Interview de Pierre Seel – UEEH 2000

Témoignage de Pierre SEEL à l’Université d’été Homosexuelle de juillet 2000

Pierre Seel : Contrairement à ce qui se passe maintenant, l’amour entre Jean et moi (en 1941) était un amour clandestin. Aujourd’hui les jeunes ont la chance de pouvoir crier leur amour, leur sexualité. Ce qui est radicalement différent des années d’avant-guerre. C’était alors très mal vu par la famille, la religion, l’entourage. Un jour, nous nous sommes rendu compte que nous étions surveillés depuis le lycée. Et lorsque la guerre est venue, c’est la police française qui nous surveilla. Aujourd’hui nous sommes peut-être fichés, mais tant que nous ne sommes pas des criminels nous ne risquons pas grand chose, ce qui n’était aucunement le cas en 1941 avec le code pénal allemand que subissait l’Alsace et la Moselle. Aujourd’hui, il existe des boites de nuit, des backrooms, à l’époque il n’y avait que les toilettes publiques.

Entre le domicile de mes parents et le lycée, il y avait une pissotière qui était un point de rencontre. Quand j’y repense maintenant j’ai un peu la nausée, c’était quand même un peu glauque. Est-ce parce que j’étais le plus faible parmi tous ces garçons (j’avais 17 ans), mais un de ceux que l’on appelait truqueurs, genre faux pédés, bref un voyou m’a arraché ma montre de communion (offerte par une des mes tantes qui était également ma marraine) qui était donc un cadeau précieux. J’ai alors crié au secours, tout le monde s’est envolé. Je me suis retrouvé seul. Et quand je suis allé raconter cette histoire,  le commissaire qui  me  connaissait très  bien (ainsi que mes parents), après lui avoir expliqué où cela

s’était passé, s’est exclamé “si papa savait”. Je compris que je venais d’avouer mon homosexualité à la police française. Paradoxalement, par la suite cela m’a servi, car quand les nazis tombèrent sur ma fiche, n’ayant rien à avouer, cela m’a valu moins de torture que d’autres. Il n’en reste pas moins que ce fut un moment terrible.

Les troupes nazies arrivèrent à Mulhouse, avec tout ce que cela comportait comme changements et  comme terreur. Par exemple, je n’ai pas pu continuer mes études, ainsi que mon ami. Un soir que je rentrais chez moi, ma mère m’apprend que j’étais convoqué le lendemain à la Gestapo. Je n’étais pas seul dans ce cas, car le même jour nous étions au total douze homosexuels (tous fichés) à être convoqués. Ce fut treize jours de tortures. Par exemple nous étions à genoux et avec des règles en bois qu’ils avaient brisées en trois ou quatre, ils nous labourèrent l’anus. Il y avait du sang partout. Sur la liste (que détenait la Gestapo) de tous les homosexuels notables de Mulhouse figurait l’ensemble du cercle d’étudiants dont Jean et moi-même faisions partie, avec en tête l’aumônier. Sur cette liste était aussi marqué le nom de l’un de mes frères. Nous n’avons ni cédé aux tortures, ni parlé. Et c’est grâce à notre silence qu’ils purent continuer de vivre, qu’ils purent ne pas aller au camp de concentration. En somme, c’est Jean et moi qui avons payé pour les autres. Je le dis sans méchanceté, sans haine ni rancune.

En 1994, c’est la parution de mon livre, et c’est bien l’homophobie qui m’a encouragé à témoigner. J’aurais pu vivre tranquillement de ma retraite (je suis pensionné de guerre pour invalidité, et non pour déportation), ce qui représente dans les 5000 Frs par mois, mais en tant que victime (je n’aime pas ce mot) du nazisme, la peur  d’un possible retour du fascisme m’a donné le courage nécessaire de témoigner. A chaque fois que je pose des fleurs à un monument aux morts, surtout le jour de la déportation, il y a toujours quelqu’un pour se moquer de la couronne et du triangle rose. Il y a du fascisme dans l’air. L’homophobie des fascistes d’aujourd’hui, il me semble qu’elle s’explique par le fait non pas que nous soyons homosexuels, mais plutôt parce qu’ils sont pareils à leurs prédécesseurs. Personnellement, j’aurais toujours du mal à comprendre qu’il y ait des gens qui nous détestent à ce point.

Je dis “nous” parce que je me considère comme tel (même si on n’est jamais homo à plein temps). J’ai la chance d’être soutenu par mon ami qui depuis mon divorce s’occupe de mes affaires. Et je continue mon combat, je continue de témoigner parce qu’il m’arrive de penser que demain je pourrais à nouveau être emprisonné. Il suffit d’un renversement de régime. Nos gouvernants ont en leurs mains tous les pouvoirs, plus qu’ils n’en ont jamais eu. Et si demain, il leur prenait l’envie de devenir fasciste, les homosexuels seront les premiers visés.

Avec tout ce que j’ai vécu, je ne devrais pas avoir peur et être blindé, mais un de mes neveux quand il entendit que je commençais à parler de ma déportation a écrit “être pédé c’est déjà une tare, ramener sa gueule c’est une connerie, réclamer un statut c’est de la folie, alors que faut-il faire me direz vous ? Et bien cela est fort simple, garder le silence et prier, lutter si possible contre ses pulsions sexuelles anormales, et demander l’aide du ciel”.  Un de mes frères m’a dernièrement écrit “Au soir de la vie, à l’heure de l’espérance chrétienne, prière du troisième âge” genre ferme ta gueule ou meurs. Ce sont des courriers atroces.  C’est essayer de me décourager en me disant que je continue de vivre dans le péché, d’autant plus que je vis avec un garçon. Et on m’envoie des images de St Michel. Il faut avoir présent à l’esprit le rôle d’une certaine église dans ce que nous vivons en terme d’homophobie. Toujours dans le même style, le 26 juin dernier, j’ai encore reçu un message disant “La sainte Vierge te prendra dans ses bras maternels, car tu es son fils bien-aimé”. Lorsque je reçois des trucs pareils, cela ne me révolte pas, cela m’attriste, cela me fait mal. Mais plutôt que de déchirer ces lettres, j’ai choisi d’en parler parce qu’il est important et même nécessaire que cela se sache. D’autant que je suis persuadé de ne pas être le seul à subir un tel sort, à être victime de ces attaques fomentées par la religion.

L’ancien archevêque de Toulouse m’a déjà reçu officiellement, alors que l’évêque actuel refuse toujours de le faire. J’ai comme l’impression qu’il ne doit pas aimer les homosexuels. Les juifs par exemple m’ont déjà invité, l’un des membres de la communauté israélite de Strasbourg a organisé une cérémonie intense en invitant l’ensemble des rescapés du camp. Il y avait des juifs, des gitans et j’étais le seul homosexuel. Ce fut un moment important de souvenirs et de respect.

La première fois où je suis venu à Strasbourg c’est Catherine Trautmann qui m’a accueilli (à cette occasion je lui ai offert mon livre), la seconde fois alors que je venais en tant que déporté puisque je venais d’en avoir le titre, elle salua l’ensemble des déportés présents sauf qu’une fois arrivée à mon niveau, elle fit une pirouette et ne me serra pas la main. Invitée par Aides à Nancy, je racontais cette histoire qui naturellement fit un certain bruit. Entre temps, elle était devenue ministre de la Culture, puis avait démissionné et repris la mairie. Ainsi, lors de la dernière journée nationale du Souvenir, elle était à ce titre présente parmi les officiels, et mes amis de Strasbourg ont fait pression en lui demandant d’effacer l’affront qu’elle m’avait fait, en me serrant la main. Ce qu’elle fit. Pour moi, ce geste avait valeur de reconnaissance officielle. D’autant que les journaux en parlèrent. Cependant à Nancy, lorsque j’ai raconté que Catherine Trautmann ne m’avait pas serré la main, j’ai ajouté ironiquement que l’on ne donne pas la main aux homos parce qu’il y a du sperme. C’était une boutade pour dire que malgré les circonstances, il faut toujours regarder les choses avec humour, il faut en rire. Cela aide beaucoup à supporter les choses.

L’homophobie est quelque chose qui existe, et c’est à nous qu’il appartient de faire attention. L’homophobie existe dans le  travail et aussi au sein des familles. Par exemple, le père de mon ami ne le reçoit plus depuis qu’il vit avec moi. Quant au travail, mon ami est chef d’un laboratoire qui compte près de 25 employés; l’un d’eux pendant longtemps et régulièrement lui répondait  “oui pédé”. Lorsque je l’ai appris, j’ai pris mon bouquin sous le bras et je me suis rendu au laboratoire et j’ai demandé à voir le propriétaire. Face à lui, je lui mis le livre sous les yeux en lui demandant comment il pouvait autoriser de tels comportements injurieux. Dans le travail, combien d’homosexuels sont obligés de se cacher et de se taire ? J’ai lui ai donné mon livre à lire. Depuis l’employé homophobe a été licencié. Hier, juste avant de venir, j’ai reçu un appel téléphonique. Celui qui était au téléphone m’a dit “on n’a pas ta peau, on l’aura  à Marseille”. Quand

je suis allé à Strasbourg, j’ai eu des croix gammées sur la porte de ma chambre. Lorsque je vois de telles choses, je suis blessé, démoli. Le pire, c’est que des pédés font parfois de telles choses, des pédés qui ne s’acceptent pas. Ils sont pires que les anti-pédés. Nous en connaissons tous. Je m’éloigne de l’objet de mon intervention, mais c’est un point qui me semble très important.

A l’occasion de mon prochain voyage à Cologne (je vais partout où il y a des mémorials), j’ai écrit à la mairie et à différents endroits. Je n’ai reçu de réponse que du seul du musée israélite, ils m’ont écrit “Cher monsieur, nous vous remercions de nous avoir envoyé votre livre (je n’ai rien envoyé) qui est un témoignage très intéressant sur la condition trop souvent oubliée des homosexuels dans les camps d’extermination. Malheureusement le musée ne s’occupe que des juifs, mais nous sommes convaincus que toute forme de racisme doit être combattue”. L’homophobie peut prendre bien des formes. Dernièrement, je suis allé à l’exposition consacrée à Anne Franck (à Toulouse). A cette occasion, le maire m’a présenté au grand rabbin en tant que victime de la déportation. Il y avait deux panneaux consacrés à la déportation homosexuelle, avec le triangle rose. Exprès, je me suis mis devant. Le grand rabbin a déclaré ne pas être au courant de la déportation homosexuelle. Maintenant des juifs m’écrivent. La roue tourne. Il faut lutter ensemble, créer des associations, militer.

Mon expérience de la déportation est quelque chose de très difficile à raconter, et longtemps cela m’a donné  envie de  pleurer.  Aujourd’hui  je suis fatigué des anti-pédés. Lorsque vous trouvez  sur votre porte l’inscription “jude” ou la croix gammée, c’est un affront terrible, certainement le pire. Que cela s’adresse à mon voisin n’est déjà pas très élégant, mais à moi qui a vécu dans ma chair cette abomination, c’est carrément criminel. Même si ce n’est pas à moi en tant que personne que cela s’adresse, mais à ce que je représente. Justement, c’est cela qui me fait mal, très mal.

Il faut faire très attention aux homophobes. C’est notre devoir. Aujourd’hui nous avons la liberté au niveau du sexe et de la parole, d’être ce que nous sommes. Mais il faut toujours faire attention, il y a des nostalgiques qui voudraient rouvrir les camps. Le respect, c’est tout ce que l’on demande. Alors que je voyage un peu partout en Europe, en France c’est quelque chose d’inhabituel. Peut être du fait d’une certaine ignorance. Par exemple, le triangle noir réservé aux lesbiennes fut longtemps ignoré. Mais aussi il y a un manque de

communication entre les associations. Personnellement c’est quelque chose que je ne peux pas faire seul, c’est beaucoup de travail. A Reims, alors que j’étais invité par l’association Ex Aequo, j’ai vécu une expérience assez instructive en la matière. La télévision était d’accord pour couvrir la cérémonie de cérémonie de dépôt d’une gerbe au monument aux morts (qui se trouve dans le jardin du siège de l’ancienne Gestapo). On constate, une fois arrivé sur place, que les grilles étaient fermées par ordre du maire. Les responsables de cette association ont immédiatement téléphoné à la Préfecture afin de demander l’autorisation de procéder au dépôt de gerbe devant la mairie, à défaut de le faire au monument aux morts. Le sous-préfet donna l’autorisation nécessaire. Vis-à-vis de la déportation et des déportés, cet incident était vexant. Ils ont porté plainte, le procès a duré deux ans. Au final, la ville de Reims a perdu, et le maire a démissionné. Il ne faut pas accepter le manque de respect, de dialogue.

Tout ceci pour dire qu’il ne faut pas accepter l’homophobie. Kurt Krickler que j’ai rencontré lors de ma dernière visite à Berlin, m’a dit que tous les soirs il y a un groupe d’homos dans les rues de Vienne pour protester contre le gouvernement d’extrême droite. Tous les soirs des homos manifestent et montrent qu’ils existent. J’espère qu’en France nous n’en serons jamais là, mais il faut rester vigilant. La peur que nous inspirons n’est pas sexuelle mais politique. Ce sont les fascistes, les nouveaux nazis qui ne veulent pas nous souffrir. Et le fascisme se trouve dans tous les groupes extrêmes, qu’ils soient religieux ou politiques. Je ne parle même pas de Le Pen, pour ce qu’il vaut, mais ce sont ses idées qui sont dangereuses. D’autant qu’elles se sont installées dans la population. C’est pour cela qu’il y a des gens qui ne nous supportent pas. A travers ses discours haineux, il a réussi à faire admettre à beaucoup de personnes qu’il faut nous éliminer. En somme, le discours de Hitler. C’est un discours qui plaît aux intégristes, ceux qui vont à confesse tous les samedis, ceux qui veulent être “propres”. Face à ce genre de discours, il faut être très vigilant.

Dans un autre registre, mais toujours sur le même sujet, il faut savoir que la pension de guerre qui m’est allouée ne l’est pas parce que j’ai été déporté homosexuel, mais parce que, suite aux blessures que m’ont infligées les nazis, j’ai le statut de “grand mutilé” et celle de “grand invalide”. Ce qui représente dans les 5.000 Frs par mois. C’est mon invalidité qui est reconnue, et pas le fait que j’ai été déporté pour homosexualité. Par ailleurs, à travers mes différents voyages, j’ai  constaté que  la  France est

le pays où il n’existe aucun mémorial de la déportation homosexuelle. En 1996, j’ai écrit au Président de la République afin de lui demander la reconnaissance officielle de la déportation homosexuelle, par le biais d’un mémorial. Je n’ai jamais reçu la moindre réponse. A Cologne, j’ai été reçu par le maire tandis que la place de la mairie était couverte de monde qui m’applaudissaient. Cela n’a jamais été le cas en France.

Ce n’est pas que je recherche les applaudissements, mais cela signifie que la déportation homosexuelle n’y est toujours pas officiellement reconnue. J’ai été très récemment (juste après la sortie de mon livre) reconnu comme déporté politique. Mais cette reconnaissance politique est le fait que sur la carte de déporté la raison de la déportation n’est pas précisée. Ainsi un juif est également un déporté politique. Durant douze ans, le gouvernement français a refusé de sortir mon dossier, alors qu’il était en possession de tous les éléments. Et c’est par recoupement avec les investigations de Jean Le Bitoux, que je suis arrivé à avoir les documents de base nécessaires pour prouver mon histoire.

Je voudrais aussi vous parler du film Paragraphe 175. La première mondiale a eu lieu en Amérique, la première européenne à Berlin. Par la suite j’ai demandé aux réalisateurs que ce film passe à Paris ou à Strasbourg. Aux dernières nouvelles, ils sont en discussion avec Arte. Ce film est l’interview de plusieurs déportés pour homosexualité (deux allemands, deux hollandais, deux polonais et moi-même).

Je cite un passage de mon livre : “Novembre 41, le rythme infernal du camp est répétitif, ponctué de brimades incessantes. Il s’était installé depuis longtemps dans mon corps, dans ma tête. Rien ne se passait si ce n’était que le cycle quotidien d’atrocités tranquillement programmées par les SS. L’automne avait succédé à l’été, la forêt autour de nous s’était faite chatoyante. Nous regardions au-delà des barbelés et les miradors cette nature ostensiblement belle et généreuse. Il m’arrivait souvent en observant le col des Vosges qui commençait  à s’enneiger de  souhaiter  que  quelque  chose   se

passe. N’importe quoi, même le pire, mais que cesse cet engrenage, cet avilissement. Comme d’autres détenus, je regardais parfois lorsque les brumes matinales se dissipaient, une statue de la Vierge sur l’une des tours du château de la vallée”. J’en ai vu qui ont pleuré en regardant cette Vierge. On vit d’espérance. “Nous étions plusieurs dont les regards convergeaient dans cette direction. Nous ne disions rien, mais je savais quelle était notre unique pensée, et sans nul doute cette de mes compagnons, la seule qui avait encore un peu de cohérence, à savoir rentrer à la maison, retrouver ceux que nous aimions”. “Un jour de novembre 41, j’entends mon nom dans les haut-parleurs. J’étais convoqué à la Kommandantur. Quelques jours auparavant, après avoir ratissé le gravier de l’entrée, j’avais dérobé quelques carottes. Est-ce qu’un nouveau préposé au nettoyage des clapiers m’avait dénoncé ? ” J’avais 17 ans, je souffrais énormément de la faim. “Je risquais la pendaison. S’agissait-il d’un transfert vers un autre camp, d’un nouvel interrogatoire ?” Les SS nous mettaient torse nu et nous lançaient dessus des fléchettes. Un copain est mort de la sorte juste à coté de moi. “Ayant perdu depuis longtemps l’idée même d’une quelconque résistance à leurs décisions, je m’y rendis avec appréhension et avec un grand fatalisme.

Dans cet enfer, l’espoir était devenu une idée aberrante. Le commandant était derrière son bureau. Il ne semblait pas particulièrement furieux, tout au plus soupçonneux. Contrairement à son habitude, il ne hurla point. Le discours fut cérémonieux et le ton grave. Après avoir fait observer mon attitude dans le camp, il en avait conclu que ma bonne conduite me permettait d’être libéré. Je pouvais désormais être un citoyen allemand. J’avais même le droit de quitter son bureau en le saluant d’un “Heil Hitler”, salut réservé aux hommes convenables du Reich. Au garde à vous, n’en croyant pas mes oreilles, je tentais de deviner le piège. Sur son bureau, devant moi un document frappé de l’aigle allemand attendait ma signature. Le commandant repris sur un ton menaçant “Entendons-nous bien, si vous êtes tenté de raconter quoi que ce soit sur ce que vous avez vécu ou vu dans ce camp, si vous décevez les autorités du Reich, vous serez bien évidemment très vite de retour entre ces barbelés”. Posément fermement, il  exigeait mon silence. J’étais éberlué.  J’en tremble encore. “Je ne comprenais rien mais j’obtempérais et je signais sans lire. Le commandant reprit le document et le remit dans son coffre fort. Qu’avais-je signé ? Cette question m’a longtemps obsédé et terrorisé tout le temps où je fus citoyen et soldat allemand. Peut-être parce que me revenait en tête l’histoire de ce procès verbal au commissariat de Mulhouse, que j’avais signé deux ans plus tôt, là aussi sans réfléchir. Et cela avait été le commencement de mon drame. Mais cette fois il n’y avait pas d’autre issue que de signer, c’était un ordre. C’était aussi, peut-être une sinistre farce, peut-être que l’on allait m’abattre au moment de franchir la porte d’entrée« .

Le document signé, le commandant resta le même. Et l’espoir fou que sa proposition soit honnête m’envahit soudain, tel une bouffée. Je saluais comme convenu et me dirigeais vers l’économat où l’on me remit mes vêtements civils. J’abandonnais mon uniforme de détenu ainsi que la terrible barrette bleue. On me remit de quoi prendre un billet de train pour Mulhouse, puis sans me retourner pour jeter un dernier regard vers mes compagnons d’infortune, je me dirigeais vers la grille d’entrée que je franchis  hagard. La route jusqu’à la gare me parut immensément longue, avec ma tonsure et ma maigreur”. Oui maintenant la mode est aux cheveux très courts, mais à cette époque cela signifiait avoir été déporté. Et une fois dehors, nous étions vite repérés. “Une heure plus tôt, non loin de la potence, je faisais encore des gestes d’automate au milieu des cris, des chiens et des mitraillettes ”.

Je n’ai pas été un “malgré nous” (je n’aime pas ce terme). J’ai été déporté dans l’armée allemande, puisque mon incorporation à immédiatement suivi ma libération (les rescapés des camps, surtout alsaciens, étaient automatiquement dirigés vers l’armée). J’ai d’abord été au service du travail allemand. D’ailleurs, la situation des alsaciens était assez particulière. Du côté de ma mère, un de ses frères était allemand et un autre français, et durant la guerre de 14/18 ils furent (sans le savoir) tous les deux dans le même secteur, au risque de s’entre-tuer. On ne pouvait pas vraiment se défiler, un ordre était un ordre. J’étais libéré sous condition, et tous les matins il me fallait aller à la Gestapo signer comme quoi j’étais encore vivant, et attendre l’ordre de départ. D’abord vers le RAU, puis attendre pour partir vers le front de l’Est, parce que les Allemands savaient très bien que nous avions fort peu de chance d’en revenir vivant. Sur le front, j’étais ordonnance de l’officier, parce que j’avais été déporté pour homosexualité. Ainsi donc, sous la coupe directe d’un officier, j’étais mieux surveillé. Et 50 ans après, certains me traitent de privilégié, pire de collaborateur… C’est dur d’entendre des trucs pareils. Décidément, les gens ne rendent pas vraiment compte.

En 1945, une fois de retour, la vie reprit son cours normal. Grâce au concours de mes parents je retrouvais très vite du travail. Mais je restais silencieux, la déportation était un sujet dont on ne parlait pas. La loi du silence existe; tout le monde est au courant, mais personne ne parle. Je ne parlais pas aussi pour me protéger, les blessures étaient trop vives. Par la suite je me suis beaucoup investi dans la vie professionnelle et familiale, histoire d’essayer d’oublier. J’ai gardé le silence aussi parce que je n’avais aucune envie de retourner en prison. Après la guerre, il y avait toujours une loi qui réprimait l’homosexualité (loi qui n’a disparu qu’avec l’élection de François Mitterrand). Jusqu’en 1981,  les  homosexuels  étaient  également  fichés.  Je

n’avais  aucune envie  d’être emprisonné  pour prosélytisme.  En Allemagne, même si les gens savaient ce qui s’était passé dans les camps de concentration, les quelques personnes qui ont demandé des indemnités ont été pourchassées en vertu du paragraphe 175. Mon histoire en soit est tellement inimaginable, tellement incroyable, que pendant plus de 40 ans je suis resté silencieux. C’est quelque chose de très difficile que de faire face à la vérité. Aujourd’hui encore, je passe des nuits entières à relire mon livre, tellement moi-même j’ai du mal à croire tout ce que j’ai écrit, tout ce que j’ai vécu. De plus, j’avais fondé une famille (j’ai donc  été  marié durant 28  ans)  et  mon épouse ignorait la  véritable  raison  de  ma déportation.  Je  ne  pouvais pas parler, surtout que je craignais que cela remette en cause mon mariage. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé lorsque je lui ai montré le manuscrit de mon bouquin. Elle a immédiatement demandé le divorce. Pourtant, durant ces 28 ans de mariage j’ai été fidèle au contrat puisque vis-à-vis de mes enfants je me sentais devoir respecter leur mère. De plus, j’espérais oublier mon homosexualité, mais c’était impossible parce que j’en avais beaucoup souffert (mon ami de l’époque bouffé vivant par des chiens, les tortures). Ce n’était pas une question de péché, mais de souffrance de ne pas être comme les autres. Aujourd’hui, les jeunes ont la chance de vivre au grand jour leur homosexualité. Pour moi c’est extraordinaire de voir tous ces jeunes défiler lors des Gay Prides.

A propos de mon ami, je n’ai jamais dit son nom véritable. Ce garçon est connu comme résistant et non comme déporté homosexuel. Je ne me reconnais pas le droit moral de dire la vérité, sans compter que cela n’aurait rien changé. Le véritable tombeau de ce garçon est mon cœur, peu de temps avant que ses bourreaux ne lui mettent un seau sur la tête, j’ai vu ses yeux, son ultime regard  fut pour moi. Par respect, par amour, je tiens à préserver sa réputation de résistant.  En cas de mort dans les camps, la Gestapo adressait un avis de décès qui ne faisait pas mention de la raison du dit décès. Ses parents présentèrent cet avis aux autorités françaises, et ainsi depuis 1945 perçoivent une pension.

Au cours de la vie, il y a toujours un événement marquant qui décide de beaucoup de choses. Pour moi, ce  fut l’affaire Elchinger.  Elle me  décida à  sortir  de

mon silence et d’investir l’espace public afin de témoigner et de lutter contre l’homophobie dont j’avais été si cruellement victime. Il s’agissait d’une rencontre de l’ILGA qui devait avoir lieu à Strasbourg. Le maire avait interdit l’usage des locaux municipaux, mais Charles Hernu (ministre de la Défense) mit des tentes à la disposition des organisateurs. Et l’évêque tint des propos tout simplement odieux

Déjà séparé de ma femme, à cette époque je vivais avec un étudiant en médecine qui, après l’avoir entendu à la radio, attira mon attention sur cet individu. Le lendemain, je lus l’ensemble de la presse, et outragé  je lui ai écrit “ Je ne suis pas un infirme. Je ne suis atteint d’aucune infirmité. Je n’ai pas envie de retourner dans les infirmeries où l’on a “soigné” mon homosexualité, en un lieu qui se trouve non loin de la capitale alsacienne. C’était en 1941, je n’avais que 18 ans. Arrêté, torturé, emprisonné, frappé en dehors de toute juridiction, dans aucune défense ni aucun jugement. Je suis trop fatigué ce soir pour vous rappeler les tortures morales et physiques et les souffrances indescriptibles et indicibles que j’ai alors enduré. Depuis lors, toute ma vie a été vécue dans la terrible douleur partagée avec ma famille par suite de cette arrestation arbitraire. Votre déclaration du 8 avril 1982 a réveillé en moi une foule de souvenirs atroces et j’ai décidé à 59 ans de sortir de l’anonymat. Jusqu’à ce jour, je n’avais connu la haine. C’est pourquoi j’ai décidé d’apporter mon soutien le plus total aux nombreuses voix de tous ceux et celles qui se sont sentis offensés par votre déclaration. Victime du nazisme, je dénonce publiquement avec toute ma force le fait que de tels discours ont favorisé et justifié l’extermination de millions de personnes pour des raisons politiques, religieuses ou de comportement sexuel”. Depuis, je me suis engagé dans ce combat, en témoignant de mon vécu de déporté homosexuel et dénonçant l’homophobie. Depuis ce jour, je n’ai pas changé de discours.

Aujourd’hui la situation est différente, mais malgré tout il y a encore des choses qui ne vont pas. L’année dernière, dans l’escalier de mon immeuble il y a eu trois suicides. J’ai téléphoné à l’adjointe du maire pour lui dire que je ne comprenais pas pourquoi les journaux restaient silencieux, elle me répondit de ne surtout pas en parler. Nous sommes aujourd’hui dans une situation de misère qui est à la veille d’une désagrégation sociale. Nous sommes dans la même situation que l’Allemagne en 1933. On dit que la France est un pays magnifique, riche. Ce n’est pas vrai. Dans le quartier où habite mon ami, tous les soirs brûle une voiture. Est-ce normal ?  Je suis peut-être atteint de paranoïa, mais cette misère, cette situation me fait peur. Il faut rester très vigilant. Face à l’homophobie, face à la remontée d’un fascisme genre Front National, face à la misère. J’espère vraiment que mon témoignage, mon livre et mes multiples voyages peuvent vous aider à rester vigilant. Il faut par exemple qu’il y ait un Mémorial de la Déportation dans le camp même, parce qu’il faut que l’on se souvienne. Comme cela s’est fait à Mathausen. Ce silence a favorisé chez moi la survenue du syndrome du survivant. Nous nous sentions tous coupables d’avoir survécu, d’en être revenu. Moi-même, je me suis souvent posé la question de savoir pourquoi. Et aujourd’hui encore, souffrant de cette culpabilité commune aux survivants, je suis obligé de consulter régulièrement un psychiatre. Mais si j’ai survécu, c’est pour voir, puis parler et témoigner. Mais jusqu’à ma mort, je suis et je resterai un déporté. Et malgré près de 40 ans passés, 40 ans de silence, je me considère comme tel. C’est pour moi un devoir de témoigner, c’est aussi un devoir de mémoire.

Intervention  de  Pierre  Seel  aux  UEEH  (Universités  Euroméditerrannéennes  des  Homosexualités

de  Marseille/Luminy)  en juillet 2000

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Le  RETOUR,   mon  SILENCE

AUJOURD’HUI …….

De  la DIFFICULTE de  DIRE

AUTOUR  d’une  PISSOTIERE

DEPORTE   POLITIQUE   ?

Ma   LIBERATION

Le  DOULOUREUX  problème  de  L’HOMOPHOBIE

TEMOIGNAGE   D’UNE   DEPORTATION   ET   D’UNE   VIGILANCE

L’affaire   ELCHINGER