Jeunes des banlieues, violences et désirs

Jeunes des banlieues, violences et désirs – Adil JAZOULI 4 mars 1992

Conférence-débat du 4 mars 1992
Auditorium du Musée d’Histoire (Marseille)
Adil JAZOULI, sociologue
Association Mémoire des Sexualités
Transcription : Anne Guérin – mise en page : Pascal Janvier

Le domaine de la sexualité des jeunes en banlieue est relativement peu connu. J’ai quelques expériences et d’autres questions qui, elles, tombent, en
quelque sorte dans le domaine public : le travail, l’habitat, les problèmes sociaux. Ce sont des domaines cohérents et assez faciles à aborder en termes
intellectuels, même si ce n’est pas évident de trouver des solutions pratiques aux problèmes posés. Mais quand les problèmes se posent en termes privés
(le rapport au désir, à la violence, au sexe) c’est encore moins évident. Dans notre société on parle de la sexualité et des problèmes affectifs à titre
individuel, intimiste, ou d’une manière démonstrative, à la télévision par exemple. Les modèles ainsi proposés ne sont pas utiles aux chercheurs. Dans
les banlieues on rencontre, par rapport à cette question, une immense pudeur, notamment de la part des jeunes filles. Non seulement parce qu’on craint
d’en parler, mais parce qu’on ne sait pas comment en parler. Il n’y a pas de mots pour le dire. On n’a pas à faire à des gens qui peuvent parler librement
de leurs rapports sexuels et affectifs, comme le feraient sans doute des personnes issues des classes moyennes, ayant acquis une certaine culture
générale, psychologique et autre, qui leur permet de rationaliser leur comportement, d’en parler, de le dire, de verbaliser.
En banlieue, on a affaire à des jeunes qui parlent du sexe d’une manière très spontanée, parfois très vulgaire, pas forcément acceptable
pour ceux qui ne cherchent pas la vérité au delà des mots. Enfin, nous avons affaire à un monde multi-ethnique, multiracial,
multiculturel, où les références sexuelles sont forcément différentes selon les traditions familiales, culturelles. Même si elles sont
relativement atténuées par la culture dominante, elles sont toujours présentes, notamment chez les jeunes. Et je parlerai ici
notamment des jeunes filles d’origine maghrébine. C’est un sujet tabou sans l’être. Ce n’est pas qu’on ne veuille pas en parler, c’est
qu’il n’y a guère de recherches là-dessus. Depuis que Christian m’a sollicité pour en parler, il y a six mois, j’ai répondu que je n’avais
rien à dire sur la question, que je ne savais pas quoi dire. Bien sûr, nous avons abordé le sujet dans les interviews – j’en ai fait quelques
centaines – mais heureusement ou malheureusement ce sujet n’a jamais intégré ma logique de recherche. Un chercheur digne de ce
nom ne retient que dix des entretiens réalisés. Le reste tombe dans l’oubli : ce sont toutes les choses qui relèvent de la sphère
personnelle, individuelle, de l’affectif. Mon équipe de Banlieuscopies s’est mise à travailler sur cette question parce que, Christian, tu
nous as branché là-dessus. Et je t’en remercie. Les chercheurs avec qui je travaille m’ont dit: « tu nous envoies au casse-pipe : jamais
nous n’aurons de réponses à ce genre de questions ».
Or, à notre grande surprise, depuis des mois que nous travaillons sur cette question (entre autres, car nous n’avons pas que cela à faire),
les gens parlent. Ils parlent beaucoup. Nous n’arrivons pas à suivre le rythme. Nous avons enregistré sur cassettes beaucoup plus que
nous n’avons pu transcrire. Entre Lille, la région parisienne, Lyon et Marseille, nous avons récolté 300 heures d’enregistrement en deux
mois. Et on est loin du compte. On n’a pas fini.
Je voudrais donc vous faire part de quelques éléments dont je vous dis franchement qu’ils sont superficiels et demandent confirmation, mais qui me
semblent malgré tout essentiels. A savoir que notre question, au départ, était la suivante : comment peut-on être ou ne pas être amoureux en banlieue
quand on a vingt ans aujourd’hui ? Question apparemment simple, mais la réponse ne l’est pas. Les réponses sont dans l’ensemble plutôt désespérées :
on n’arrive plus à être amoureux en banlieue aujourd’hui. Ou bien si on y arrive, c’est de manière relativement mythique, symbolique. Il y a un problème
des relations amoureuses en banlieue, et il est très sérieux. Pourquoi cette difficulté à être amoureux ? Il y a bien sûr un climat général, sociétal, qui
ENTRE VIOLENCES et DESIRS
Le MALHEUR AMOUREUX Jeunes des banlieues, violences et désirs – Adil JAZOULI 4 mars 1992
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fait qu’on a du mal à s’engager affectivement, à dire « je t’aime » à quelqu’un. Cela découle des années 60. Mais aussi les jeunes ont un mal immense à se
projeter dans une relation duelle. A avoir un rapport de l’un à l’autre, de soi au différent, à l’inverse. Ces jeunes ont beaucoup de mal à stabiliser leur
comportement affectif. Cela n’a rien à voir avec la libéralisation des rapports sexuels. Ce problème, nous le situons ailleurs, dans l’affectif. Des travaux,
publiés il y a vingt ans, sur Sarcelles, indiquent qu’il existait des relations amoureuses classiques, traditionnelles, du monde ouvrier et prolétaire.
Aujourd’hui ce monde, son mode de fonctionnement s’est défait, et par conséquent les rapports amoureux également. On a donc de plus en plus de mal
à stabiliser un rapport amoureux dans un rapport social qui est lui-même défait. Premier constat, et de première analyse, qui reste donc à confirmer, c’est
l’existence d’un malheur amoureux en banlieue.
Ensuite, nous nous sommes posés une seconde question : quel lien y a-t-il entre la violence (individuelle et collective) des jeunes et le
problème amoureux en banlieue ? Y a-t-il un lien entre violence et déficit amoureux ? Effectivement, oui, parmi les jeunes émeutiers de
Mantes-la-Jolie, de Sartrouville, avec qui nous avons beaucoup travaillé. Nous avons essayé de voir avec eux s’il y avait, au-delà des
principales préoccupations collectives qu’ils expriment, des trous dans leur vie personnelle, des carences affectives. Or, il y a une
relation, relativement et même très fortement, majoritaire, dominante, entre un désert affectif et amoureux, d’une part, et de l’autre, la
tentation de la violence collective. C’est frappant. Le désert amoureux correspond à une logique de violence, de nihilisme, de désespoir
collectif.
Puis, finalement nous nous sommes interrogés sur où en sont les rapports entre filles et garçons dans les banlieues et notamment chez
les populations d’origine maghrébine ? Au départ, quelques constats démographiques s’imposent. On sait aujourd’hui qu’un tiers des
mariages des filles d’origine maghrébine se font avec des jeunes issus d’autres milieux, d’autres origines. Ce qui n’était pas vrai il y a
dix ans, et qui n’est pas vrai des jeunes filles d’origine portugaise, par exemple. On peut se demander pourquoi. On touche là à
quelque chose comme une promotion, une réussite sociale des filles qui rendent très malheureux les garçons d’origine maghrébine.
On peut l’observer à Marseille, Paris et Lyon comme à Lille, en Lorraine, et peut-être aussi en Bretagne et dans les Pays de Loire, où
nous sommes en train de travailler.
Les jeunes filles d’origine maghrébine accèdent de plus en plus à des formations universitaires et à des emplois qualifiés, à des parcours de vie qui sont
plus valorisants que ceux des garçons habitant dans les mêmes cités et issus du même milieu. On a là un décalage de mode de vie, de prétentions, de
projections personnelles, qui fait que les jeunes filles aspirent à rencontrer des conjoints (ou concubins, ou copains) qui appartiennent à peu près à leur
milieu et à leur parcours culturels, intellectuels, professionnels, et non à leur milieu ethnique. Elles ne trouvent pas dans leurs cités des garçons de ce
niveau-là. Mais elles en trouvent à l’université, sur leur lieu de formation ou de travail. Par la force des choses.
Or les garçons d’origine maghrébine ne sont pas hyper représentés dans ces milieux. Il y a donc du malheur amoureux chez les garçons des banlieues.
Beaucoup de jeunes filles d’origine maghrébine de 20 à 22 ans vont à la fac, habitent chez leurs parents où elles ne rentrent que le soir, d’où elles partent
très tôt le matin. Résidentes de la cité, elles sont déjà ailleurs physiquement et mentalement. Les garçons qui « galèrent » dans la cité ne peuvent pas, ne
peuvent plus, dire leur amour à ces jeunes filles, et pourtant ils aiment bien être amoureux. On a eu de très nombreux témoignages de cas dramatiques
de ce genre. Les garçons nous ont dit leur amour pour certaines jeunes filles qui sont déjà loin, parce qu’elles sont psychologiquement et socialement en
cours d’ascension, alors qu’eux sont en état de stagnation. On a l’impression, du moins dans la région parisienne, que les rapports filles/garçons sont
extrêmement tendus. On assiste à de très grandes violences. Les rapports ne sont pas ce qu’ils seraient dans des milieux aisés. Ils sont plutôt macho, très
violents. On a là-dessus des témoignages de jeunes filles qui sont absolument abominables ; on a des témoignages de garçons qui parlent des filles
comme des objets, sinon pire.
Nous avons entendu des choses qui nous ont complètement bouleversé, nulle avancée, nulle évolution, ici, des rapports filles/garçons. Il y aurait plutôt
une régression tout à fait évidente depuis 10 ou 15 ans. Et les travailleurs sociaux, ainsi que les autres intervenants sociaux, se cachent cette vérité. Je
vous en parle ici d’une manière paisible, mais je dois dire que nous, chercheurs, nous sommes paniqués. Très souvent les travailleurs sociaux n’en
savent rien parce qu’ils ne veulent pas voir ce qui se passe. Or c’est grave, c’est
ASCENSION des FILLES, STAGNATION des GARCONS Jeunes des banlieues, violences et désirs – Adil JAZOULI 4 mars 1992
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même dramatique. Il y a un retour du machisme, non, de pire que cela. Lorsque nous posons des questions sur les viols collectifs qui se produisent dans
certaines banlieues, on nous répond en termes de techniques de viol, mais pas sur le viol lui-même. Lorsque certains jeunes se font arrêter pour des viols
collectifs, on interroge leurs petits camarades et l’on découvre qu’ils sont scandalisés que l’on arrête leurs copains pour des viols collectifs. Et le pire, c’est
que les filles elles-mêmes ne sont pas toujours choquées par ces viols. Il y a là quelque chose qui nous inquiète beaucoup, qui relève d’un passéisme
absolument fou, et sur lequel les intervenants sociaux ont rarement prise, parce qu’on n’en parle pas beaucoup, pas assez, pas souvent. On est dans une
situation où les comportements individuels ne sont plus raisonnés, ni traduits en termes intellectuels, culturels ou collectifs. C’est chacun pour soi, et on
dit que si une fille est violée, c’est qu’elle l’a bien cherché. Point à la ligne. On observe cela chez des jeunes de 15 ans, de 16 ans.
Dernière tendance générale observée, à confirmer : il se fait un silence mortel sur le problème des rapports sexuels entre filles et
garçons. Notamment chez les jeunes filles d’origine maghrébine. Tout le monde sait que les jeunes des banlieues font l’amour. Mais
personne ne dit comment. II faut donc chercher, interroger. Tout le monde dit que les filles sont vierges jusqu’à leur mariage. Vierges,
mais comment ? On s’aperçoit que la sodomie est pratiquée de manière absolument générale, mais non dite. Les garçons estiment que
ces filles sont des filles « bien », qu’elles ne sont pas des « salopes » : il n’y a pas dégradation de la fille dès lors qu’elle n’a pas eu de
rapports sexuels « normaux » entre guillemets. Il y a donc là une hypocrisie monumentale qui s’installe. Nous avons découvert à ce sujet
des choses abominables, mais tout à fait courantes. Garçons et filles ont du mal à parler normalement et naturellement de ces choses
qui font partie de leur vie quotidienne. Donc, contrairement à ce qu’on pense, il n’y a pas de misère sexuelle en banlieue : les jeunes
d’aujourd’hui y ont davantage de rapports sexuels qu’il y a quinze ou vingt ans. Par contre je pense qu’il y a une immense misère
affective, un certain dépit amoureux de part et d’autre, une distance qui se crée entre filles et garçons. Qu’il y a aussi de la part des
parents une incompréhension totale de ce qui se passe. Nous avons découvert des caves où les rapports sexuels se déroulent
quotidiennement, des caves qui marchent très, très bien, et sur lesquelles tout le monde ferme les yeux. Alors que tout le monde sait
que ça marche, que çafonctionne. Il y a là quelque chose qui est de l’ordre de la connaissance – qui nous intéresse – mais qui peut aussi
dériver vers des comportements beaucoup plus marginaux que ceux que l’on observe aujourd’hui. Je ne veux pas brosser un tableau
dramatique, loin de là. Je pense simplement que ces jeunes de banlieues vivent des situations affectives qui ne sont pas très brillantes,
qu’ils ont du mal à entrer dans des rapports amoureux beaucoup plus classiques, avec un engagement individuel, dans un rapport
personnel avec quelqu’un d’autre. L’air du temps n’est plus le même qu’il y a dix, quinze, vingt ans. Mais je crois aussi que ce sont des
situations propices àl’instauration de comportements plus marginaux, notamment la prostitution plus ou moins organisée.
Justement les logiques de prévention du sida ont beaucoup de mal à prendre parce que les structures qui sont chargées d’en parler parlent un langage
médicalisé, froid, et lorsqu’on interroge des jeunes pour savoir s’ils se protègent, ils répondent, d’une manière générale, non. Donc ils ne se protègent
pas, ou très peu. Par méconnaissance, ou par refus d’un discours officiel, médicalisé, trop froid. Il y aurait un autre débat à faire là-dessus : comment
aborder la prévention du sida d’une manière beaucoup plus humaine, affective, tendre, proche des gens ? Aujourd’hui on s’aperçoit que ces jeunes de 15
à 25 ans avec qui nous travaillons, ont du mal à se projeter dans des rapports affectifs et que pour eux les rapports sexuels sont strictement utilitaires,
instrumentaux. Pour quelqu’un qui a vécu autre chose que ça, c’est terrifiant. Certes, nous sommes là pour observer ce qui se passe en chercheurs
relativement « froids ». Cependant nous sommes complètement affolés par nos observations. Donc, à partir de cette question si banale que tu nous as
posée, Christian, il y a trois mois, nous sommes en train de découvrir beaucoup de choses, alors que notre mission, à Banlieuscopies, est tout autre : nous
travaillons sur la politique publique dans les banlieues. Vous imaginez quel décalage il y a entre l’objet de notre mission et les rapports affectifs dans les
banlieues !
UN SILENCE MORTEL
UN LANGAGE FROID Jeunes des banlieues, violences et désirs – Adil JAZOULI 4 mars 1992
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Christian de LEUSSE : Je n’imaginais pas que tu aies autant travaillé sur ce problème depuis que nous en avions parlé, ni que nous arriverions à un
exposé aussi proche des préoccupations qui sont les nôtres dans le cadre de Mémoire des Sexualités. Cette analyse générale a-t-elle un sens par rapport à
Marseille ? Ils aiment à se croire différents des autres ! Je poserai une autre question sur les énormes ravages que font auprès des jeunes, le chômage et
la « galère ». J’ai l’impression qu’on va arriver dans ce domaine à une déconnection totale entre les discours officiels (très marqués par les partis politiques,
les églises, les choses qu’il faut dire ou pas, les journaux, l’opposition….)… et un autre discours, celui des jeunes, qui au fond n’est peut-être pas un
discours mais un non-dit. Le discours dominant, celui des institutions, des gens qui ont les moyens de s’exprimer, reste très prudent, alors que l’autre
discours n’est jamais prononcé.
Adil JAZOULI : Même par rapport à des politiques
publiques, à tout ce qui est mis en place dans les
quartiers
populaire, il y a toujours un décalage entre ce qui est dit par les institutions et ce qui se pratique sur le terrain, ce qui est fait et ressenti
par les gens. Nous faisons avec les habitants un travail énorme, à Marseille ou ailleurs, et de manière très discrète, car nous voulons
faire le travail avant de nous faire connaître. Il en est de même pour les rapports affectifs et sexuels : il y a un énorme décalage entre ce
qui en est dit officiellement, dans des campagnes officielles et les pratiques officielles, d’une part et, de l’autre, la pratique, le ressenti
des gens. Lorsqu’on installe, par exemple, un DSQ dans un quartier, comment le font les officiels ? Et comment les populations locales
le ressentent-elles, les perçoivent-elles et se l’approprient-elles ?
On peut se poser la même question à propos des campagnes officielles de lutte contre le sida ou contre la drogue. Comment les
reçoivent ceux qui sont concernés ? On retrouve là le même problème de distance… Nous restons chaque fois un an dans le quartier où
nous travaillons. Nous créons ce qu’on appelle des groupes témoins dans les quartiers. Dans chaque quartier nous organisons trois
groupes témoins de quinze à vingt personnes, jeunes et moins jeunes, immigrés ou non, travailleurs ou chômeurs, stagiaires,
étudiants, lycéens. Nous voulons savoir ce qui se passe. Or, nous découvrons que la manière dont les gens parlent de ce qu’ils vivent
n’est jamais traduite d’une manière politique ou institutionnelle. A partir de là, on pourrait extrapoler en disant que s’il y a aujourd’hui,
entre autres, abstention politique et sociale dans ces quartiers-là, ce n’est pas un hasard ; c’est parce qu’il y a un tel décalage entre les
discours et les pratiques politico-administratives et institutionnelles, d’une part, et d’autre part le vécu personnel et quotidien des gens,
que la reconnaissance de ce qui est dit n’existe plus.
Ce serait pousser très loin l’analyse. Nous n’irons pas jusque là. A notre petit niveau, sur les dix villes où nous travaillons (mais nous travaillerons sur
cinquante villes pendant trois ans), nous observons seulement qu’il y a une distance énorme entre ce qui est dit et ressenti, et ce qui est traduit
politiquement. Nous n’émettons pas de jugements moraux ou politiques, et nous travaillons dans des villes très diverses au plan de l’étiquette politique.
Mais enfin, c’est tout de même inquiétant, ce décalage entre le domaine privé et le domaine public, pour nous qui sommes aussi des travailleurs –
citoyens : à ce titre ne sommes pas tout à fait indifférents à ce qui se passe. Toutefois les problèmes sexuels ne sont plus tout à fait des problèmes privés,
puisqu’ils appartiennent au domaine public dès que se pose la question du sida, entre autres. Comment introduire du public dans du privé et vice-versa?
C’est très difficile, surtout lorsqu’on a à faire faire à des gens qui ont du mal à exprimer autre chose que ce qu’ils ressentent sur le moment, le moment
précis de l’urgence. Cela nous pose des questions centrales auxquelles nous n’avons pas de réponse, mais nous essayons d’en trouver. Comment rendre
compte de la parole d’habitants, de citoyens, de gens qui vivent des situations dramatiques ? Comment introduire leur parole dans le discours et dans la
pratique publique ? C’est très difficile aussi parce que la frontière n’est jamais nette entre le privé et le public.
Question : Je n’ai pas entendu une seule fois le mot « religion ». J’ai fait mes recherches en sociologie, visité les milieux islamistes, intégristes. J’y ai
rencontré des jeunes et des moins jeunes qui vivaient parfaitement leur sexualité, leurs rapports amoureux. Je voudrais donc quelques explications de ce
côté-là.
Des QUESTIONS ……………..
DISCOURS PUBLIC, VECU PRIVEJeunes des banlieues, violences et désirs – Adil JAZOULI 4 mars 1992
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Adil JAZOULI : Pas pour l’instant.
Question : Je suis travailleur social dans les quartiers Nord de Marseille depuis des années. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir s’il y a une spécificité de
chaque banlieue. Ici, le mot beur ne peut pas s’appliquer aux jeunes des quartiers Nord. Y a-t-il une différence entre les banlieues, est- elle mesurable ou
vérifiable ?
Adil JAZOULI : En région parisienne, il existe des cités, des quartiers assez fortement hétérogènes. On n’y trouve pas, comme à
Marseille, des quartiers relativement homogènes, essentiellement maghrébins-gitans. La région parisienne comporte des banlieues où
se concentrent 70 % de la population portugaise, noire et antillaise de France. Donc ce sont des populations d’origine maghrébine,
antillaises, africaines et portugaises qui se retrouvent dans les mêmes cités. Ce qui peut créer parfois des relations (notamment entre
jeunes, et notamment dans le domaine affectif et sexuel) très différentes de celles de Marseille.
En région parisienne, on a donc des quartiers moins marqués culturellement et ethniquement que certains quartiers de Marseille. Cela
dit, je ne pense pas que cela soit un problème central. Nous n’en savons pas grand-chose pour le moment. Par contre, nous pouvons
parler de la violence entre jeunes d’origines ethniques différentes, des bandes que forment ces jeunes et qui sont un peu particulières
en région parisienne et aussi en région lyonnaise. Mais sur ces points je n’ai pas assez d’éléments pour vous donner des réponses
satisfaisantes. Cela dit, on s’aperçoit, en consultant les statistiques de l’INSEE et surtout de l’INED sur le comportement nuptial, que les
mariages entre jeunes filles maghrébines et jeunes hommes non maghrébins sont deux fois plus nombreux Ile-de-France qu’ailleurs.
C’est une indication. On sait aussi que beaucoup de « bastons » entre bandes d’adolescents, à Argenteuil, Mantes-la-jolie, les Mureaux,
ont pour origines des histoires de filles : drague d’une jeune Maghrébine par un Noir, appropriation d’une jeune Portugaise par un
jeune Maghrébin…. Ça, on le sait, mais pour l’instant je me refuse à le quantifier. De nombreux actes de violence collective proviennent
de problèmes de relations sexuelles ou affectives, ou de couples plus ou moins légitimes.
Sur la question religieuse, je ne pense pas, pour l’instant, que par rapport
aux comportements affectifs et sexuels, la religion (notamment la religion
musulmane) ait énormément de choses à dire, contrairement à ce qu’on pense généralement. Si on veut aller au fond des choses, au lieu de s’en tenir
aux apparences, on s’aperçoit que beaucoup de choses relèvent de comportements familiaux, traditionnels, d’une culture familiale, qui n’ont strictement
rien à voir avec l’islam. J’ai appris, dans des familles que je côtoie depuis des années, des choses qui ont été présentées aux enfants comme des
préceptes de l’islam, et qui n’ont strictement rien à voir avec l’islam, qui relèvent davantage de ce que dans toutes les cultures on appelle des interdits.
Ceux-ci peuvent en effet prendre prétexte d’une religion, d’une tradition, d’une culture, et peuvent permettre à une famille ou un groupe social, de
maintenir un contrôle social sur sa progéniture, notamment sur les filles. La question de la virginité est toute à fait centrale pour ce qui est des jeunes
filles maghrébines. A ce qu’il paraît, c’est religieux. Mais cherchez n’importe où dans le Coran (que j’ai lu trois fois, dans le texte, en arabe) et dans
n’importe quelle tradition prophétique, vous ne trouverez nulle part écrit que la jeune femme doit être vierge jusqu’au mariage. Aucun texte ne dit que
les garçons doivent être circoncis. Ce sont là des traditions sémites qui perdurent sous couvert de l’islam, et qui relèvent d’une manière de protéger sa
tribu, sa communauté. Sous le couvert de l’islam, on fait dire beaucoup de choses. Dans les familles musulmanes les filles sont effectivement élevées
dans une tradition où la virginité des filles est centrale. Même si ces jeunes filles ont accès à des formes de sociabilité autres que celle de leur milieu
familial.
ISLAM et CONTROLE SOCIALJeunes des banlieues, violences et désirs – Adil JAZOULI 4 mars 1992
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Donc il ne faut pas trop investir dans la religion ; il vaut mieux parler de tradition familiale et de contrôle social, culturel, communautaire, que de religion.
Il existe un contrôle social et culturel très fort même dans les familles qui ne sont pas croyantes ou pratiquantes. Méfions-nous donc de l’apparence
religieuse des choses. Même si les parents évoquent la religion pour pouvoir mieux passer auprès de leurs enfants, ou parce qu’ils n’ont pas d’arguments
autres que la religion pour tenter d’imposer leurs règles. S’ils racontent que « Dieu l’a dit », qui va les contredire ? Mais ils ne lisent pas l’arabe, ils ne
connaissent pas le Coran.
Question : Pourriez-vous nous expliquer l’apparente contradiction entre le blocage, le goût du secret, l’immense pudeur de tous ces jeunes, et d’autre
part la logorrhée qui vous amène à récolter 300 heures de bandes ? Ou est-ce que l’un alterne avec l’autre ? S’agit-il de groupes différents ?
Adil JAZOULI : On ne peut pas parler de ces questions d’emblée. Nous travaillons sur le terrain depuis cinq mois, mais nous discutons d’autres
problèmes : action collective, rapports avec la municipalité, mission locale… Quand nous avons décidé collectivement de parler des rapports affectifs et
sexuels, les chercheurs avec qui je travaille sont allés chercher les jeunes qui leur semblaient les plus disposés à en parler. Ce n’était pas évident. Certains
qui paraissaient disposés – et notamment des jeunes filles – n’ont pas parlé finalement. Il se trouve que la plupart des chercheurs de mon équipe sont des
filles, et elles ont parlé avec des filles, car ce sont elles qui parlent le plus. (Je ne sais pas pourquoi pour l’instant).
Ce que j’ai lu et entendu jusqu’à présent (y compris des vulgarités multiples et variées) laisse penser que ces jeunes ont l’impression
de parler à des gens qui n’ont pas de rapport médical ou institutionnel ou thérapeutique avec eux. Ils n’ont pas l’impression que nous
les prenons pour des anormaux à qui on pose des questions bizarres. Nous leur posons ces questions parmi d’autres. Mais par hasard
ces questions-là les ont passionnés, et ils en ont parlé beaucoup. Pourquoi, à un moment donné, lorsqu’on pousse le bouton, ces
jeunes parlent-ils ? Et parlent si facilement, notamment les jeunes filles ? Comment expliquer qu’en peu de temps nous ayons pu
récolter des choses qu’aucun autre chercheur, ou travailleur social, n’a jamais récolté ?
Sans doute parce que nous sommes totalement neutres à l’égard de ces jeunes, absolument anonymes. Parce que nous ne sommes
absolument pas là pour les médicaliser, ni pour instaurer des systèmes institutionnels pour traiter la question dont ils nous parlent.
Parce que cette question nous intéresse gratuitement, pour la science. Pour la connaissance. Pour nous et pour eux. Un point c’est tout.
Le fait qu’il s’agisse d’un acte gratuit y est pour beaucoup. Dès lors, nous sommes des gens à qui ils peuvent parler. Nous autres, nous
avons des instances à qui nous pouvons parler. Eux n’ont pas ces réseaux amicaux qui seraient assez ouverts pour les écouter, ils n’ont
pas accès à des structures « thérapeutiques » qui médicaliseraient leur parole, qui la récupéreraient pour l’intégrer dans une logique de
traitement social. Nous ne nous situons pas à ce niveau-là, nous en sommes très loin. Nous sommes là dans une logique d’écoute.
Point, à la ligne. Et si cela leur fait du bien de parler avec nous, c’est largement suffisant pour nous, et, je pense, pour eux aussi. Ce
n’est pas un hasard si ceux qui nous ont déjà parlé, nous reparlent. Nos 3OO heures d’interviews se sont déroulées avec 40 personnes :
les mêmes, mais qui parlent beaucoup. Non que nous soyons les meilleurs. Loin de là. C’est un problème d’espace de parole, à un
moment donné. Nous n’étions pas là pour apporter des réponses. Nous écoutions. La plupart des chercheurs qui travaillent avec moi
sont des filles, d’une moyenne d’âge de 30 ans : elles étaient considérées un peu comme des grandes sœurs à qui on peut dire des
choses parce qu’on a 16 ans.
Question : Vous n’êtes ni des travailleurs sociaux, ni des travailleurs médicaux qui ont un projet en tête, vous écoutez sans juger, vous avez donc créé
un espace de parole et c’est très difficile. Nous n’avons pas de structure pour cela. Pour moi qui travaille également dans les quartiers Nord, c’est
justement cet espace qui manque beaucoup, un espace qui ne relèverait d’aucun projet de transformation, d’amélioration, de… rendement, si je puis
dire.Jeunes des banlieues, violences et désirs – Adil JAZOULI 4 mars 1992
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Adil JAZOULI : Tout à fait. Mais je ne suis pas sûr qu’un tel espace doive être physique, en dur. C’est plutôt un espace social, où l’on viendrait pour
parler. Nous avons réalisé nos interviews dans les bistros, dans les centres sociaux, chez les gens, un peu partout. Il s’agit d’écouter les gens là où ils sont,
et pas forcément en tel ou tel lieu. Nous avons un mandat très difficile, qui nous est confié par quatre institutions – les ministères de la Ville, des Affaires
sociales, du Travail et la Caisse des dépôts. Nous disons à tout le monde par qui nous sommes mandatés au niveau national. Personne n’est dupe car
nous nous expliquons largement là-dessus. En même temps, nous ne sommes pas là pour aller dire au ministre de la Ville « écoutez, il y an une histoire
de cul qui se passe à Marseille… » J’ai pu imposer à mes partenaires financiers et institutionnels à la fois une réponse à leurs préoccupations
institutionnelles, et d’autres recherches qui relèvent uniquement de celle que j’essaie de développer, et qui n’ont rien à voir avec leurs principales
préoccupations institutionnelles et politiques…..
Je pense qu’on peut arriver à faire de la recherche dans ce pays en répondant à des préoccupations ministérielles tout à fait légitimes,
tout en faisant autre chose en même temps, en profitant de l’occasion. Ces jeunes ont compris qu’on peut aussi être un simple
moment de parole qu’ils peuvent saisir à un moment donné. Les interviews ont lieu dans des lieux tantôt publics, tantôt privés, peu
importe, y compris dans leur chambre, si tant est qu’ils en aient une. Ou en bas de la tour. Ou dans un centre social sympathique qui
ouvre une salle pour ces entretiens. Pendant tout le mois de Ramadan nous allons avoir des dizaines d’interviews parce que nous avons
pris des rendez-vous le soir, très tard, parce que nous ne travaillons pas avec les jeunes dans la journée (nous rencontrons alors les flics,
les travailleurs sociaux, les institutionnels) mais le soir, entre 17 heures et 21 heures ou 22 heures. Pendant le Ramadan nous allons
travailler jusqu’à 23 heures, 24 heures : c’est le moment où l’on voit des gens ordinaires qui ont un rythme de vie autre que celui des
institutionnels. Pour revenir à votre question, un espace social est un lieu qui doit être créé par un interlocuteur, mais ce peut être
n’importe où. On essaie de réinventer ce que faisaient les éducateurs de prévention il y a vingt ans. On n’a pas inventé l’eau chaude,
vous savez ! Aujourd’hui il y a un drame dans ces banlieues, c’est que plus personne ne s’occupe des 12/19 ans. On s’occupe de la
petite enfance, tout le monde le fait, les préscolaires, il y en a plein. Mais les adolescents ne sont pas assez pris en charge, pas assez
écoutés, et ça, c’est dramatique.
Question : Vous permettrez à une arrière grand’mère de vous faire quatre remarques :
• Je suis très irritée lorsque j’entends ce terme globalisant :  » les quartiers Nord de Marseille ». Certains de ces quartiers ont leur spécificité propre. Les uns
appartiennent à l’ancien Marseille autour duquel se sont groupées des ethnies différentes ; puis on a fait ces monstrueuses cités en dehors des centres
existants, elles posent d’autres problèmes. Le centre et les quartiers Nord n’ont rien de commun.
• Ce passage d’un état social à un autre, que vous attribuez aux jeunes filles d’origine maghrébine, je pense que les filles en général le font plus
facilement que les garçons, peut-être par le biais de la scolarité, l’acquisition de bagages culturels, par le comportement physique, je veux dire
l’apparence.
• Vous dites que le machisme s’accorde assez souvent avec les viols collectifs. Il me semble que c’est parce que les garçons vivent en groupes, et que les
groupes disent et font des choses que l’on ne ferait pas individuellement, à cause peut-être de la démultiplication de la parole qui ne se produit qu’au
sein d’un groupe. Il y a peut-être dans l’idée de groupe l’exacerbation de certaines formules qui sont des formules dites mais ne correspondent pas à
des sentiments personnels.
• Les concepteurs des spots publicitaires concernant le sida sont-ils des publicistes ou des sociologues ? Il faudrait présenter le préservatif comme un
instrument de contraception et pas seulement par rapport au sida. On pourrait présenter aussi le port du préservatif comme un geste de protection de
l’autre, lié au climat affectif de l’acte sexuel, au respect de l’autre.
Adil JAZOULI : Je vous remercie. J’ai moi-même une arrière grand’mère et j’y tiens beaucoup. Oui, ce sont des publicitaires qui font ces spots. Sans
vouloir défendre ma profession, il me paraîtrait normal que lorsqu’on fait des communications sociales aussi fortes, on y associe non seulement les
sociologues mais aussi les gens qui sont concernés, des groupes de citoyens ordinaires, normaux, les clients éventuels de ces spots. Savez-vous comment
font les publicitaires ? Ils conçoivent trois spots et ensuite ils choisissent, au hasard, un groupe témoin qui est payé pour dire ce qu’il préfère. Les
conclusions sont évidentes.
Une PAROLE à PRENDREJeunes des banlieues, violences et désirs – Adil JAZOULI 4 mars 1992
9/12/
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La Délégation générale à la lutte contre la toxicomanie (au ministère de la Santé) a fait un spot s’adressant aux jeunes. On y voit un groupe de jeunes de
16 ans, très sympathiques, de classe moyenne, qui ont à la fois, sur la même table, du shit, de l’héro et de la coke. Or, si on connaît bien les
comportements toxicomaniaques, on sait qu’on ne trouve jamais ces trois produits en même temps sur une même table, car ils sont incompatibles.
Eventuellement on peut trouver de la coke et du shit. Eventuellement de l’héroïne et de la coke. Mais l’héroïne se consomme individuellement et chacun
dans son coin. La coke a un caractère beaucoup plus convivial, mais n’est pas consommée par des gamins de 16 ans. Voilà une communication
publicitaire qui me paraît absolumentaberrante par rapport à son objectif, qui est de dire aux jeunes que la drogue, c’est de la merde. Donc ça ne marche
pas. Mais ma conviction intime est que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je suis opposé à toute publicité contre la drogue. Il vaut mieux faire un bon travail
sur le terrain que dépenser dix millions de francs pour ce spot publicitaire. Si l’on donnait cet argent à des structures associatives, locales, pertinentes sur
le terrain, pour faire un petit boulot là où il faut, ce serait infiniment plus efficace qu’un spot publicitaire qui passe par-dessus la tête des jeunes auxquels
il s’adresse.
Les jeunes filles d’origine maghrébine, en
général sont plus combatives parce
qu’elles ont plus de preuves à faire que les garçons, quelle que soit leur origine. Mais les maghrébines sont à la fois filles et
maghrébines : deux handicaps de taille. Paradoxalement, le fait qu’elles soient doublement dominées fait qu’elles sont doublement
révoltées, deux fois plus enclines à se mettre en position d’opposition et de réussite sociale que les autres. Mais cela ne se passe pas
toujours ainsi. Car lorsque la clé de l’enseignement, de la formation, ne marche pas, soit elles sont recluses dans leur famille, soit elles
se réfugient dans la dépression nerveuse ou le suicide, ou alors vous les retrouverez le soir sur le trottoir du Vieux Port. Je pense que le
défi lancé aux jeunes filles d’origine maghrébine est tellement énorme que soit elles passent, soit elles cassent. Les garçons, beaucoup
moins. Dans les familles maghrébines, les garçons peuvent « déconner » et leurs bêtises sont beaucoup mieux acceptées que celles des
filles. La délinquance, parlons-en : quand un jeune Maghrébin est délinquant, l’honneur de la famille n’est pas totalement perdu, il
peut revenir. Pour une jeune fille délinquante – c’est-à-dire prostituée – le retour à la famille est beaucoup plus problématique. Il y a là
une discrimination totale entre jeune fille et jeune garçon. Bref, si l’ascension ne se réalise pas, les filles le paient beaucoup plus cher
que les garçons. Je connais assez bien les quartiers Nord pour ne pas en parler en termes généraux. Nous travaillons sur les trois cités
de Saint-Barthélemy.
Question : La sexualité entre garçons et entre filles est-elle comprise dans votre recherche ? Y a-t-il une différence entre les banlieues de Lille, Paris et
Marseille ?
Adil JAZOULI : Nous avons déjà assez à faire avec les hétéros ! Nous n’avons pas assez d’éléments pour vous répondre. Mais on nous parle, sans que
nous l’ayions demandé, de relations entre garçons.
Question : Travailleur social, j’ai l’impression que larésistance de la société à l’intégration des immigrés est plus grande s’agissant des garçons que des
filles. Ces dernières sont mieux tolérées.
De L’EMANCIPATION des JEUNES FILLES Jeunes des banlieues, violences et désirs – Adil JAZOULI 4 mars 1992
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Adil JAZOULI : Ce qu’on dit à ce sujet est toujours à double tranchant. Le rapport de la France à l’islam est plutôt obsessionnel, historiquement
problématique ; beaucoup de gens qui ne sont pas foncièrement hostiles aux arabes, estiment que l’islam est une religion régressive. Ils n’ont pas
entièrement tort, loin de là. D’où leur conviction qu’une fille d’origine maghrébine qui arrive à s’en sortir a vraiment du mérite. On pose sur elle un
regard « bienveillant », quoique paternaliste par ailleurs. Mais d’une jeune fille d’origine maghrébine on attend plus que d’une autre jeune fille, « blanche,
normale », comme dirait Coluche : parce qu’elle a eu un parcours particulier, parce qu’elle a tellement envie de s’en sortir qu’elle travaille beaucoup plus
que les autres.
Les jeunes filles d’origine maghrébine ne sont pas dupes. Elles
savent très bien qu’elles paient le prix de leur double libération de
leur statut
d’immigrées et de filles maghrébines. J’ai des amis psychanalystes qui reçoivent beaucoup de ces jeunes filles. Elles se trouvent dans une situation de
schizophrénie totale, parce qu’elles sont profondément attachées à leur milieu d’origine et en même temps elles n’ont qu’une idée : le quitter. D’un côté
elles connaissent une formidable ascension sociale, de l’autre elles se sentent toujours coupables d’avoir laissé leur famille là où elle est. Donc il ne faut
pas mythifier ces parcours personnels « exemplaires » qui font d’énormes dégâts au plan psychologique. Grâce à quelques statistiques plus ou moins
confidentielles, on sait aussi qu’il y a beaucoup de jeunes filles d’origine maghrébine qui ont un statut, un boulot mais qui à 30 ans restent encore
célibataires. Avec quelques amis on a fait une enquête sur les annonces matrimoniales en région parisiennes pour savoir quelle est la part des jeunes
femmes d’origine maghrébine. Douze ou quinze agences nous ont répondu. Elles ont un fichier relativement important de ces jeunes femmes qui
cherchent un conjoint d’origine maghrébine, mais qualifié, qu’elles ne trouvent pas ailleurs. Celles-là pourraient avoir un conjoint non – maghrébin, mais
elles n’en veulent pas. Ce n’est pas simple. Ces situations individuelles ne sont peut-être pas du ressort du sociologue, aussi me garderais-je de les
interpréter.
Question : Comment notre société regarde-t-elle ces banlieues et leurs jeunes, et comment y transporte-t-elle ses propres fantasmes,
désirs ? Comment voyez-vous tout cela?
Adil JAZOULI : J’ai 14 ans de recherche derrière moi. J’ai créé Banlieuscopies pour rompre avec toutes les formes de recherche
classique. J’ai en effet l’impression que nos schémas intellectuels ne fonctionnent pas par rapport à ce que nous sommes en train
d’observer. Je travaille depuis un an sur ces questions-là avec le moins d’hypothèses possibles, avec le moins possible d’appareillage
méthodologique et de background sociologique. C’est dur parce que qu’avec mon équipe j’ai fait une mue, une mutation : nous
enlevons une carapace pour travailler autrement. Nous essayons d’inventer une autre manière d’approcher les choses, beaucoup plus
fine, sensible, affective, beaucoup plus proche des sentiments, des déchirures, des blessures des gens, de ce qu’ils ressentent comme
manques. Parce qu’on est dans un système qui le veut ainsi, on est toujours amené à donner des réponses rationnelles à des questions
irrationnelles. A répondre d’une manière structurée, rationalisée, logique, compréhensible, à des questions qui ne sont pas
classifiables en termes de logique, qui sont incompréhensibles pour des sociologues classiques. De sorte que Banlieuscopies est une
machine qui grince, qui déconne. On essaie d’inventer quelque chose, et pour l’instant on n’en est qu’au début. C’est dur aussi parce
qu’on ne peut pas se débarrasser de sa culture sociologique quand on a 14 ans de sociologie derrière le dos. En même temps, c’est ma
culture, et je ne veux pas m’en débarrasser entièrement. Je veux rester fidèle à certaines traditions sociologiques classiques qui ne sont
pas du tout inutiles, et en même temps inventer autre chose. En attendant il faut être très, très modeste. D’abord observer, sentir,
exprimer, travailler au plus près de ce qu’on voit et de ce qu’on observe, et dans trois, quatre, cinq ans, on sera peut-être assez costauds
pour dire des choses un peu plus « sérieuses ».
Entre TRADITION et MODERNITE
Un AUTRE REGARD sur la BANLIEUE Jeunes des banlieues, violences et désirs – Adil JAZOULI 4 mars 1992
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En France il y a, dans divers organismes, 200 chercheurs officiels, estampillés, payés par l’Etat, qui travaillent sur la jeunesse, et autant qui travaillent sur
l’immigration. Leur production se résume à dix pages par an à peu près. Et en disant cela je ne suis pas méchant, je suis même très, très gentil. Ils ont une
logique de travail qui est celle de leur institution. Nous essayons de travailler un peu autrement. C’est difficile dans un pays qui a du mal à se sentir à
l’aise dans ses baskets. C’est un pari. Banlieuscopies a trois ans derrière elle, pas plus. Après on verra. Pour l’instant nous n’avons pas de réponse à la
question que vous posez. Mais on va y arriver. C’est un pari que je fais.
Question : Je voudrais revenir sur votre phrase : « la femme maghrébine doit faire doublement ses preuves ». On pourrait dire triplement, parce qu’elle
est femme et maghrébine, mais aussi Française.
Adil JAZOULI : Vous avez tout à fait raison.
Question : Vous avez parlé aussi de « l’honneur » de ces filles, leur virginité. Mais moi qui discute avec de vieux Maghrébins, j’en
connais qui ne portent plus ce discours. Ils m’ont étonnée, moi, fille arabe. J’ai entendu une vieille dire: « je préfère ma fille pute que
mon fils pédé ». Il y a donc des degrés et des variations dans ce qu’on a toujours appelé « l’honneur ». Je ne suis pas sociologue, mais ce
sont des choses qui m’interpellent aujourd’hui.
Adil JAZOULI : « Pute » est un métier, « pédé » est un état : ça n’a
rien à voir. Ensuite il y a plein de pédés dans le monde arabe, tout le
monde le
sait. Même si les anciens ne portent plus la virginité comme valeur essentielle, imposée et transmise, la tradition est tellement forte
qu’elle est intériorisée par les jeunes filles elles-mêmes, sans qu’il y ait imposition ou injonction venant de l’extérieur. On voit des
jeunes filles maghrébines qui sont libres d’avoir tous les rapports sexuels qu’elles veulent, mais elles ne veulent pas, elles disent
qu’elles ne veulent en avoir qu’avec leur mari éventuel et pas avec n’importe qui. Ce ne sont pas vraiment les jeunes filles qui ont fait
ce choix et ce choix n’est pas étranger à la tradition, la pression familiale. Ce qui m’intéresse dans une tradition, ce n’est pas tant qu’elle
soit imposée par en haut, mais qu’elle soit intériorisée par ceux qui la portent. Comment des jeunes filles largement émancipées
arrivent à s’imposer à elles-mêmes une tradition qu’elles auraient dû rejeter ? Voilà la question.
Question : Qu’avez-vous à dire par rapport au sida?
Adil JAZOULI : Qu’il faut inverser complètement la tendance, le message à transmettre. Comme disait l’arrière grand’mère tout à l’heure, ne peut–on
traduire ces messages en termes d’affectivité, de rapport à l’autre, de protection de l’autre? Cela commence à changer un petit peu, à en croire de récents
spots publicitaires qui ne sont pas idiots. Mais ces spots ne m’intéressent pas, ce qui m’intéresse, c’est le travail sur le terrain. Tant qu’on parlera du sida
en termes de crainte et de peur, la prévention du sida ne marchera pas. On préférera se branler plutôt que faire l’amour. Car même avec un préservatif, le
sida, ça fait peur.
L’HONNEUR MAGHREBIN Jeunes des banlieues, violences et désirs – Adil JAZOULI 4 mars 1992
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Beaucoup de jeunes que je rencontre ont vraiment la frousse, au sens le plus fort du terme ; ou bien ils sont tellement irresponsables qu’ils s’en foutent :
« on crèvera de toutes façons, disent-ils, on n’en a rien à cirer ». Il faudrait des messages un peu plus positifs, personnels, affectifs, touchant les gens dans
ce qu’ils ont de plus intime. Des messages qui diraient : « ce n’est pas tellement ta vie qui est en cause, c’est celle de l’autre ». Une des conditions de la
liberté sexuelle, c’est de n’avoir pas peur. On joue trop sur la peur, et il faut arrêter cela, parce qu’on joue ainsi sur des sentiments irrationnels, donc
absolument incontrôlables. On peut jouer sur la peur si on s’adresse à un public de jeunes adultes, qui ont déjà eu des rapports sexuels fréquents et se
disent tout à coup : « il faudrait freiner un peu ». Mais avec des jeunes qui entrent dans la vie sexuelle, qui n’ont pas d’expérience, jouer sur la peur conduit
à un blocage total et peut créer des problèmes sexuels graves, voire dramatiques. Jouons sur d’autres ressorts : celui du plaisir partagé, par exemple.
Question : J’ai fait de la prévention pour AIDES. Nous ne plaçons pas les jeunes sous la menace. Nous ne disons pas aux jeunes de
ne pas avoir de rapports, nous leur disons de prendre des précautions en ayant des rapports. Quand on fait à deux le geste de mettre le
préservatif, ce geste peut s’accomplir dans une relation affective, il peut devenir un jeu amoureux. Voilà le discours que je tiens aux jeunes.
Adil JAZOULI : Vous avez employé un joli mot : le jeu. En effet pour un gamin de
15 ans, une relation amoureuse, c’est d’abord un jeu. C’est normal, nom de Dieu !
C’est du plaisir et du jeu. Il faudrait que le préservatif fasse partie du jeu. Qu’on ne l’utilise pas dans la panique, en pensant : « si je ne m’en sert
pas, je suis mort ». D’un point de vue psychanalytique, c’est fou de dire à des enfants de 15 ans que l’amour signifie la mort, c’est dramatique. C’est fou de penser « je peux mourir avec mon premier rapport sexuel ».
Question : Ce n’est pas parce qu’on a l’information qu’on utilise le préservatif.
Adil JAZOULI : Dans nos rapports sociaux nous accordons trop d’importance à la publicité, aux spots. Je n’y crois pas. Ils passent
par dessus la tête des gens. Seul un travail quotidien de prévention et d’information peut avoir un rôle positif. La publicité coûte la
peau des fesses et ne sert à rien.
Question : Elle sert quand même à ce que les jeunes finissent par en parler, de la capote.
Adil JAZOULI : C’est vrai. Mais vous savez très bien qu’en région PACA il existe un centre régional pour la prévention du sida, et qu’il ne fait rien.
Christian de Leusse : Merci, Adil, pour la qualité de ton intervention. Ce débat ouvre plusieurs pistes sur lesquelles on pourra travailler, dans le
cadre de l’association Mémoire des sexualités.

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