François Delor, Ueeh 2001

UEEH JUILLET 2001 Conférence-débat François Delor

HOMOSEXUALITE       ET       PSYCHANALYSE

François Delor : Cet atelier va se décomposer en deux temps. D’abord je vais m’employer de donner un certain nombre de balises par rapport à ce que la psychanalyse à fait et surtout n’a pas fait à propos de l’homosexualité, ou pour reprendre la question autrement, ce que dit et ce que ne dit pas la psychanalyse de l’homosexualité. Dans un deuxième temps, il y a aura des questions qui seront des questions d’élucidation et aussi des questions de débat. Puisque d’emblée, je crois devoir préciser qu’il n’y a pas de bonnes positions psychanalytiques au sujet de l’homosexualité, que ce qui manque dans le champ de la psychanalyse c’est un débat au sujet de la place de l’homosexualité en psychanalyse. C’est l’occasion, ici, d’en débattre, mais pas dans une posture où la psychanalyse serait de tel ou tel côté puisqu’elle est au cœur de ce débat. Je ne suis pas là pour défendre la psychanalyse, mais de travailler, avec vous, à mettre la psychanalyse au milieu du débat.

La sexualité, cette pathologie

Pour rentrer dans le débat je dirais que la psychanalyse, malgré que son créateur (Freud) fut particulièrement vigilant par rapport à la notion de pulsion sexuelle et par rapport à la libido (on pourrait même dire qu’il en a fait son fond de commerce) à un problème avec la sexualité en ce sens qu’elle fait de la sexualité un problème. On pourrait dire que la psychanalyse est fondée sur le fait que la sexualité posant problème, il y a nécessité pour la psychanalyse de rectifier la trajectoire des individus dans le cheminement sexuel. Aussi il y a un mariage de la psychanalyse avec la sexualité, non pas pathologique mais pathogène. Toute sexualité n’est pas pathologique, mais tout exercice sexuel est susceptible de produire des pathologies, et c’est en cela qu’il y a un caractère pathogène de la sexualité. Et ce mariage fonctionne depuis l’origine de la psychanalyse, a été chercher du côté de l’inconscient (au sens qu’elle l’a aussi créé en l’ayant découvert) les signes de cette pathologisation possible de la sexualité. On pourrait dire que la psychanalyse est un peu cette expérience des grottes de Lascaux, la psychanalyse ayant eut l’impression de rentrer dans cette grotte de l’inconscient et d’y découvrir les signes du fait que la sexualité était pathogène, problématique. Le psychanalyste est quelqu’un qui habite dans cette grotte, il est le troglodyte de l’inconscient. A certains égards, le discours monopolise ces inscriptions en étant à la fois le découvreur de la grotte et l’interprète (à ses yeux légitime) de ce qui est écrit. Ainsi il y a un effet de monopole qui se crée, ce qui explique le nécessité de mettre des gens à l’entrée de la grotte afin d’interdire à tout le monde d’y rentrer, sauf accompagné du psychanalyste. Il y a intérêt, en terme de pouvoir, à avoir découvert la grotte et le sens des inscriptions qui y figurent, et à s’y être installé comme gardien légitime.

De là, il est dur de s’imaginer que la sexualité par la psychanalyse ne deviendra plus pathologique. Puisque cela fait partie non seulement de son fond de commerce mais de la nécessité même de l’exercice de la fonction et des pouvoirs qui y sont attachés. Et c’est pourtant là-dedans (en partie) que je travaille, ce qui n’est pas simple. J’essaye de rester à son seuil, car l’inconscient est un territoire sur lequel personne n’a le droit de mettre les pieds, si ce n’est le sujet en son nom. C’est pourquoi il vaut mieux rester à distance, et ne pas se donner le droit d’interpréter les signes qui se trouvent dans chacun des inconscients. Pourtant, depuis l’origine les psychanalystes se sont promené dans ces grottes avec des dispositifs cliniques et techniques qui leur permettraient d’en savoir quelque chose, établissant un ensemble de cartes géographiques de ces inscriptions, disant que dans telle grotte ils ont découvert tel signe et dans telle autre grotte tel autre signe. Suite à cela, ils ont fait des regroupements, ce qui leur a permis de créer les grandes catégories cliniques. Les grandes catégories cliniques reposent toutes sur l’idée que le rapport sexuel est problématique. Ainsi il n’y a pas possibilité de comprendre les catégories cliniques de la psychanalyse en se séparant de cette idée de base (de ce postulat) que le rapport sexuel est problématique. Ce qui en soit n’est pas tout à fait faux, le rapport sexuel est un peu compliqué. Parce que nous ne sommes pas entièrement comparables à des animaux (pour lesquels manifestement cela semble plus simple). Cette différence entre le règne animal et le règne humain nous indique qu’il y a quelque chose en plus dans la sexualité humaine. Mais le compliqué n’est pas nécessairement le problématique. C’est ici que se situe l’erreur fondamentale de la psychanalyse, avoir fait du compliqué un problème. N’est-il pas en train de transformer le compliqué en problème, au profit de la psychanalyse comme discours plus ou moins compliqué ? S’il y a un problème, c’est surtout du côté de la psychanalyse qui effectivement est plus compliquée que ce qu’elle prétend expliquer. Il y a des moments où on peut se demander pourquoi les auteurs disent les choses de manière tellement compliquée alors que c’est bien plus simple de dire que ce n’est pas simple. En vous disant cela, je viens de vous résumer au moins deux séminaires de Lacan.

Que dit Lacan dans nombre de ses écrits ? Que ce n’est pas simple. Mais il le dit de manière tellement compliquée que l’on croit que c’est très compliqué. Un exemple (parmi tant d’autres), un jour Lacan affirme durant l’un de ses séminaires qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Cela à fait du bruit, même à Paris où les gens se demandaient s’il était très intellectuel ou fou (mais comme les gens avaient l’habitude d’avoir les deux en même temps, ils se sont dit qu’il était fou et intellectuel) et lui demandent ce qu’il entendait pas là. Il lui faudra une année entière pour répondre, un an durant lequel il va expliquer que selon lui le rapport sexuel tout à fait complémentaire est impossible. Et en même temps ce désir de se compléter totalement est à la racine de la sexualité et du fantasme. Ce n’est pas très compliqué. Quand on examine la manière dont un enfant se structure dans sa relation avec sa mère, son père (ou parfois le chien), on voit bien qu’il essaie d’être tout entier dans sa relation avec l’autre, et que cela ne marche pas. Puisque quand l’autre s’en va, il pleure. Ou il se branle quand il est plus grand. On pourrait peut-être maintenant accepter que la sexualité soit compliquée, sachant que nous ne sommes pas en position de se demander ce que les psychanalystes en ont fait lorsqu’ils ont affirmé que c’était problématique. Ils en ont fait une solution et un problème. Quand on dit qu’une sexualité ainsi que son exercice est problématique, on fait exister l’idée d’une solution. Heureusement il n’y a pas de solution, puisqu’il n’y a pas de problème (bien que cela soit compliqué). Il y a des choses à faire, non pas sur le versant du problème mais sur le versant du compliqué. Et qu’ont-ils inventé comme solution ? Il fallait tout d’abords qu’ils inventent (et décrivent) ce que se serait pour eux une bonne sexualité.

Quel est l’arrière fond pour les psychanalystes d’une sexualité épanouissante et épanouie, respectueuse de soi et de l’autre comme sujet ? C’est une sexualité castrée. Cela signifie que les bons sujets sont ceux qui ont compris qu’ils n’auraient pas tout. La castration symbolique pour Lacan, la castration au sens de l’impossible pour Freud, c’est le fait pour un sujet de comprendre qu’il n’aura pas tout. Et c’est une opération qui doit se passer du côté de son inconscient, puisque l’inconscient est caractérisé par cette impossibilité de comprendre qu’il n’aura pas tout. On peut dire que l’inconscient est le lieu de la nostalgie du tout. Et lui faire comprendre cela, c’est dire qu’il nous emmerde avec sa demande d’avoir tout. La psychanalyse est donc réadaptative, elle veut supprimer la tension entre son sujet et son inconscient, c’est à dire entre le tout et le pas-tout. Il s’agit d’une opération de ratiboisemnent, de rabotage de la tension subjective. Le sujet ne doit pas être castré, il doit rester radicalement divisé dans cette tension entre le tout et le pas-tout. Et si le pas-tout vient aussi s’inscrire du côté de l’inconscient, ce n’est pas assez. Le pas-assez pourrait devenir un bon concept de la psychanalyse. Et de sociologie. Pour la psychanalyse les sujets sont toujours trop, il faut toujours couper quelque chose, et le couper là où c’est le plus enraciné, c’est à dire du côté de l’inconscient. J’aurais plutôt tendance à dire que le sujet soit amené à reconnaître cette part de lui-même qui est à la fois une part étrange et étrangère dans laquelle raisonne l’envie de tout, comme faisant partie de lui ou d’elle. La castration symbolique repose sur l’hypothèse du primat du phallus, c’est à dire du pouvoir imaginaire, de la domination complète de sa vie qu’il faut castrer le sujet. Du côté de l’inconscient.

Donc la psychanalyse repose sur la découverte de l’inconscient (c’est un pas majeur), sur l’interprétation des signes de l’inconscient (c’est un mode de pouvoir) et enfin un dispositif de cure qui vise à aller travailler dans l’inconscient sur ce qui rend problématique l’existence. Il y a donc une visée réadaptative pour beaucoup (le psychanalyste avec le dispositif normatif), un dispositif de savoir (les gardiens monopolistiques de la parole de l’inconscient) et enfin la découverte d’un lieu dont on ne pas nier l’existence. L’ensemble de ces dispositifs se rattache à un point central qui est l’idée que pour qu’un sujet aille bien, et que les autres aillent bien autour de lui, il faut qu’il soit castré symboliquement. C’est à dire que vienne s’inscrire dans son inconscient le pas-tout. Mais le pas-tout ne concerne pas n’importe quoi, c’est un pas-tout du côté du phallus. C’est donc inscrit d’emblée dans le rapport sexuel, dans l’optique de rapport entre les sexes.

A propos des rapports entre les sexes

Je reviens à cette histoire de grotte. Pourquoi les psychanalystes ont-il dit que dans la grotte le rapport sexuel était un rapport entre les sexes ? C’est ce que l’on appelle en bonne logistique une pétition de principe. C’est poser quelque chose que l’on a en tête sur le mode de l ‘évidence, comme un postulat de base nécessaire à la démonstration. Les psychanalystes étaient à ce point hétérosexuels (ou à ce point homosexuels refoulés) qu’ils n’ont pas pu imaginer que le rapport sexuel était autre chose que qu’un rapport entre les sexes. Ils ont donc créé deux catégories (en fait, sociologiquement parlant elles existaient avant, mais ils étaient bien dedans tel Obélix tombé dans la marmite), ils ont donc repris à leur compte en cadenassant l’idée que le rapport sexuel était un rapport entre les sexes. Et à partir de là, les sexes deviennent deux sexes. Le sexe masculin et le sexe féminin, d’ou le rapport entre les deux. Si on inverse la proposition et qu’on voit et qu’on voit qu’il y a du rapport sexuel, on est obligé de dire qu’il y a des rapports sexuels. Et donc se demander quels sont les sexes en cause dans les rapports sexuels. On peut dire qu’il y a le masculin avec le masculin, le masculin avec le féminin et le féminin avec le féminin. Non, car c’est beaucoup plus compliqué que ça.

L’inconscient, les psychanalystes on fait semblant de ne pas le voir, fonctionne effectivement comme les grottes de Lascaux où il est très difficile de savoir le sexe de l’animal qui est représenté, et encore plus le sexe de la main qu’il l’a dessiné. Il y a du sexe, mais on ne sait pas lequel. Par l’inconscient, il est possible d’y répondre (d’ailleurs Freud l’avait touché du doigt), du fait qu’il y a un caractère pervers polymorphe. C’est à dire que tout peut être sexuel, et que rien à certains moments peut être sexuel. Rien au sens de l’objet rien (le rien du tout) peut avoir une valeur sexuelle. Pour une femme ou un homme anorexique, manger rien a une valeur érotique. Même si c’est extrêmement douloureux et dangereux. Rien, comme tout peut avoir une dimension sexuelle. Et pas dans les codes du masculin et du féminin qui viennent après la pulsion sexuelle. La pulsion sexuelle s’organise dans des codes qui préexistent pour chacun d’entre nous, mais ils sont venus bien après la pulsion sexuelle qui était là bien avant, et elle s’est organisée. Puis peu à peu elle s’est stabilisée dans des codes. Et les psychanalystes ont repris ces codes. Ce qui l’intéresse, c’est de voir quels sont les sexes en présence. Tony Anatrella qui est prêtre avant d’être psychanalyste (ce qui lui rend très difficile le fait d’être psychanalyste mais qui ne l’empêche pas d’être con) explique que les homosexuels sont dans l’attrait du même sexe. Pourtant lorsque l’on interroge des homosexuels sur leur attrait sexuel, ils ne parlent pas du même sexe (en ce sens qu’ils ne prêtent pas à l’autre le même sexe). Non pas tant au niveau de l’organe mais davantage au niveau de la signification qu’à cet organe, au niveau de ce qu’il est possible d’en faire, au niveau de la représentation que peut prendre cet organe au cœur d’une vie psychique. Ce n’est jamais le même. Et donc, qu’en est-il de ce rapport au même, d’un même qui ne cesse de changer ? L’erreur est non seulement d’être une pétition de principe mais aussi et surtout d’être une pétition idéologique. Car décrire le même et le différent est une opération hautement politique. Et ayant découvert des signes kabbalistiques dans les grottes de l’inconscient, elle les a sexués en les catégorisant sur le mode du même et du différent. C’est en cela que l’idée du masculin et du féminin tiennent, le masculin étant égal au masculin, le féminin étant égal au féminin.

Dans la pratique de la cure, cela ne tient pas. Quand on me dit qu’un homosexuel masculin préfère le même, le même sexe que le sien, je dirais qu’il m’est arrivé souvent (ce n’est pas une règle) de me rendre compte que pas mal d’homosexuels masculins préféraient précisément le sexe de la femme. Et qu’ils le préféraient à ce point qu’en aucun cas ils le toucheraient, étant dans une adoration fascinée et craintive (d’autant que ce sexe féminin n’est pas le sexe de n’importe qui, ce n’est pas le sexe de la femme, c’est le sexe d’une femme en particulier). Ils ont un exercice de sexualité dans lequel le contact de peau à peau se passe avec un corps qui a les mêmes signes sexuels qu’eux, sans avoir le même sexe qu’eux, et dont on peut savoir que le fantasme qu’il l’habite est nécessairement différent (puisqu’il n’y a pas deux fantasmes qui s’équivalent). Le fantasme est une construction tellement complexe qu’il est impossible que dans cette salle deux personnes aient le même. La rencontre de deux sexes est avant tout la rencontre de deux fantasmes. C’est un croisement de fantasmes, et jamais les croisements permettent de dire que les sentiers sont les mêmes, faute de quoi il n’y a plus de croisement. Nous n’avons pas à parler là de mêmes sexes, nous avons à parler de sexes qui se rencontrent au croisement, et qui se rencontrant se reconnaissent nécessairement comme différents parce qu’inscrits dans une histoire. Rien de plus différent pour un homme que le sexe d’un autre homme, parce qu’il est inscrit dans sa sexualité, son histoire. Quant au sexe de la femme, il n’est pas a priori plus différent que celui de l’homme, mais les histoires des hommes et des femmes peuvent les rapprocher et à certains moment les écarter. Dans les croisements de mon histoire, j’ai rencontré (sur le mode érotique) plus de femmes que d’hommes. Mon histoire est longue (il reste encore des croisements) mais je ne me définirais pas comme homosexuel, au sens d’avoir choisi d’être sur le sentier du même. J’ai suivi un chemin qui a croisé d’autres chemins empruntés par des garçons, et à l’occasion par des femmes. Les psychanalystes se posent à un endroit du chemin, se mettent à un endroit où ils veulent faire le code de la route sérieux, rigoureux. On roule à droite ou à gauche mais pas au milieu, alors qu’en matière de sexualité on roule à droite, à gauche et au milieu puisque l’on ne sait jamais exactement l’endroit où on roule. D’ailleurs on ne peut pas le savoir car on est aussi porté par d’autres.

La grotte investiguée devient un lieu de pouvoir, avec en son sein la pétition de principe qui est qu’il y a de la différence sexuelle entre deux, entre les hommes et les femmes. Cette pétition de principe n’est pas seulement une erreur, c’est une erreur qui a des conséquences politiques car dès lors la psychanalyse ne peut plus comprendre la sexualité (pas plus l’hétérosexualité que l’homosexualité) elle va leur donner des statuts différents. Voilà où nous en sommes. La psychanalyse ne comprend pas plus les hétéros que les homos, mais elle ne leur donne pas le même statut.

L’hétérosexuel masculin ou féminin, c’est le rapport sexuel problématique entre les hommes et les femmes, c’est aussi la règle commune. C’est la règle de tous. Tous les humains sont normalement confrontés à cette nécessité de rencontrer l’autre sexe. Ils le font pour la survie de l’espèce, parce qu’il y a des sexes différents. Mais il est important de voir qu’en effet l’hétérosexuel devient la voie royale, l’autoroute des sexualités. Sur une autoroute on ne roule pas dans le mauvais sens, on roule naturellement dans le bon sens, et en allant vers une direction donnée. On ne se trompe pas, on ne peut pas se tromper. Et quand il y en a qui se trompent, on les rappelle et on leur demande s’ils n’ont pas vu la flèche qui indique par où il faut aller (vers l’hétérosexualité). Ce qui est problématique, d’ailleurs cela rempli les cabinets des psychanalystes. Si l’hétérosexualité allait bien il n’y aurait plus de psychanalystes. C’est pourquoi ils continuent de prétendre que cela ne va pas, avec le paradoxe de sous–entendre que malgré tout cela va mieux. Mais ils disent que cela ne va pas du tout, qu’il faut donc continuer à venir les voir. Et cela peut durer longtemps, puisque cela n’ira jamais tout à fait bien, mais c’est beaucoup mieux. Beaucoup mieux que quoi ?

L’homosexuel masculin, ce pervers

Le pôle du pervers a été longtemps la place laissée aux homosexuels masculins, c’est à dire le pôle du psychotique, celui qui dit être fou. Malheureusement pour les psychanalystes, les psychotiques ont rarement tendance à allé voir du côté des homosexuels (tant masculins que féminins). Pour eux l’homosexualité n’est pas une cause de folie. C’est peut-être soulageant, mais cela leur interdit de voir que certains gays et lesbiennes peuvent avoir de réels problèmes psychiques qui peuvent parfois aller jusqu’à la folie. Et ils mettent cela sur le compte de l’homosexualité. C’est embêtant comme diagnostique. Par contre du côté des pervers, les choses sont faciles : les hommes homosexuels sont pervers. En soit ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle qu’on se demande ce qu’il peut bien y avoir de pervers. C’est très simple, les hommes homosexuels aiment l’objet phallus. Qui a dit cela ? Le psychanalyste. J’ai déjà rencontré des gays qui me disaient des choses comme ça, mais pour dire aussi qu’ils aiment d’autres choses. Il m’est aussi arrivé de rencontrer des pervers, ce n’était pas quelque chose d’inscrit dans leur nature profonde. Les pervers authentiques ne consultent pas les psychanalystes pour la simple raison qu’ils vont très bien. Ces gens ont en général un objet de jouissance extrêmement précis. Ce n’est pas la bite, c’est la bite de Marcel à 9 heures du soir, dans le parc du cinquantenaire, dans telle allée, en sachant que la maman de Marcel regarde par …..

Le névrosé c’est la petite chèvre de monsieur Seguin qui a son piquet, sa corde et sa pâture. Cette dernière chipote, tire sur le fantasme, elle se sent attachée par le fait qu’elle sent qu’elle n’aura pas tout (mais essaye d’en avoir un peu plus). Et donc elle invente tout le temps, elle est à la distance de son fantasme tout en y étant tenue. Elle rencontre des petites chèvres et des gros boucs, et avec tout cela des nœuds se font ou se défont. On peut penser qu’il faut éventuellement défaire les nœuds. Le pervers se met soit à la place du piquet en se disant qu’il ne va pas se fatiguer à aller ici et là alors qu’il est bien ici, il prend la corde autour de lui et avec s’enchaîne au piquet. La réalisation fantasmatique pour le pervers est un code impératif. Si vous lisez Sade, vous verrez qu’il est plein d’impératifs (au premier desquels, de jouir sans mesure). Alors que le névrosé (et continuons de penser que la plupart des gens sont de bons petits névrosés) en matière de fantasme invente, bouge.

Le psychotique qui est celui dont on pourrait dire que c’est la chèvre qui a perdu, croit-elle, sa corde et qui de ce fait croit qu’elle est déjà dans la gueule du loup. Ils ne savent plus ce qui peut les protéger, ils sont toujours dans l’idée qu’un autre est en train de les dévorer. La petite chèvre se bat durant toute la nuit, elle n’est mangée qu’au matin, et pendant toute cette nuit (qui est l’équivalent de sa vie, c’est une belle métaphore de la vie), elle mange, broute et baise, bref elle oublie le loup. Sauf que le loup vient quand même la manger. Le psychotique est déjà dans la gueule du loup parce qu’il n’a pas cette corde à laquelle se tenir, cette protection paradoxale de la corde.

La femme homosexuelle, cette hystérique

Si l’homosexuel masculin a été mis du côté des pervers, qu’elle a été la position de la psychanalyse à propos de la femme ? De la mettre du côté de l’hystérique complètement non castrés. Il faut savoir qu’on a défini(t) l’hystérie à partir de la caricature que représente pour les psychanalystes la lesbienne. Il y a comme cela un effet de circularité. Qu’est ce donc une hystérique pour la psychanalyse ? C’est une femme qui ne sait pas, au fond de son inconscient, si elle ne serait pas un homme. L’hystérique est celle qui ne sait pas qu’elle n’est pas un homme mais qui en plus est convaincue qu’elle en est un. D’ailleurs dans leur inconscient elles auraient vraiment voulu en être un. Si on déconstruit ce raisonnement, on se rend compte que c’est à nouveau le primat du phallus qui est d’emblée posé, que l’inconscient féminin peut être décrit de manière générale comme le lieu du manque. Et on en arrive à l’image de la lesbienne qui se prend à ce point pour un homme qu’elle va choisir une autre femme comme partenaire. Ce qui en bonne logique est tout à fait ridicule car dans le cas d’une femme qui se prend pour un homme et qui va chercher une autre femme qui elle aussi se prend pour un homme pour partenaire, on peut se demander où est la femme.

C’est davantage la fille hétérosexuelle très proche des homosexuels masculins qui correspond mieux à ce schéma clinique, à la femme qui effectivement est le plus souvent hystérique, souhaitant être confirmée dans l’idée qu’elle pourrait être prise pour un homme. Mais pour se faire, il lui faut le demander non pas à un hétéro (qui de fait l’a prend toujours pour une femme) ni à une femme lesbienne (qui comme l’hétéro la considérera comme une femme) mais à un homme homosexuel qui pourra la prendre comme un homme. Et nous avons « les mouches à pédés », les filles proches des gays qui sont souvent caractérisées par cette demande, par le biais d’une identification inconsciente aux gays. Etre un homme passe par le fait d’être prise pour un gay, ce qui peut provoquer d’énormes souffrances quand on leur dit que l’accès à la backroom leur est impossible, puisqu’elles sont biologiquement des femmes. Ce que l’inconscient a quelques difficultés à entendre.

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Débat avec la salle

Nicolas : J’aimerais savoir qu’elle est la définition de l’inconscient. Avant que je m’intéresse un peu à certaines notions de base, j’avais l’idée que l’inconscient était ce que nous avions derrière la tête, une espèce de monde intérieur. Un monde intérieur dévalorisé parce qu’on met dans le même panier le fantasme et le reste. Et d’après ce que j’ai pu comprendre, l’inconscient ce n’est pas cela du tout. D’autre part, quand Lacan dit que l’inconscient c’est le social, comment cela s’articule ?

François Delor : Pour définir l’inconscient de manière un peu simpliste, je dirais que je suis venu au monde avec un disque dur relativement pas trop rempli mais avec tout de même des choses. Et heureusement, quand on appuie sur le bouton le système se met en marche. Certes parfois il y a des pannes de système, parfois cela produit des gens dont on se dit qu’ils sont fous (pour eux le système ne s’est pas bien mis en route, il tourne en boucle). Pour moi le système s’est bien mis en route, j’ai ainsi commencé à faire des petits traitements de texte basiques où j’ai mis des mots. C’est le début de mon traitement de texte. Et quelle est la fonction extrêmement importante en matière de programmation informatique sur l’écran ? …. Effacement ? Oui mais plus que çà. Le classeur ….? Oui mais c’est davantage une espèce différente de classement, un classement où on sauvegarde et/ou on jette à la poubelle. Cette dernière fonction est essentielle. Dans un disque dur on y met les choses que l’on veut y mettre, que l’on décide après ou non d’effacer. Dans une bibliothèque, le meilleur moyen d’égarer un ouvrage c’est de le changer de place. Tous ceux qui ont un traitement de texte, je les défie de me dresser la liste de ce qui se trouve dans la poubelle de leur ordinateur. Certains la vident avec une régularité obsessionnelle, d’autres la laissent gonfler (avec le goût du déchet qui peut caractériser tout autant), certains plutôt hystériques laissent cela à d’autres se disant qu’un jour il y aura bien quelqu’un qui viendra la vider. Mais nous ne savons pas tout ce qu’elle contient. Et bien, je dirai que l’inconscient est une poubelle dans laquelle n’est pas venu se mettre n’importe quoi. Il est venu s’y mettre des choses que j’ai volontairement mises de côté en me disant que je n’ai pas envie que cela reste quelque part, sans compter les choses qui sont venues s’y mettre d’elles-mêmes, des choses que je ne voulais pas voir, pas entendre. Parce que ma fonction poubelle n’est pas seulement une fonction décidée et volontaire, c’est aussi une fonction interne, psychique. Et la difficulté à laquelle nous sommes confrontés c’est que notre poubelle n’a pas la fonction « vider la corbeille ». Et tout cela s’organise, se sédimente sur le mode où cela a été jeté. C’est l’un des grands mérites de Lacan que d’avoir dit que l’inconscient est structuré comme un langage, puisque ce qui vient s’y jeter est de l’ordre du langage. Nous y jetons des objets culturels et de communication (texte, parole ….) qui prennent forme de langage. Mais un langage extrêmement désorganisé. C’est le bordel total dans cette poubelle, ce qui rend très complexe l’analyse de nos rêves et la structuration de nos fantasmes.

Pascal : A un moment donné lorsqu’on dit des choses très fortes, on ne sait pas ce qui se passe au fond de soi. Aussi des chocs émotionnels peuvent-ils provoquer une désagrégation complète de choses que nous avons en nous ? Par ailleurs, je voulais savoir comment joue l’affect par rapport au subconscient.

François Delor : Par rapport à la première question, au statut, au contenu de la poubelle, il n’y a pas de fonction (en tout cas consciente) qui permettrait de dire que l’on vide …..

 

Pascal : Mais justement, est-ce que la volonté peut avoir un réel impact ?

 

François Delor : On peut constater que des personnes extrêmement organisées se donnent le sentiment d’avoir la possibilité de gérer leur poubelle. Ce sont des gens qui tiennent des agendas précis et classés, croyant dominer les choses. Sauf que comme nous ignorons tout ce que nous avons jeté, il nous est impossible de le gérer. En tous cas totalement. Même si un travail clinique permet d’aller chipoter dans la corbeille (d’ailleurs, c’est le but). Un traumatisme vient éclabousser le sujet avec des contenus de la poubelle. C’est comme une pierre qui en tombant éclabousse et fait déborder, le sujet se retrouvant avec des lambeaux de cette sédimentation. Je compare assez souvent l’inconscient non pas à un marécage mais à un endroit dans lequel il y a eu de longs dépôts. C’est luxe, calme et volupté jusqu’à ce que tout à coup un événement viennent troubler ce bel ensemble. Et alors ça pue, on ne voit plus les jolis poissons rouges. C’est ce qui est effrayant pour le sujet. A d’autres moments cela se fait de manière beaucoup plus douce. Genre je reconnais en allant dans tel coin qu’il s’agit effectivement d’un coin problématique et que je préfère l’éviter. Le rapport que le sujet a avec son inconscient n’est pas un rapport d’hostilité totale, Freud parlait de « rapport d’inquiétante étrangeté ». Il y a une certaine inquiétude, on n’y va pas trop près (bien que cela en même temps assez fascinant) mais malgré tout on essaye d’en savoir un peu plus, il y a un côté menaçant.

 

Ensuite sur cette question de l’affect, pour rester dans cette histoire de corbeille, je dirais que certains éléments vont y être jetés précisément parce qu’ils ont une dose d’attrait qui fait très peur mais aussi plein de jouissance. Cela vient d’un truc qu’a un moment donné on a refoulé parce qu’il y avait un danger ou une excitation trop grande. Il y a donc dans l’inconscient des petits cailloux blancs qui sont des lieux de reconnaissance et de jouissance. Et lorsqu’on en retrouve les coordonnées dans sa vie concrète, on est rappelé à cette jouissance avec une inquiétante étrangeté. C’est bien de soi dont il est question, mais de quoi s’agit-il ? Ce qui effectivement peut provoquer ce que l’on appelle le véritable traumatisme, le traumatisme du rappel d’un ancien traumatisme qui a été refoulé dans sa dimension de jouissance. Je pense à l’exemple tout à fait typique d’un enfant victime d’actes pédophiles. Son tonton, un peu entreprenant, lui a caressé les organes génitaux alors qu’il avait 4 ou 5 ans. Et qu’a-t-il refoulé ? Certainement le tonton, parce qu’il avait ressenti que c’était impossible, et également la part de jouissance. Je ne dis pas que c’est le cas pour tous les garçons, mais pour lui il y a une part de jouissance. Et lorsque des années après il entreprend une cure car dans le cadre d’un rapport sexuel il a des problèmes (il ne bande pas bien qu’il soit hyper existé), que se passe-t-il ? Comment comprendre le « je ne bande pas » ? Par le fait qu’il ne peut pas bander puisque bander c’est constater l’espace juste de la jouissance, c’est montrer qu’il jouit. Et que le premier rapport dans lequel il se souvient est un rapport dans lequel il aurait voulu ne pas montrer de jouissance. Donc cela est refoulé, et il ne bande plus. Le fait de ne pas bander est donc un symptôme, il y a une trace de jouissance qui est un premier traumatisme, il y a une découverte traumatique de la jouissance qui se marque par le symptôme. Pour moi l’affect n’est pas dans le fait que la chèvre broute, il est dans le fait qu’elle a toujours envie d’aller un peu loin parce que l’herbe est toujours meilleure ailleurs. C’est à dire cette tension entre tout ce dont nous disposons et quelque chose en plus. Ce petit quelque chose, c’est pas tout, c’est le petit peu en plus, c’est le fait que ce garçon va voir le psychanalyse car il a envie de bander. Mais cela n’est pas tellement un désir (en soi bander n’est pas un désir, c’est un acte), mais c’est aussi un affect. J’ai le désir de pourvoir désirer avec quelque chose qui fonctionne. Et là il est dans la certitude que la petite chèvre qu’il est voudrait aller un peu loin mais ne dispose pas de la longueur de corde nécessaire, la corde lui semblant trop courte. Et bien, grâce à la cure, il desserre la code, il va dénouer un nœud de cette corde, cette zone de jouissance qui fait nœud.

 

 

Nicolas : Il y a une chose qui m’inquiète dans ton histoire de poubelle, c’est que plus on vieillit et plus la poubelle est pleine. A un moment donné, cela doit bien exploser ?

 

François Delor : Bien sûr, et c’est toute la question de la purge. Comment s’organise une poubelle au niveau de l’inconscient ? De façon très sédimentaire, c’est à dire qu’il y a une première couche qui s’est constituée et qui va servir de zone d’organisation pour ce qui va venir après. Et par-dessus tout cela se produit un phénomène de compostage. Freud avait très bien repéré ce phénomène en remarquant que c’est assez extraordinaire la manière dont l’inconscient fonctionne en inscrivant sa propre mémoire, ses propres cycles de mémoire. Il avait même essayé de faire des schémas électriques de ce processus, avec des synapses (Freud s’interrogeait sur les systèmes de mémorisation inconscients, en disant que l’inconscient ne garde pas les objets mais les coordonnées de plaisirs et de déplaisirs de l’objet).

 

Ce qui renforce l’idée de la petite chèvre, car si vous la voyez d’en haut vous allez voir qu’elle a un circuit privilégié. Elle ne fait pas simplement le tour (elle n’est pas un âne), elle choisit et passe sans trop le savoir par le même chemin. Il y a un côté mémorisation qui prend beaucoup de moins de place que les objets. Et ce compostage est une organisation qui simplifie les choses, et qui conscrit le fantasme. C’est donc en cela qu’il ne s’agit pas d’une poubelle qui deviendrait explosive, mais par contre il s’agit d’un fantasme qui a tendance à se rigidifier et qui s’alimente au fur et à mesure de tout ce qui se passe et de tout ce qui se refoule pour alimenter le circuit. C’est ce qui faisait dire à Freud que plus on vieillissait et plus il était difficile de faire une cure, du fait d’un effet de durcissement fantasmatique. Les couches successives ne finissent pas par déborder, mais par se durcir autour d’une structure élémentaire de signification. Structure qui n’en est pas moins complexe, le fantasme ne se limite pas à « je veux aller baiser dans les bois ». Bref, on peut donc parler d’un traitement des déchets.

 

 

Pascal : A propos de cette sédimentation, la psychanalyse nous explique que l’on construit sur cette sédimentation, Aller faire un travail chez un psy c’est décharger quelque chose. Mais est-ce qu’un choc peut radicalement changer les choses, remette en cause de notre propre construction consciente et inconsciente ?

 

François Delor : C’est important d’avoir distingué la construction consciente et la construction inconsciente. Du côté de la construction inconsciente, l’homosexualité n’existe pas. Je n’ai jamais rencontré le fantasme homosexuel. J’ai rencontré des fantasmes assez structurés dans lesquels les rapports entre hommes ou entre femmes existaient, mais cela ne se décline pas ainsi. Au niveau du conscient par contre, c’est bien ainsi que cela se décline, et là il peut avoir beaucoup de changement. Et quelle sera l’opération de changement ? Ce n’est pas une modification du fantasme qui doit être visée mais du rapport que le sujet peut avoir avec ce fantasme. C’est à dire en connaître un peu plus, pour mieux comprendre en quoi notre fantasme nous pose problème. Car si nos fantasmes ne nous posaient pas de problème il faudrait certainement les laisser tranquilles. Mais les symptômes (c’est à dire les souffrances) sont reliés à des « mais » dans le fantasme. C’est important d’aller voir de plus près dans le côté du fantasme pour voir ce qui fait problème, histoire de diminuer la souffrance du sujet. Qu’est-ce que cela va avoir comment effet au niveau conscient ? Le type qui se rend compte qu’il a refoulé son homosexualité depuis qu’il est né, sans savoir pourquoi, explique que c’était la pression sociale (tout en continuant d’avoir une vie sexuelle à ses yeux déplorable). D’ailleurs c’est pour cela qu’il vient consulter. Et parlant de sa vie sexuelle, il explique qu’il éprouve une très forte envie de pénétration anale mais qu’en même temps cela suscite chez lui une peur totale. Et le voilà en train de raconter qu’il s’imagine dans une backroom où il voit un jeune homme subir (c’est le mot qu’il emploi) un fist-fucking, et lui voyant cette scène s’évanouit. C’est un symptôme qui vient s’exprimer là de façon évidente. Le travail ne va pas être de nous nous permettre de repérer ce qui dans cette scène était traumatique, à savoir les impositions de suppositoires que sa mère lui donnait sur le mode de la punition. Ce n’est pas le seul garçon à parler du suppositoire comme ayant été donné sur le modèle de la punition, et même quand on dit que ce n’en est pas une cela peut être ressenti comme tel. En cela je n’incrimine même pas la mère, il est tout à fait possible qu’elle en mettait disant à l’enfant qu’il faisait des manières. Ce n’est pas être sadique. Mais en l’espèce, pour ce garçon il y avait quelque chose de totalement insupportable. Et on trouvait bien dans son fantasme cette complexité du partenaire fantasmatique. Il y a le partenaire réel et le fantasmatique, il y a l’acte interdit (pour lui). Cela lui permet de reconnaître derrière le partenaire qu’il a l’envie qu’il aurait pu avoir à un moment donné de répéter un acte, et l’horreur que cela représentait pour lui.

 

Ce n’est donc pas pour rectifier les gens que nous devons agir (sinon arrêtons d’agir tout de suite), c’est pour permettre aux personnes qui ont une souffrance de retrouver les coordonnées inconscientes de leur souffrance. Et à partir de là, parfois le nœud se défait. Mais on échange le fantasme. On ne va pas aller retirer les suppositoires qu’il avait à 5 ans, ils sont là, irrémédiablement, ils sont inscrits dans son histoire.

 

 

Pascal : Pourquoi le sexe tient-il une telle place dans la psychanalyse ? Après tout, nous sommes pleins d’autres choses.

 

François Delor : C’est l’une des grandes hypothèses freudiennes. Il y a l’hypothèse d’une vision pathologique ou pathogène de la sexualité, et l’idée que tout est sexuel. En effet, on peut discuter cette hypothèse (à titre personnel je ne suis pas totalement d’accord). Le schéma logique de Freud est de dire qu’au départ les enfants nous montrent qu’ils sont sous le règne de la pulsion qui n’est pas initialement sexuelle. Bien au contraire nous dit Freud, il s’agit d’une pulsion vitale. Et c’est en cela que tous les enfants humains sont caractérisés d’être des prématurés incapables de se sortir seul des nécessités de l’existence, tout en étant plongés dans un monde de langage très exigeant en matière de compétence symbolique. De la sorte les enfants sont soumis à rude épreuve. Et effectivement nous assistons à la coexistence d’un tas de phénomènes d’apprentissage aux cours desquels nous apprenons nombre de choses (comme s’habiller, être propre, chanter…..) et le maintient de ce qui est de l’ordre du pulsionnel (téter, sucer son pouce). Les enfants entre 1 et 2 ans sont dans la pulsion, ils ne cessent de nous montrer que c’est cela qui à un moment donné les domine. Si vous prenez la tétine d’un enfant d’un an, vous accomplissez un acte qui pour vous est peut-être symbolique mais qui aux yeux de l’enfant relève de la seule pulsion. Vous le privez de son objet pulsionnel.

 

La question que tu poses c’est celle du destin des objets pulsionnels dans la culture. Freud dit que nous sommes tous dans un genre de panta-sexualisme. La manière dont j’utilise cette bouteille pour boire démontre une pulsion sexuelle orale, sauf qu’il me semble que la culture a des productions autonomes qui ne sont pas nécessairement reliable à la pulsion, et surtout que la pulsion n’est pas nécessairement sexuelle. Même chez l’enfant, on trouve des signes d’une pulsion non-sexuelle, notamment une pulsion du côté du langage. Quand un enfant commence à ânonner ses mots, on peut dire qu’il mange ses mots, qu’il est dans une tension entre pulsion d’objet sexuel et pulsion symbolique (au sens qu’il essaie d’acquérir le langage comme objet). Et du moment où le langage devient objet, il ne s’agit plus du langage en tant qu’objet sexuel mais objet à part entière, objet de culture, de relation, de communication. Aussi je dirai un peu en retrait vis-à-vis de Freud, ne minimisons pas la présence du sexuel mais n’en faisons pas pour autant la règle pour tous, partout, toujours. Il y a d’autres objets à la pulsion. Quant à la pulsion et son destin, elle reste en nous jusqu’à la mort. Nous sommes remplis de pulsion. Mais le destin de la pulsion c’est d’être par l’éducation, la socialisation de l’individu domestiquée. Ce qui va produire le refoulement. Tout n’est pas sexuel, mais beaucoup plus qu’on ne le pense.

 

C’est d’ailleurs pour cela que les gays et les lesbiennes ont un problème avec la psychanalyse. Je dirais plutôt que la psychanalyse a un problème avec les gays et les lesbiennes. Dans cette vision d’une sexualité globale, pulsionnelle générale l’idée de l’ordre social devient une préoccupation majeure. Si vous imaginez que les humains passent leur temps à vouloir se toucher, se baiser, il faut y mettre de l’ordre. Si même lorsqu’ils vont au théâtre ils n’ont comme unique préoccupation de se toucher, il faut y mettre de l’ordre. La psychanalyse devient gardienne de l’ordre, en disant que tout est sexuel. Je crois que l’on a avantage à dire qu’il y a plus qu’on ne pense de sexuel, mais pas tout, afin de laisser des zones dans lesquelles des choses se passent sans que nécessairement on s’en soucie. Sinon effectivement, la moindre chose nous paraîtrait obscène. Les gays et les lesbiennes, chacun à leur manière ont été mis du côté de l’obscène. Au nom notamment de cette omniprésence de la sexualité sur fond de « il faut y mettre de l’ordre ».

 

 

Pascale : Justement cela m’intéresse de savoir pourquoi tu interviens ici. Pourquoi avons-nous un atelier sur la psychanalyse dans lequel malgré tout tu t’es largement isolé en disant un certain nombre de choses, tout en étant toi-même psychanalyste ? Aussi que viens-tu dire? Viens-tu rattraper les conneries des psychanalystes ? Sachant que chez les gays et les lesbiennes ce n’est pas un truc qui passe facilement. D’autant que tout le monde n’a pas besoin de psychanalyse.

 

François Delor : Pourquoi je viens ? Tout d’abord pour m’amuser. Mais ce n’est pas une bonne réponse, c’est une échappatoire. Dans ma trajectoire il y a une rencontre avec la psychanalyse qui n’est pas anodine. Et ayant rencontré cet arsenal de théorie et de pouvoir, c’est devenu un problème. C’est à dire que le problème avec lequel je rentrais en analyse s’est doublé de celui de la rencontre avec la psychanalyse. Et de cela j’ai entrepris de faire un travail qui a pris le temps qu’il a pris, qui n’est toujours pas fini (d’ailleurs c’est le genre de processus qui ne peut être fini). D’ailleurs il me semble que c’est dangereux pour des gays et des lesbiennes d’aller n’importe où, n’importe comment en analyse. Sans savoir que ce lieu a vocation thérapeutique (ou à ne pas faire mal) c’est un lieu extrêmement puissant où la norme se transmet et où le pouvoir d’entrer dans l’inconscient ouvre la porte au pouvoir de l’autre. Après un certain nombre d’années, je me suis dit que ce n’était pas le fait qu’il me semblait que j’avais des collègues pas adéquats. Attention, ce n’est pas aussi simple que cela. C’est un peu comme quelqu’un qui dirait avoir eu recours à la chirurgie esthétique (après qu’on lui ait promis qu’il serait mieux qu’avant) et qui se rendrait compte que le médecin l’avait fabriqué à l’image de ce que lui voulait comme quelqu’un de bien, quelqu’un dans lequel cette personne ne se reconnaît pas. Et je me suis rendu compte que le trajet que j’ai fait était aussi en partie un trajet de lutte contre la psychanalyse. Cela, me semble t-il, est important à dire. Ce qui rejoint ce qui vient d’être dit, bien évidemment que tout le monde n’a pas besoin d’une analyse. Celle-ci a une indication, c’est lorsqu’un symptôme ou des symptômes lourds (des symptômes nous en avons tous, en soit ce n’est pas un problème), douloureux et identifiés par le sujet lui-même se manifestent, à ce moment là voir un analyste peut avoir du sens. A condition d’être prévenu sur les éventuelles conséquences, que ce n’est pas un jeu intellectuel, que justement c’est un jeu politique dans lequel on entre. Il faut savoir qu’en effet pour certains types de symptômes l’analyse est une véritable indication. Je pense essentiellement aux gros symptômes psychosomatiques qui peuvent être extrêmement encombrants. Et effectivement à ce niveau nous avons des réussites majeures. Mais que la psychanalyse participe à une parole du style « vivez avec », cela me parait une bonne idée, mais là nous abordons le côté industriel de la psychanalyse.

 

 

Pascal : Et à propos des pervers, la société dit qu’ils sont dangereux pour les autres. Indépendamment de la question de la morale sociale, est-ce que les autres sont en capacité d’exiger qu’ils suivent une cure ?

 

François Delor : D’abord tous les pervers ne sont pas dangereux, il y en a. Cela dépend de leurs fantasmes. S’ils ont le fantasme de se branler sur des coquelicots, ils sont dangereux pour les coquelicots. Et encore ….. Vraiment cela dépend chaque fois du fantasme. Il est strictement impossible d’imposer un cheminement analytique à quelqu’un. Il est extrêmement rare que le pervers vienne de lui-même dire qu’il a un problème, pour la simple raison qu’il va bien puisqu’il a trouvé une solution. Si on vous dit d’aller faire un travail, allez le faire ailleurs que chez un analyste. L’analyste nécessite la demande, faute de quoi l’inconscient est fermé ……

 

Pascal : Et justement quelle est la position de la psychanalyse à propos du pervers ? La psychanalyse doit-elle le mettre hors du champ social ?

 

François Delor : La psychanalyse, lorsqu’elle intervient dans le champ politique risque bien souvent de dire des bêtises. C’est pourquoi il est préférable de parler à partir de la cure (domaine où elle dispose d’une certaine expérience). Dans le cas que tu soulèves, il me semble que les psychanalystes doivent s’exprimer en tant que citoyens et pas en tant que psychanalystes. Tous les citoyens ont légitimement envie d’être protégés, c’est pourquoi ils demanderont aux autorités de faire le nécessaire. Il n’est pas nécessaire d’être psychanalyste pour le dire. A la limite, dire une telle chose en tant psychanalyste c’est commettre une erreur, c’est mettre un képi dont on a pas besoin.

 

 

Marie : Dans tout ce que tu viens de dire il y a trois petites choses qui me gênent quelque peu. D’abords on se rend vite compte que la psychanalyse en général, professionnelle et donc officielle, que c’est un peu le Fils, le Père et le Saint Esprit (la cathédrale de la psychanalyse), mais lorsque tu parles de l’inconscient comme d’une poubelle, je me demande si ce n’est pas le ça (ou une partie) qui serait une poubelle. Cela me choque d’entendre parler de l’inconscient comme étant une poubelle. Certes il y a bien de la poubelle dans l’inconscient, après tout il faut bien le mettre quelque part, mais c’est quelque chose qui me gêne profondément. Je suis ni scientologue, ni humaniste, mais l’inconscient est tout de même une source. J’ai l’impression que définir l’inconscient ainsi peut mener jusqu’à certains totalitarismes. Ensuite sur cette histoire de sexe tout à fait complémentaire impossible, c’est toujours pratique de définir cela comme étant l’amour impossible. Mais cela reste rapide, facile à dire. Après tout, le moteur du désir reste de trouver quelqu’un avec qui on est bien. Nous avons tous ce fantasme (même les gays lorsqu’ils s’amusent dans les près et les forêts) de rencontrer l’âme sœur. La solitude à deux c’est très bien. Je comprends ce que tu as voulu dire, mais cela m’a semblé quelques peu réducteur par rapport aux sentiments que l’on peut avoir à un moment donné. Et même si c’est une illusion, y croire fait que c’est réel. Enfin, je suis profondément choquée que tu reprennes à ton compte même pour en parler, même pour l’analyser de façon très neutre (c’est la grande spécialité des psy), cette histoire des filles qui fréquentent les gays de cette manière, les « mouches à pédés ». Je trouve qu’il y a là un vrai débat, et qu’il est d’actualité. Pour terminer, je crois qu’il n’y a pas que la psychanalyse officielle, personnellement j’ai essayé la psychanalyse officielle à plusieurs reprises, j’ai demandé en vain d’avoir une psy femme. On vit tous notre premier amour de manière problématique (ce qui aide à grandir), et pour ma part j’ai échappé à 10 ans de dépression parce que j’ai eu à faire à quelqu’un qui m’a certes quitté mais qui a fait l’effort pendant plus d’un an de rester suffisamment neutre pour m’offrir tout un champ de possible. Je lui dois pratiquement la vie est pourtant elle m’a fait du mal. Là aussi, il y a la fameuse contradiction. Je veux dire par là que lorsque tu parles d’analyse c’est quelque chose de très rigoriste. On fait tous, tous les jours de l’analyse sauvage. A un moment donné j’ai eu l’impression que tu étais scientologue.

 

François Delor : Toute réponse à ce qui vient d’être dit ne ferait que confirmer ce qui vient d’être dit, cela amènerai plutôt l’orateur à se taire. Puisqu’il y aurait tendance à dire qu’il en sait davantage. C’est donc assez périlleux. Mais en même temps je ne trouve pas que les questions sont agressives. Donc :

 

Le Père, le Fils, le Saint Esprit, le ça n’étant pas simplement une poubelle. Je redis que j’ai fait la distinction entre poubelle et corbeille. Je reconnais que le terme de corbeille est plus positif (il y a les deux). Il y a un côté poubelle où on jette des choses que l’on ne veut plus voir, plus entendre, et en effet c’est à partir de là que tout se crée. Mais pour reprendre l’image du marécage, c’est du fond du marécage que jaillissent les choses les plus riches et les plus vitales. En l’espèce ce n’est pas du tout cela que je voulais dire, ce n’était pas du côté du sale et du propre. Ceci dit, je suis intéressé par le fait que tu amènes la question du saint esprit, du doctrinaire psychanalytique. Pour ma part j’essaye d’être anti-doctrinaire. Et on peut reprocher aux anti-doctrinaires d’être eux-mêmes doctrinaires. Mais c’est vrai, et Foucault nous l’a bien montré, il est difficile de contester un registre du pouvoir sans s’exposer soi-même. Foucault notait bien que cela ne pouvait être qu’un travail, et pour ma part j’essaye de cultiver l’incertitude. Seulement elle en pousse pas bien. Par rapport au sexe complémentaire, bien sûr l’amour total est impossible tout en étant l’objet du fantasme. En cela il est l’illusion la plus réelle, et donc à ce niveau je n’ai pas de problème. Pour autant je ne veux pas dire que je suis réducteur, et je ne crois pas qu’on puisse dire que je le suis. Car dire que l’objet d’amour est en effet à un moment donné impossible, dire que confronté à cet impossible l’illusion peut en prendre la place, c’est vrai, on le constate. Dire qu’en même temps cette illusion est dotée d’un caractère de réel (absolument magnifique d’ailleurs à certains égards) n’est pas du tout réducteur. Puisque l’on élève l’autre à cette dignité extraordinaire d’être l’impossible. Au contraire, il s’agit d’une majoration de l’autre à un statut inédit pour lui. En arrivant à Marseille, je sais qu’elles sont mes possibilités mais j’ignore de quels impossibles chez l’autre je pourrais être l’objet. Et je trouve là qu’il y a une invitation à être plus que moi-même. Dernier point, lorsque je parle des filles qui fréquentent les gays, je mets quelques gants. Mais pas trop parce que le politiquement ou le scientifiquement correct m’ennuie. Si des auteurs parlent de ces filles dans des termes clairement injurieux, je peux citer ces auteurs sans reproduire l’injure. Mais il y a un moment où pour dénoncer une injure il faut la prononcer, en y mettant les guillemets, en disant que ce n’est pas cela que l’on veut dire. Mais je veux quand même en dire quelque chose, comme dire que souvent ce qui est invisibilisée chez ces filles c’est une véritable souffrance.

 

Marie : Tu n’as pas besoin de parler de la souffrance des femmes ……

François Delor : J’avoue, j’aurais pu le dire d’emblée, je suis un homme. Même si je mène des travaux scientifiques, mes références sont des références de ma propre histoire. Certainement que je fais attention (parce que je le sais) à ne pas minimiser les femmes dans ce que je dis. J’ai même parfois le sentiment de faire un effort. Mais cela reste un effort, et je mentirais si je disais que ce n’en est pas un puisque je suis né dans un monde où la domination masculine existe, que j’en été nourri. Je suis né en Belgique au moment (je ne dirais pas quand, car je suis un peu coquet) d’un régime sociopolitique où la domination masculine était encore très marquée. Je suis né d’un couple hétérosexuel où pourtant la mère était dominante, mais elle m’a raconté une histoire de domination masculine. Et c’est dans cela que j’ai été élevé. L’effort que je fais et auquel j’invite les autres à le faire, reste un effort. Et je mentirais en disant que je n’ai plus d’effort à faire.

 

 

Danielle : J’ai passé mon diplôme de psycho en 80/81, et dans le cadre de l’épreuve orale j’ai tiré la théorie de la castration. Et alors j’ai recraché tous mes cours, par cœur. Sauf qu’à un moment donné l’examinateur m’a demandé quelles étaient les femmes qui ne sont pas sur le versant symbolique de la castration. J’ai eu un blanc total. Puis le prof m’a sorti qu’il s’agissait des féministes. Comme je voulais mon diplôme, je n’ai pas trop réagi. Après, cependant, je suis allée voir un autre prof auquel j’ai raconté plein de choses sur les féministes, et ce dernier m’a répondu qu’on ne pouvait pas faire la révolution du symbolique. N’oublions pas que la psychanalyse à cette époque était quand même un pouvoir qui reprenait à son compte cette domination masculine sans en faire l’analyse critique. Alors qu’il fallait la faire. N’étant pas théoricienne, je n’y suis pas arrivée. C’est pourquoi je suis extrêmement ravie que tu sois là et que tu dises ce que tu dis.

 

François Delor : Par rapport à l’ordre symbolique, je suis en préparation d’un texte (qui sera normalement publié) précisément sur la critique de l’usage de ce concept tel qu’il a été employé par l’anthropologie et la psychanalyse durant les 40 dernières années au cœur des débats normatifs les plus importants qui ont concerné le rapport entre les sexes, la politique du PACS en France, les évolutions en matière de reconnaissance sociale des gays et des lesbiennes. Mais au-delà de ces questions, ce qui parait être la question la plus cruciale est celle de la domination masculine, à partir de laquelle j’ai commencé à comprendre la domination des femmes. C’est vraiment cette domination qui me parait devenir la clef. L’anecdote que l’on vient de nous raconter est complètement cohérente par rapport à l’image de la castration. La castration symbolique étant cette opération par laquelle on dit pas-tout, et pour une femme le pas-tout qui s’inscrit dans l’inconscient c’est « pas tout à fait bien dans ta peau de femme et supporte le fait que tu es en manque ». Et si une femme ne veut pas supporter une telle chose, c’est qu’elle veut être un homme. C’est pourquoi la caricature des féministes fut celle des femmes qui parce qu’elles revendiquaient le phallus n’étaient pas symboliquement castrées.

 

C’est une horreur à double titre. D’abord les femmes de façon générale ont un regard très critique à ce propos puisque c’est l’objet qui les opprime. Ensuite dire une telle chose est une manière de figer l’ordre symbolique, car on dit alors aux femmes que leur condition de femmes ne vient pas d’elles mais de la nature, qui elle-même vient de Dieu. Il y a une divinisation qui est à l’œuvre dans l’anthropologie et la psychanalyse, et donc l’ordre symbolique prend un « o » majuscule. Et dans « majuscule » vous avez « masculin ». La majuscule est du côté du masculin. Bref, je suis en train d’écrire cette critique, mais c’est un gros travail. Ici, j’ai le sentiment que ce que je dis vous êtes au moins d’accords de l’entendre, et éventuellement de faire un travail afin de le comprendre. Il y a des lieux dans lesquels ce que je dis est plus qu’inaudible (cela va jusqu’à influencer les patients afin qu’ils ne viennent plus en analyse chez moi). Nous sommes dans des jeux qui sont extrêmement violents. Le fait d’être à Marseille, la distance aidant, me permet de dire certaines choses. Mais ce n’est pas un jeu gentil entre psychanalyses.

 

 

Muriel : Tout à l’heure tu parlais des chemins, des rencontres, et j’avais l’impression que tu faisais éclater l’idée même de l’homosexualité, ce qui permettrait de sortir de la catégorie homosexuel/hétérosexuel. Par ailleurs, en même temps tu disais que sur ton chemin des rencontres tu as rencontré plus de garçons que de filles, aussi la question serait de savoir comment on articule ces deux choses. Sachant que d’après ton propos il y a tout de même à la base l’idée d’une préférence pour les garçons, pour le fait de rencontrer les garçons.

 

François Delor : A propos de cette histoire d’ordre de la préférence, Lacan disait « cette chaîne étonnante de rendez-vous, de hasards et de rencontres ». Les rendez-vous sont des choses que l’on décide, les rencontres sont des choses qu’on décide un peu sans trop le décider, mais le hasard, les aléas ne se décident pas. Aucune des rencontres n’est anodine, chacune, quel quelle soit laisse une trace. Et si on reprend le travail de Freud sur le fonctionnement même de l’inconscient, la trace est une invitation à repasser par là car elle a les cordonnées de plaisirs et de déplaisirs. Et cela vous allez en faire l’expérience si une année vous partez en vacances et que l’année suivante vous repassez dans le même pays, la même région. On se dit que l’on repasserait bien par ici ou là, on se demande si ce petit restaurant existe encore, c’est à dire que l’on recherche les coordonnées de plaisir ou de déplaisir. C’est en cela que je dirais que je suis le fruit d’une rencontre qui a du être assez précoce, qui a du être hasardeuse, et ce fut avec un garçon. Nous sommes tous très précoces et la mémoire est ce qui nous permet de nous rappeler du fait que nous avons été précoces. Est-ce que c’est le fait qu’il venait d’ailleurs ? Est-ce que c’est le fait qu’il était un peu tout seul ? Je n’en sais rien, mais cette rencontre a certainement été déterminante. J’espère vraiment que d’autres rencontres viendront modifier cette cartographie un peu trop sérieuse, un peu trop écrite. Mais je sais aussi que plus le temps passe et plus j’aime passer sur les chemins où je suis déjà passé, parce que j’y reconnais des personnages familiers, des personnages propres, et je me retrouve là dans mon histoire. Je dirais que mon histoire est une histoire avec les garçons, mais je n’aime pas dire que je suis homosexuel parce qu’ainsi je prédis une histoire dont je ne sais rien. Je dis aussi quelque chose d’un moment où je ne l’étais pas.

 

 

Robert : Le langage est le lieu où on parle de la sexualité, et je suis extrêmement sensible à cela. C’est pour cela que j’apprécie beaucoup ta parole, on ressent ta parole comme n’étant pas une parole masculine. Et même si on ne comprend pas tout ce que tu dis, on reçoit. Ensuite, il me semble que les militants gays et lesbiens ici présent se situent sur le terrain de la loi. Et il y aurait une interprétation très intéressante à faire de l’histoire du mouvement gay sur le plan psychanalytique, de la fondation mythique de Stonewall. Il faut dire que Stonewall n’a pas vraiment marqué le début du mouvement de libération gay, mais c’est l’histoire de personnes qui sont sorties d’une sphère privée pour descendre dans la rue afin de s’attaquer à la loi, à la police, au pouvoir symbolique du phallus. Les origines mythiques du mouvement de libération gay qui coïncide avec le désir d’une réappropriation du phallus symbolique de la loi. Mais est-il plus important d’avoir le PACS que de lutter pour le PACS ? Est-il plus important d’avoir le droit d’adopter des enfants que de se battre pour ce droit ? Voulons-nous, en quelque sorte que la loi soit notre refuge ? Le défi est de combattre la loi plutôt que de combattre afin d’obtenir de simples modifications de la loi. Voulons-nous qu’il y ait davantage de contraintes externes afin de nier notre souffrance interne ?

 

François Delor : Enorme question. En plus elle est très fructueuse, mais compliquée. Tout d’abords je dirai que j’ai le sentiment que dans ces combats, les acteurs sont divisés à la fois entre eux et à l’intérieur d’eux. Si on les interrogeait chacun, ils auraient certaines difficultés à répondre clairement. Je crois qu’ils se battent pour la loi au sens de ce que tu pourrais appeler la loi, ils se battent aussi pour accroître les espaces de reconnaissance. Ce n’est donc pas pour la loi, mais pour eux-mêmes et pour les autres qu’ils se battent. Ce que je trouve intéressant, c’est que l’on analyse trop peu la manière dont ces combats s’organisent, c’est à dire la manière dont les luttes de pouvoir reproduisent la domination masculine. Ce qui m’intéresse dans une assemblée en lutte, c’est de voir qui crie encore aujourd’hui le plus fort. Souvent ce sont les hommes, et pas parce qu’ils ont une voix plus forte. Alors pourquoi ce besoin de parler plus fort ? Où est-ce qu’ils prennent place ? Comment se présentent-il ? En effet il existe une multitude de circonstances où les femmes pourraient, peuvent prendre la parole, mais étant effectivement sensibles aux conditions de prises de parole dans lesquelles elles se retrouvent, celles-ci n’osent pas prendre la parole.

 

Et cela me parait une question que l’on peu reprendre de ton côté. S’agit-il de prendre la loi comme objet (on pourrait se demander s’il s’agit de prendre la voix, le pouvoir comme objet). Le tout est de connaître l’autre d’emblée, et a priori comme véritablement un égal. Cela devrait être un travail préliminaire à toutes actions. On part dans une action et on se dit qu’il manque des femmes. Mais qu’avons nous fait avant pour qu’il y en ait ? A quel moment et avec qui réfléchissons-nous à tout cela ? Hier on me racontait que quelques hommes parlaient de l’absence de lesbiennes et qu’ils semblaient avoir un discours extrêmement scientifique à ce sujet. Le problème c’est que c’étaient des hommes, pas des femmes. Ce qu’ils ont dit fut peut-être tout à fait exact, mais à quel endroit, à quel moment prend ton le temps de s’interroger sur l’absence pas seulement des femmes puisqu’il y a également des tas d’hommes qui sont eux aussi absents ? Pourquoi, comment s’interroge-t-on ? Mais cela devient autre chose, car pour cela il convient de se taire, de baisser les armes et de laisser la parole à l’autre. Au Ranwda, il existe une formule pour clore une assemblée comme celle-ci, c’est « nous pouvons déterrer les lances ». Ce qui signifie qu’avant de commencer à parler les lances ont été enterrées, ce qui rend la palabre possible. Symboliquement les lances sont déposées à l’entrée de la salle. D’ailleurs la salutation ranwdaise se fait à deux mains (afin de monter que l’on a pas de lance). Notre problème c’est que nous gardons toujours une lance, celle de la langue ou du pouvoir. Nous n’arrêtons pas d’avoir cette lance et de la garder. Et c’est à ce niveau que nous avons du travail à faire. D’ailleurs cela rejoint des choses qui ont été dites quant à la préparation d’une assemblée, sur la question de savoir comment faire pour que cela soit à la fois participatif, tenable, tout en permettant que les gens puissent être entendus (et soient entendus).

 

 

Jean-Michel : Comme toi je suis gay et j’ai eu à faire à une mère dominante sur moi et sur mon père. Est-ce que c’est un pur hasard où est-ce que la psychanalyste dit quelque chose à ce propos.

 

François Delor : Lacan explique que (selon lui) l’homosexuel masculin est le fils d’une femme qui faisait la loi au père. C’est dit aussi clairement que çà. En quoi est-ce juste ? En quoi est-ce faux ? C’est faux dans la prétention à la généralité. J’en connais plusieurs qui n’avaient même pas de mère ou de père. Ceci étant, cela n’est pas toujours faux, car il est exact qu’une mère qui est en position de faire la loi face au père (c’est à dire de le dominer) va donner à l’enfant un tableau un peu compliqué dans le rapport à la femme. Parce que la femme étant désirée par l’enfant au moment où il est dans le stade près pulsionnel de la recherche d’une sécurité (ce n’est pas parce qu’il aime sa mère, c’est parce qu’il a besoin de sécurité) il ne voit pas très bien ce qui va pouvoir y faire obstacle. Car l’obstacle traditionnel est disqualifié. Et il est vrai que j’ai rencontré plus d’une fois ce schéma dans le cadre des cures que j’ai pu avoir avec des garçons homosexuels. Cela ne veut pas dire que c’est la cause. Ce sont des circonstances qui sans doute sont davantage favorables à une difficulté de rapport avec des femmes. Pas toutes les femmes, avec des femmes. C’est aussi une structure familiale qui peut faire appel à une figure masculine. Y a t-il un homme pour me protéger un peu étant donné que je me sens un peu dominé comme papa.

 

J’ai quatre frères, ils s’en sont certainement bien sortis en choisissant de faire l’armée. Ce qui me parait assez logique. Pour ma part je suis allé chercher du côté des hommes, eux sont allés du côté des hommes mais de façon différente. J’ai pris du côté de l’érotique, eux ont pris du côté du militaire. Ce n’est donc pas du tout un schéma causal, mais il y a des circonstances qui font en sorte que. En aucun cas on ne peut dire qu’untel va devenir pédé, jamais. Cela ne produit jamais rien, cela explique parfois a postérieuri. Je tiens quand même à dire qu’il y a l’image d’Epinal de la mère dominante, image qui vient du fait que l’on a confié pour des raisons évidentes de division du travail toutes les tâches d’éducations aux femmes. Et une fois qu’on leur a confié, il arrive qu’on dise qu’elles ne les font pas bien en les faisant trop. Il suffirait de les partager un peu, il y aurait moins de problème. Ne transformons pas le problème en solution, transformons plutôt la solution que nous avons eu jusqu’à présent en problème. Pourtant nous continuons à mettre beaucoup de mères dans d’énormes solitudes, malgré le fait qu’elles ont un mari (ce dont souvent elles se plaignent). Et plutôt que de dire qu’elles sont dominantes, disons qu’elles sont seules.

 

 

René Paul Leraton : L’année dernière, nous avons pu voir que les gays et les lesbiennes ont une histoire avec la psychanalyse et avec la psy en général plutôt douloureuse, conflictuelle. Et n’est ce pas justement le moment de s’emparer de cette boite à outils ? D’autant que tu fais partie des gens qui commencent à s’en emparer, pour que justement nous puissions nous en servir d’une manière différente de celle qui fut employée pendant des années. Aussi, il faudrait encourager des femmes, des hommes homos à s’emparer de ces outils et aussi à communiquer. Non seulement dans les cures qu’ils pourraient entreprendre et suivre, mais aussi ailleurs et dans d’autres circonstances. Dans mon boulot je suis parfois confronté à des gens qui ont tellement été amochés par ce qu’ils ont vécu dans leur enfance et/ou leur adolescence qu’ils ont besoin de faire un travail sur eux. Mais le problème qui se pose alors c’est de savoir vers qui nous allons pouvoir les orienter, car si on les envoie à quelqu’un qui va leur sortir que dès qu’ils auront résolu leurs problèmes avec leur maman ils pourront à nouveau être un bon hétérosexuel (ce n’est vraiment pas le but du jeu) nous ne les aidons pas.

 

 

 

 

François Delor : Je terminerai donc cet atelier en répondant à cette question. Donc, pour reprendre la métaphore militaire, si on sait que dans le camp adverse l’homosexualité est considérée de façon très négative. Nier cette réalité, dire que tout va bien aujourd’hui, est non seulement faux mais c’est surtout une erreur. Il faut soigner son sens critique parce que cela continue encore aujourd’hui (à l’échelle du monde) à être un problème majeur de domination, de stigmatisation, de rejet.

 

Et face à cela, quelles sont les armes ? Une d’entre elles est la psychanalyse, c’est à dire cet ordre de pensée, de pouvoir et de savoir qui permet la rectification subjective dans le bon chemin de l’hétérosexualité. Et que fait-on lorsque les autres ont une arme aussi puissante ? Puissante en ce sens qu’elle vient se distiller à l’intérieur même des sujets (c’est une arme du côté du religieux). Il faut prendre l’arme au sens que l’acte blasphématoire est un acte politique. Faire pipi dans un tabernacle est une activité pas tellement érotique mais véritablement politique car on sait que ce qui est enfermé sert à détruire. Et nous sommes là au bord de quelque chose qui est de l’ordre de la guerre. Sauf que l’on peut faire la guerre proprement, en n’allant pas tuer des psychanalystes (on risque alors de passer pour des psychanalyste-ophobes) mais en acquérant leurs compétences pour les battre sur leur propre terrain. Cette option demande beaucoup plus d’effort qu’une autre puisque ces gens s’estiment en général beaucoup plus rapidement compétents qu’ils ne considèrent compétents leurs amis, mais il y a un moment où on peut les atteindre. Car bien évidemment ils ont eux aussi leur talon d’Achille, ils sont moins malins qu’ils en ont l’air. Je pense aux effets de jargon, et quand on arrive à percer la baudruche du jargon, on produit un effet de ridicule. Dernière chose, quelqu’un à dit tout à l’heure « on écoute ta parole même si on ne la comprend pas ». De mon point du vue c’est tout à fait gratifiant puisque du point de vue narcissique c’est assez agréable, mais c’est en même temps inquiétant en ce sens que ce qui est en cause ici c’est le pouvoir, alors que nous sommes en train de mener un travail de déconstruction. Et si de ce travail de déconstruction vous m’en laissez le privilège et le monopole (pour des raisons esthétiques ou de séduction), le coup est raté. Ce qui est important ce n’est pas qu’il y avait une transmission de Delor à vous, mais qu’il y ait une élaboration à plusieurs. Aussi, de mon point de vue je dirai comme évaluation de cet atelier, c’est que revenir parler aux Universités c’est nécessairement mettre en place non pas un atelier mais un séminaire sur la semaine. Afin de permettre une élaboration à plusieurs. Et …… effectivement, très bonne idée que d’avoir préalablement une trame argumentaire écrite. Ceci dit un très grand merci à vous toutes et tous.