ses origines des réflexions engagées par les magistrats à la fin de la IIIè République pour introduire dans la législation des mesures de protection de la jeunesse et de contrôle de comportements constituant, à leurs yeux, une menace pour la famille et l’ordre public.

La loi du 6 août 1942 a une portée plus limitée que prévue au départ, sa principale conséquence étant d’introduire une discrimination durable quant à l’âge du consentement sexuel : celui-ci ne peut être donné pour un acte à caractère homosexuel avant l’âge de 21 ans, contre 13 pour les actes hétérosexuels. Remarquons que cette loi est beaucoup moins sévère que les dispositions prévues par l’article 175 du code pénal allemand qui rend les relations homosexuelles impliquant un mineur (entre 14 et 21 ans) passibles de peines de travaux forcés d’un an au minimum. Toutefois, la singularité de la loi française est d’affecter l’homosexualité tant masculine que féminine. Signalons, pour finir, que ce délit d’homosexualité est maintenu après-guerre au travers l’article 331 du code pénal concernant les outrages publics à la pudeur sur mineurs qui ne sera définitivement supprimé qu’en 1982.

L’impact de cette loi reste difficile à mesurer, mais semble plutôt réduit. D’abord, parce qu’elle arrive assez tard et que les magistrats n’ont pas attendu son adoption pour pénaliser des comportements considérés comme contraires aux bonnes mœurs, même si ces derniers ne portaient pas forcément atteinte à l’intégrité physique et à la liberté sexuelle des personnes. Ils sont ainsi souvent tentés de contourner le nouveau dispositif en continuant, par exemple, de requalifier des faits en une infraction de droit commun, ce qui leur permet de s’appuyer sur les textes existants sanctionnant les agressions sexuelles et les outrages publics à la pudeur. Par ailleurs, l’internement administratif est encore largement utilisé par les préfets pour mettre à l’écart des personnes réputées dangereuses pour la sécurité publique, sans intention de les juger. Finalement, les chercheurs qui ont travaillé sur cette question, je pense notamment à Marc Boninchi ou Cyril Olivier, sont frappés par l’absence ou presque de références à la nouvelle loi, en particulier dans les affaires de prostitution masculine.

Il faut rappeler, aussi, que malgré la relative liberté dont ils jouissent depuis la Révolution, les homosexuels français se savent surveillés, alors même que l’acceptation de l’homosexualité reste très minoritaire dans la société, beaucoup la considérant comme une perversion sexuelle voire une maladie psychiatrique. Aussi, durant l’Occupation, la majorité des homosexuels vivent-ils leur sexualité de manière clandestine, à l’abri des regards, en dehors néanmoins de quelques grandes villes et de certains cercles. C’est en effet l’une de contradictions du régime de Vichy qui prône l’« ordre viril » et la « régénération morale » : des homosexuels célèbres évoluent au grand jour à Paris dans le milieu des arts et du spectacle ainsi qu’au sommet de l’État, comme Abel Bonnard, ministre de l’Éducation nationale, surnommé la « Gestapette », et d’autres figures de la collaboration comme Jacques Benoist-Méchin ou Roger Peyrefitte.

Il apparaît donc que Vichy n’a pas conduit de politique de persécution des homosexuels. Ceux qui ont été inquiétés l’ont été parce que leur comportement représentait une menace contre l’ordre public et la moralité, en particulier dans le cadre de relations avec des mineurs. Ceux qui vécurent cachés ne furent le plus souvent pas inquiétés, alors même que les polices de Vichy étaient parfois bien renseignées sur leur cas. En aucun cas, elles n’ont apporté leur concours aux Allemands pour organiser une déportation des homosexuels français.

Malgré tout, les recherches ont permis de mettre au jour l’exemple de trois homosexuels français arrêtés par Vichy puis déportés en Allemagne. Mais, leur déportation relève de conditions bien particulières. Ces individus ont fait l’objet d’une procédure d’internement administratif par les autorités françaises en raison de leur dangerosité supposée. L’un passe pour « un homosexuel, qui déclare ne pas avoir travaillé jusqu’à ce jour et avoir tiré ses subsides, en fréquentant des invertis » ; les deux autres sont connus des services de police comme « étant de mœurs spéciales, se livrant à la pédérastie », et l’un d’eux présente en outre de lourds antécédents judiciaires. S’ils sont dans une large mesure internés en raison de leur homosexualité, ils sont cependant déportés à Buchenwald et Neuengamme au cours d’opérations d’évacuation, organisées par l’occupant au début de l’été 1944, qui visent l’ensemble des détenus du Centre de séjour surveillé de Fort-Barraux, sans distinction de motifs. Ils sont ainsi classés comme « politiques » à leur arrivée sur place, et non comme homosexuels. L’un d’eux meurt en déportation.

L’exploitation des archives a révélé une autre réalité : l’arrestation par les autorités d’occupation de Français pour motif d’homosexualité. Cette répression pourrait surprendre au premier abord. En effet, si la protection de la « race aryenne » justifie aux yeux des nazis la répression des homosexuels allemands, ils ne font que peu de cas des homosexuels des territoires occupés, à l’exception bien sûr de ceux d’Alsace et de Moselle considérés comme de sang allemand. Au contraire, les nazis considèrent finalement l’homosexualité chez ses peuples comme un facteur devant favoriser la dénatalité et donc leur décadence. Alors, comment expliquer dans ces conditions la mise au jour de plus de trente cas de Français arrêtés par l’occupant pour motif d’homosexualité ?

Vingt-sept de ces Français sont traduits devant des tribunaux militaires allemands entre l’été 1940 et le début de 1944. Ils sont originaires de la zone Nord, relevant du Commandement militaire allemand de Paris. Les arrestations se concentrent en Normandie, en Picardie, dans les Ardennes, et surtout en région parisienne, alors que des cas isolés sont aussi à signaler à Angers, Royan ou Bayonne par exemple. Deux individus sont par ailleurs appréhendés dans le Pas-de-Calais, territoire rattaché au Commandement militaire allemand de Bruxelles. Pour chaque cas, l’examen des archives permet de confirmer une condamnation pour homosexualité, les motifs suivants pouvant être relevés : « Unzucht mit Männern », « Unzucht zwischen Männern », « mœurs contre nature », « homosexualité », « pédérastie », « widernatürliche Unzucht », etc. ; la référence au paragraphe 175 du code pénal allemand est explicite pour huit des individus. Les tribunaux militaires allemands prononcent à leur encontre des peines de prison simple allant de trois semaines à deux ans et demi de réclusion (70 % des cas), mais aussi quelques peines de travaux forcés d’un à cinq ans, en particulier en cas d’usage de la force ou d’attentat à la pudeur, semble-t-il.

Pour la plupart des procédures, en effet, les investigations menées tant en France qu’en Allemagne n’ont pas permis de retrouver les dossiers d’instruction ou les verdicts des procès. Dans ces conditions, il faut donc souvent se contenter des fiches d’écrou qui, si elles mentionnent la nature et le motif de la condamnation, ne disent rien en revanche des circonstances d’arrestation. L’analyse des rares dossiers judiciaires que nous avons pu consulter (six au total) permet, malgré tout, d’avancer quelques pistes concernant les logiques allemandes dans ces affaires d’homosexualité.

Sans détailler chacun des dossiers, faute de temps ici, disons que leur examen permet de penser que ces personnes ont été arrêtées, dans la majorité des cas, parce qu’elles ont eu, ou cherché à avoir, des relations sexuelles avec des soldats de l’armée d’occupation.

Ainsi, ce sexagénaire de St-Mihiel dans la Meuse, condamné le 17 octobre 1940 par le Tribunal de la FK 590 à Bar-le-Duc à neuf mois de prison pour avoir « osé, avec une insolence sans limite, approché un officier et deux soldats allemands pour chercher à assouvir avec eux ses penchants anormaux ». Quelques jours auparavant, l’homme avait en effet accosté un officier allemand dans la rue principale de St-Mihiel, et essayé de l’entraîner dans son appartement. Devant son refus, il avait fini par porter sa main sur les parties génitales de l’officier en disant « Oh, dommage, dommage ! » et en poussant des cris de volupté. L’officier appela alors à la rescousse deux soldats allemands qui furent à leur tour victimes des mêmes agissements avant qu’ils ne parviennent à le maîtriser et à le conduire au poste. Cette condamnation au titre du § 175 du code pénal allemand illustre la détermination des Allemands à ne tolérer aucune offense et acte de nature à porter atteinte à son armée.

Mais, si l’occupant entend ainsi protéger ses soldats, en particulier les officiers, contre une menace homosexuelle, c’est qu’il craint aussi que ce type de relations ne mette en péril la sécurité du Reich. Pour les nazis, en effet, l’homosexuel est par nature un être faible, sournois et manipulateur, donc un traître ou un espion en puissance, qu’il convient de punir sévèrement. L’exemple d’un très jeune homme mérite ici d’être cité.

Âgé d’à peine 17 ans, il travaille comme manœuvre sur l’aérodrome de Dreux lorsqu’il se voit offrir une grosse somme d’argent par la Résistance pour obtenir des informations auprès des soldats allemands qu’il côtoie. Le jeune homme ne tarde pas à entrer en relation avec un sous-officier dont il soupçonne l’homosexualité. Le soir même, ils se masturbent mutuellement chez le soldat et pratiquent aussi la fellation. Ils s’y retrouvent régulièrement durant l’été et l’automne 1941, entre 20 et 30 fois, jusqu’à leur arrestation. Le jeune Français est condamné le 27 janvier 1942 par le Tribunal de campagne du district aérien de l’Ouest de la France au titre du § 175 a alinéa 4, forme aggravée s’appliquant à la débauche entre homme à titre professionnel, c’est-à-dire contre de l’argent. La peine prononcée est particulièrement lourde : cinq années de travaux forcés, car le tribunal souligne « la mentalité particulièrement vile et condamnable de l’accusé qui mélange sentiments sexuels et buts d’espionnage » et qui use d’un « stratagème particulièrement raffiné » pour obtenir de sa victime des renseignements en le « menaçant de révéler ses travers sexuels ». Le maître chanteur constitue aux yeux des nazis une figure particulièrement dangereuse. Interné à la prison du Cherche-Midi, puis à Fresnes, le jeune homme est déporté le 2 juillet 1942 à la prison de Karlsruhe, puis conduit dans les forteresses de Rheinbach et Siegburg pour y purger sa peine. Atteint de tuberculose pulmonaire, il y meurt le 2 octobre 1944, à l’âge de 20 ans.

Au final, sur ces 27 Français condamnés par la justice allemande pour motif d’homosexualité, douze seulement sont transférés dans des prisons situées outre-Rhin, les peines inférieures à un an étant accomplies en France. Ils y subissent une détention strictement carcérale où cours de laquelle deux perdent la vie ; un troisième meurt avant son rapatriement.

Ces Français ne sont cependant pas les seuls à avoir été déportés par les Allemands en raison d’une affaire d’homosexualité. Les recherches ont en effet révélé huit autres cas relevant, cette fois, des services de la Sipo-SD. Là encore, l’attention des polices allemandes semble, le plus souvent, avoir été attirée par les relations que ces individus entretenaient, ou étaient soupçonnés entretenir, avec des civils ou des militaires allemands. La grande différence ici est que la répression menée à leur encontre ne s’appuie sur aucun cadre « légal » et qu’ils sont tous déportés, sans être jugés, dans des camps du système concentrationnaire nazi où ils sont classés comme « détenus politiques » (triangle rouge), et non comme homosexuels.

Le destin tragique de l’acteur Robert Hugues-Lambert constitue ici, sans conteste, l’exemple le plus connu, à défaut d’être le mieux documenté. Quelques jours avant la fin du tournage du film Mermoz dont lequel il incarne le célèbre aviateur, Lambert est arrêté le 3 mars 1943 au café « Tout va bien », un bar du 9è arrondissement de Paris fréquenté par des homosexuels, mais aussi par de petits voyous et des apprentis résistants, si on en juge par le profil des autres personnes arrêtées au cours de cette rafle. Les déportés qui l’ont connu à Compiègne racontent que Lambert ne cachait pas son homosexualité. « Il se faisait d’ailleurs appeler « Huguette » par ceux qui le côtoyaient », et certains jours, il se travestissait en compagnie d’autres artistes. La rumeur qui circulait dans le camp voulait qu’il ait été arrêté en raison d’une liaison avec un officier allemand qui aurait mal tourné. Déporté le 16 septembre 1943 à Buchenwald, Lambert trouve la mort en mars 1945 au camp de Flossenbürg.

Heureusement, certains cas sont mieux renseignés grâce notamment aux « archives de Brinon » et aux archives policières, en particulier celles de la Préfecture de Police de Paris. On retrouve là des affaires d’agressions sexuelles, ou considérées comme telles par l’occupant. C’est par exemple le cas pour cet employé de librairie, âgé de 35 ans, qui est mis en état d’arrestation le 19 mars 1943, vers 23h20, par un gardien de la paix dans le 6è arrondissement de Paris alors qu’il est poursuivi par un sous-officier allemand armé d’un pistolet automatique. Ce dernier prétend avoir été victime d’attouchements de la part de l’intéressé alors qu’ils se trouvaient tous les deux dans un urinoir situé à l’angle du Boulevard Raspail et de la rue Notre-Dame-des-Champs. Après avoir passé la nuit au poste, l’homme est remis le lendemain à la Feldgendarmerie, avant de tomber aux mains de la Sipo-SD. Il est déporté de Compiègne le 8 mai 1943  au camp de Sachsenhausen.

D’autres individus sont mêlés à des affaires de mœurs et d’espionnage, comme cet artiste lyrique de 37 ans, « chant[eur] dans les boîtes de nuit de Montmartre (…) où il est représenté comme ayant des mœurs spéciales ». Il est arrêté par la police allemande le 15 novembre 1941 à son domicile, rue Duperré dans le 9è. Le rapport de police conclut à son sujet : « Des renseignements recueillis sur les motifs de son arrestation, il résulte qu’il semble s’agir d’une affaire de mœurs, d’escroquerie et d’espionnage traitée par les autorités allemandes dans laquelle [il] se serait compromis par ses relations et ses mœurs de natures douteuses ». Les services de police français font le lien avec un autre homosexuel qui semble impliqué dans la même affaire. Âgé de 35 ans, celui-ci est vendeur chez « Fashionnable », un tailleur du boulevard Montmartre, lorsqu’il est arrêté par la police allemande le 26 novembre 1941 à son domicile, rue Larmartine dans le 9è. Son arrestation serait consécutive à celle d’un docteur allemand « bien placé à la Gestapo » connu pour « fréquenter assidûment les milieux montmartrois et les individus de mœurs spéciales » et sur lequel la police allemande a trouvé un carnet avec les adresses de ses « amis ». Le rapport précise que les autorités d’occupation se sont saisies de l’affaire et, qu’en raison de sa nature particulière, l’enquête a été interrompue du côté français. Les deux hommes sont finalement déportés à Buchenwald dans un convoi parti de Compiègne le 17 janvier 1944.

Citons, pour finir, le cas de ce danseur de l’opéra de Paris, arrêté le 22 août 1943 par des policiers français aux environs de la Place Blanche, « un pédéraste notoire, fréquentant les bals clandestins » précise la police. Placé à la Maison d’arrêt de Nanterre, il est conduit le 1er septembre à la Brigade Mondaine pour être remis le jour même aux autorités d’occupation. Ce rapide transfert cache sûrement, là encore, la volonté de l’occupant de neutraliser un individu susceptible de nuire par sa conduite à la sécurité du Reich. Il est ainsi déporté le 28 octobre de Compiègne au camp de Buchenwald.

Au total, sur ces huit homosexuels déportés par la Sipo-SD, cinq sont dirigés au camp de Buchenwald et trois au camp de Sachsenhausen à l’intérieur de convois massifs organisés à Compiègne entre janvier 1943 et janvier 1944. Deux trouvent la mort en déportation.

Conclusion pour la France occupée :

Au final, cette nouvelle phase de recherches permet de confirmer que ni Vichy ni les autorités allemandes n’ont cherché à organiser une politique systématique de lutte contre les homosexuels français. Des homosexuels ont certes été inquiétés, mais la répression demeure limitée et ciblée. Pour Vichy, elle s’applique aux homosexuels dont la conduite est jugée dangereuse pour la jeunesse et l’ordre public, alors que l’occupant cherche à punir des actes contre nature commis à l’encontre de ses soldats et à se débarrasser d’individus dont la liaison avec un partenaire allemand pourrait, à terme, constituer une menace pour la sécurité du Reich.

Malgré le dépouillement de dizaines de mètres linéaires d’archives, seul 38 cas relevant d’une répression ont pu être mis au jour au total :

  • 3 internés administratifs sur décision des autorités françaises déportés à la suite de l’évacuation du C.S.S. de Fort-Barraux par les Allemands ;
  • 27 condamnés par la justice militaire allemande au titre du § 175 déportés dont 12 sont déportés dans le système carcéral allemand pour purger leur peine ;
  • 8 déportés par les services de la Sipo-SD dans des convois partis de Compiègne pour des camps de concentration.

Sur ces 38 individus, 23 sont déportés : 12 dans des prisons allemandes outre-Rhin et 11 autres dans des camps de concentration où ils sont tous classés comme détenus politiques à leur arrivée.

Cinq au total trouvent la mort en détention et un avant rapatriement.

Ces nouvelles recherches permettent donc de confirmer la réalité d’une déportation de France occupée pour motif d’homosexualité. Elle ne relève donc pas d’une légende, pour répondre aux déclarations de Christian Vanneste, même si elle n’en demeure pas moins d’un point de vue strictement quantitatif un phénomène plutôt marginal comparativement aux 68 000 déportés de répression et aux 76 000 Juifs déportés de France occupée.

Mais ces hommes ne sont pas les seuls individus originaires de France occupée à avoir été inquiétés en raison de pratiques homosexuelles.

Plus d’une centaine, 110 précisément en l’état des recherches, ont été en effet arrêtés sur le territoire du Reich où ils se trouvaient comme travailleurs, volontaires ou requis du STO, ou comme prisonniers de guerre. Pour l’essentiel, ils ont été repérés dans le fonds des tribunaux allemands conservé à Caen, qui correspond à un mélange de gisements tombés après-guerre aux mains des autorités d’occupation française en Allemagne, en particulier dans la Bade-Wurtemberg. Il compte au total près de 8 600 dossiers judiciaires concernant environ 13 000 Français jugés par des tribunaux allemands en France et surtout sur le territoire du Reich. Malgré la richesse de ce fonds, il ne rend compte par sa nature même que d’une faible part de l’activité judiciaire engagée en Allemagne contre les travailleurs français et ces 110 personnes que nous avons identifiées ne correspondent sûrement qu’à la partie émergée de l’iceberg.

D’une manière générale, les archives qu’il faut mobiliser pour étudier la répression des homosexuels français pendant la Seconde Guerre mondiale souffrent d’une grande dispersion, ce qui constitue une difficulté importante. Les fonds intéressants sont situés en plusieurs lieux, en France comme à l’étranger, et surtout, à l’intérieur d’un même fonds, les cas relevant de l’homosexualité sont peu nombreux et très disséminés. Il faut souvent ouvrir des dizaines de boîtes d’archives, consulter des centaines de fiches ou de dossiers avant de trouver un cas intéressant.

Néanmoins, malgré ces réserves, nous pouvons tenter de donner quelques précisions sur ce groupe de travailleurs français arrêtés au sein du Reich pour motif d’homosexualité.

On compte parmi ce groupe 28 % de prisonniers de guerre, 29 % de requis du STO et 43 % de travailleurs volontaires. Ils sont arrêtés sur une très longue période de juin 1941 à janvier 1945, le plus souvent dans les territoires traversés par le Rhin, à Constance ou Singen notamment. Au moment de leur arrestation, ils sont relativement jeunes puisque les deux tiers ont moins de 30 ans et la moitié moins de 25 ans. Pour les trois quarts, on sait qu’ils ont été jugés par des tribunaux allemands, essentiellement des Amtsgerichte (tribunaux cantonnaux), quelques-uns comparaissant également devant des Landgerichte (tribunal de 1ère Instance) pour les infractions relevant de cas aggravés ou en cas de récidives. 70 % d’entre eux sont condamnés à des peines de prison simple allant de trois semaines à un an et demi ; 30 % à des peines de travaux forcés, plus lourdes, allant de un à cinq ans purgées en forteresse. Tous subissent une détention strictement carcérale, le plus souvent à temps puisque au moins 80 sont libérés au terme de leur peine et replacés au travail. Au total, trois meurent durant leur détention, un autre avant son rapatriement et un dernier au retour en France.

La plupart des dossiers regorgent d’informations extrêmement précises sur les délits commis par ces travailleurs et sur les procédures dont ils font l’objet. Les peines prononcées dépendent des antécédents judiciaires des prévenus, de leur âge, du nombre de partenaires et de l’âge de ces derniers, de la nature des pratiques sexuelles et de leur éventuelle répétition, de l’usage ou non de la force, d’une relation de confiance ou de subordination, d’un possible trouble à l’ordre public lorsque l’acte a lieu devant témoins. Les pratiques homosexuelles entre majeurs consentants ne sont en général pas sanctionnées de lourdes peines. La plupart sont comprises entre trois et douze mois de prison. Les peines les plus lourdes sanctionnent les actes commis avec des mineurs allemands, alsaciens ou mosellans, âgés de moins de 21 ans, relevant donc de l’alinéa a. Les nazis voient en effet en l’homosexuel un Judgendverführer, « un corrupteur de la jeunesse », car s’appuyant sur une théorie psychanalytique, ils considèrent que celui qui est initié à l’homosexualité dès son plus âge devient lui-même, suivant un processus d’imprégnation, un homosexuel.

Peut-on considérer ces travailleurs arrêtés au sein du Reich comme des déportés ? Cette question divise la communauté historienne depuis de nombreuses années. On a tendance à considérer aujourd’hui que les Français arrêtés outre-Rhin ont été victimes d’un internement, puisque se trouvant déjà en Allemagne, ils n’ont pas à proprement parler subit un déplacement forcé vers le système carcéral ou concentrationnaire allemand. Pour autant, s’appuyant sur les dispositions légales définissant depuis 1948 les conditions d’attribution des titres de « déporté politique » et « déporté résistant », l’administration considère comme déportés les travailleurs, non volontaires, détenus en prison ou camp de concentration à la condition qu’ils aient été libérés au terme du conflit ou qu’ils soient décédés durant leur détention. Suivant cette définition légale, une vingtaine pourrait ici prétendre au titre de déporté, à ceci près que pendant longtemps, le motif  d’homosexualité, lorsqu’il était évoqué par des déportés, était assimilé à une infraction de « droit commun » ne pouvant donner lieu à l’attribution d’un titre. Tous ces éléments, pour vous expliquer aussi pourquoi, j’ai choisi d’appréhender cette question sous l’angle global de la répression dont ces hommes ont été victimes, sans m’enfermer dans la question de savoir si celle-ci relève ou non d’une déportation.

Cette approche est encore plus précieuse lorsqu’on aborde la question pour l’Alsace et la Moselle, territoires annexés de fait au Reich en 1940, pour lesquels la notion même de déportation n’a pas réellement de sens. Les recherches récentes menées avec le concours d’historiens spécialistes de ces territoires, en particulier Jean-Luc Schwab (biographe de Rudolf Brazda) pour l’Alsace, ou Cédric Neveu pour la Moselle, viennent confirmer que c’est bien dans cette zone que la répression à l’encontre des homosexuels a été la plus vive. En l’état des recherches, on peut ainsi affirmer qu’environ 350 de ses ressortissants ont été inquiétés en raison de pratiques homosexuelles.

Une importante disparité semble cependant exister entre l’Alsace d’une part, soumise précocement à une vive répression et la Moselle pour laquelle on relève moins d’une vingtaine de cas. Il faut rappeler qu’après l’annexion ces territoires ne sont pas placés sous la même administration civile puisque le Haut et le Bas-Rhin sont rattachés au Pays de Bade pour former le Gau Oberrhein, et la Moselle à la Sarre pour constituer le Gau Westmark. Il semble que les deux Gauleiter, Robert Wagner pour l’Alsace et Josef Bürckel pour la Moselle n’ont pas poursuivi les mêmes cibles, le second cherchant avant tout à se débarrasser des criminels récidivistes, des tsiganes et des travailleurs « paresseux ». Il convient cependant de rester prudents car ce fort écart entre les deux territoires pourrait aussi reposer sur l’état des archives et de la recherche pour la Moselle. Par exemple, si on dispose de chiffres globaux pour les expulsions depuis ce territoire, les archives ne permettent pas d’établir des statistiques précises selon les catégories visées. Par ailleurs, pour les procédures judiciaires, les archives des Amtsgerichte et Landgerichte de Moselle (plusieurs centaines de cartons) n’ont pas fait pour l’heure l’objet d’un examen systématique qui pourrait, à l’avenir, révéler de nouveaux cas.

La grande variété des mesures prises contre les homosexuels de ces territoires constitue le second élément à souligner. Elles évoluent en effet au fur et à mesure de leur mise au pas, et chaque nouveau processus ne remplace pas forcément un plus ancien, ce qui rend les choses particulièrement complexes : détention de sûreté et expulsions vers la France dès l’été 1940, détention de rééducation à partir de 1941, détention judiciaire après l’introduction définitif du droit allemand (fin 1941-début 1942), ou encore réclusion préventive pour les détenus ayant purgé leur peine mais considérés comme trop dangereux pour être libérés, pour ne citer que les formes les plus fréquentes. Il n’est pas forcément aisé de fournir ici un bilan chiffré, notamment parce qu’un même individu peut être visé par plusieurs processus répressifs successifs. Ces précautions prises, si l’on veut se risquer à un bilan, disons que :

– environ 100 personnes ont été expulsées vers la France non occupée ;

– environ 130 sont victimes d’une détention policière, d’un internement de sûreté ou de rééducation, de quelques jours à quelques mois ;

– environ 120 font l’objet d’une condamnation pénale au titre du § 175 (deux tiers sont condamnés à des peines de prison simple allant de un mois à quatre ans, un tiers à des peines de travaux forcés allant de un à cinq années).

Le camp de Schirmeck occupe un rôle important dans la répression des homosexuels de zone annexée puisque environ 110 y sont internés au total. Mais la finalité répressive du camp évolue avec le temps. Il sert d’abord de camp de sûreté et de centre de rétention pour une partie des individus expulsés vers la « France de l’Intérieur », puis devient lieu de rééducation – Pierre Seel y est interné dans ce cadre –, avant de recevoir les individus placés en réclusion préventive à l’expiration de leur peine. Le camp de concentration voisin de Natzweiler joue un rôle moindre puisque sur les 312 détenus en lien avec un motif d’homosexualité, seulement 14 sont originaires de zone annexée, 12 d’Alsace et deux de Moselle, la plupart à la suite d’une mesure de réclusion préventive. Précisons, qu’à priori neuf y portent un triangle rose, les autres, internés pour des motifs mixtes, étant marqués du triangle vert des « droit commun », du noir des asociaux, ou du rouge réservé aux politiques. Enfin, 3 Alsaciens sont transférés au camp de Dachau à l’issue de la peine qu’ils purgeaient dans des prisons en Allemagne.

Sur ces quelque 350 ressortissants d’Alsace et de Moselle, un tiers environ justifie d’un internement d’une durée supérieure à trois mois dans une prison, une forteresse ou un camp situés en zone annexée ou sur le territoire du Reich, ce qui correspond au critère administratif pour l’attribution d’un titre de déporté. Parmi eux, au moins 12 trouvent la mort en détention : huit au sein du système concentrationnaire nazi, deux à Schirmeck, un à la prison d’Ensisheim, et un dernier à l’hôpital psychiatrique Stephansfeld à Brumath ; un autre meurt après sa libération mais avant son rapatriement en France.

BILAN

Cette nouvelle phase de recherches vient donc confirmer la réalité d’une répression d’homosexuels français pendant la Seconde Guerre mondiale. Même si ces travaux doivent encore être poursuivis, en particulier pour la Moselle et pour les travailleurs arrêtés au sein du Reich, ils permettent déjà d’avancer qu’environ 500 ressortissants français ont été inquiétés, selon des formes très diverses, en raison de pratiques de nature homosexuelle :

– 150 relèvent de la France occupée, 40 étant inquiétés en zone occupée même et 110 sur le territoire du Reich où ils se trouvaient comme prisonniers de guerre ou travailleurs civils ;

– 350 relèvent des territoires annexés, surtout de l’Alsace.

D’un point de vue légal, 150 environ pourraient prétendre à un titre de déporté.

28 sont internés dans un camp de concentration, mais 9 seulement portent le triangle rose.

24, enfin, trouvent la mort durant ou à la suite de leur détention.