Daniel Guérin à Arcadie

ARCADIE La vie homosexuelle en France, de l’après-guerre à la dépénalisation    de  Julian Jackson

Collection Mutations / sexe en tous genres Editions AUTREMENT

Août 2009    Extraits des pages 113 à 123 concernant Daniel Guérin

 » Une nouvelle recrue : Daniel Guérin »

 

 

 

Une autre personne qui aurait pu déplorer ces contacts avec la police et ne semble pas s’en être offusquée est le socialiste libertaire Daniel Guérin (1904/1988), qui a rejoint Arcadie à la fin des années 1950. Sa connexion à Arcadie mérite d’être étudiée de plus près, car à l’époque, il est le seul intellectuel de gauche à faire partie du mouvement, alors que, si l’on regarde parmi les quelques « noms » importants, Baudry avait plutôt réussi à attirer des gens de droite, comme Peyrefitte et de Ricaumont.

 

Guérin naît dans une riche famille parisienne aux idées progressistes. Il travaille un moment dans une maison d’édition que possède la branche syrienne de sa famille, et cette expérience en fait un anticolonialiste convaincu. Rentré en France en 1930, il s’installe dans le quartier ouvrier de Belleville et s’engage dans la lutte syndicale ». Ses choix politiques sont inséparables de son attirance pour les jeunes ouvriers. Entre les deux guerres, il fréquente les bals de la rue de Lape et idéalise la liberté sexuelle des jeunes ouvriers, oscillant entre homo sexualité et hétérosexualité, qui lui semblent être émancipés de la morale puritaine de sa propre classe sociale. Mais les partis de gauche, voyant dans l’homosexualité un vice bourgeois, ne sont pas dépourvus du même puritanisme et Guérin se voit forcé de dissimuler sa sexualité à ses camarades de parti ». Il écrit plus tard : « Pendant de longues années je me suis senti comme coupé en deux, exprimant à voix haute mes nouvelles convictions militantes et, par force, me sentant contraint de cacher mes penchants intimes« . Après la guerre, il commence à écrire sur des problèmes de sexualité en publiant en 1955 un livre sur le rapport Kinsey, qu’il salue comme un message de délivrance… qui nous incite involontairement à poursuivre conjointement la révolution sociale et la révolution sexuelle ». Arcadie lui consacre un important compte rendu et loue « le courage d’un homme de gauche assez conséquent pour rejeter le puritanisme sexuel de Lénine ». II entre aussitôt en contact avec Baudry et livre sa première contribution à Arcadie : le texte complet d’une lettre qu’il avait envoyée à l’hebdomadaire de gauche France-Observateur (mais que ce journal avait caviardée) pour protester contre la façon négative avec laquelle ce journal avait commenté la publication du rapport Wolfenden, qui avait recommandé en 1957 la dépénalisation de l’homosexualité en Grande-Bretagne ». Dans le numéro suivant, il publie un article sur Gide, et à partir de ce moment-là, ses contributions se font régulières.

 

Guérin ne fera jamais partie du premier cercle d’Arcadie, nais il y trouve un admirateur passionné en la personne de Gaillard, dont les lettres reflètent, à chaque ligne, le tempérament « volcanique ». Suite à la publication d’un fragment autobiographique de Guérin, Gaillard écrit : « Chaque ligne de ces aveux brûlants de larmes, de sperme ou de sang, je l’éprouve, mon ami, comme une libération et une souffrance offerte à la vérité ». » Alors que Guérin doit participer à un débat sur l’homosexualité, Gaillard le bombarde de lettres : « le m’excuse d’avoir explosé si violemment ! Mais la passion de la vérité me torture ! Terrorisme sexuel général. Aucune raison valable, le tabou c’est tout. Ignorance et prétentions grotesques des médecins, psychiatres, psychanalystes… Gaillard chante, par ailleurs, les louanges de Guérin à Baudry, qui est plus réservé.

 

Ce qui m’enchante chez vous, c’est cette double vision que vous avez toujours – en même temps à chaque instant, du charnel et du social (je faisais remarquer cela à Baudry qui me comprenait, je crois, mais, à mon gré, n’en jubilait pas assez). Il y a longtemps que je connaissais la chaleur de votre socialisme. Mais pouvais-je me douter que vous étiez à ce point mon frère en exaltation, en sursaut, en révolte.

 

 

Arcadie offre à Guérin un espace pour parler de l’homosexualité, thème que la presse progressiste se refuse à aborder. Par exemple, France Observateur, à la pointe du combat contre le colonialisme, hésite à évoquer l’homosexualité de peur de hérisser son lectorat catholique, pourtant de gauche. L’article de Guérin sur Kinsey avait d’ailleurs donné lieu à un abondant courrier de lecteurs scandalisés. L’un d’entre eux écrit, par exemple : « Ce que je trouve effrayant, ce n’est pas tellement qu’il existe des Daniel Guérin, mais qu’un journal (qui jusqu’ici paraissait sérieux) accepte d’être l’exutoire d’un névrosé« . Et un autre : « L’homosexualité est aussi naturelle que le crime ou la guerre : toute dégradation est naturelle« . En 1960, lorsque Guérin tente de persuader Jean Jacques Servan-Schreiber, le rédacteur en chef de l’Express, de dénoncer une loi récente qui décrit l’homosexualité connue un « fléau social », il s’attire cette réponse : « Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’en parler pour le moment‘ ».

 

Guérin se tourne alors vers Arcadie faute de mieux, car depuis l’échec de Futur, il n’a pas d’autre débouché. Une revue littéraire éphémère du nom de Gioventù est lancée en 1956 avec le but, selon son rédacteur Jean-Jacques Thierry, de défendre ‘l’uranisme cher à Gide » plutôt que les écrits « brutaux » de Genet. Cette revue entend célébrer la jeunesse tout en étant moins « corporatiste et populaire » qu’Arcadie. Étant donné l’austérité d’Arcadie, l’ambition d’être encore moins « populaire » est synonyme d’échec et on ne peut s’étonner de voir que Juventus sombre au bout du deuxième numéro ». Le magazine Juventus, qui sort en mai 1959, est une autre tentative. Sur papier glacé, orné de quelques photos suggestives, son contenu est plus léger et plus humoristique que celui d’Arcadie, sans dissertations arides sur la science et la philosophie. Juventus affirme ne pas être dirigé contre Arcadie, mais il serait difficile de ne pas discerner le défi exprimé dans son quatrième éditorial intitulé « Contre l’homophilie » : « Le mot homophile fut inventé par une revue et sa chapelle… Appelons un chat et la chose après son nom… pour revenir à ce cher vieil homosexuel qui dit si bien ce qu’il est« ‘.

 

On ne sait pratiquement rien des rédacteurs de Juventus, qui a disparu après le neuvième numéro. Les raisons de son échec sont aussi mystérieuses que celles de son apparition, mais on peut penser que l’interdiction qui lui fut faite, comme à Futur et à Arcadie, de tout affichage public, lui fut fatal. À la fin des années 1950, seule Arcadie survivait, et cette survie constitue tin succès en soi.

 

 

 

         1960 : « Le fléau social« 

 

En avril 1960, Guérin écrit à un ami : « Le terrorisme antisexuel est en train de submerger notre pays ». Observation prémonitoire : trois mois plus tard, le Parlement adopte le célèbre amendement Mirguet, qui inquiète beaucoup plus les homosexuels français que l’ordonnance de 1945. Paul Mirguet est un député gaulliste de Moselle. En juillet 1960, il propose au Parlement un amendement à un projet de loi visant les « fléaux sociaux » de l’alcoolisme et de la prostitution. II déclare :

 

« Il est inutile d’insister longuement car vous êtes tous conscients de la gravité de ce fléau qu’est l’homosexualité, fléau contre lequel nous devons protéger nos enfants… Au moment où notre civilisation dangereusement minoritaire en pleine évolution devient si vulnérable, nous devons lutter contre tout ce qui peut diminuer son prestige« .

 

Son amendement passe sans discussion et au milieu d’une hilarité générale. Les 131 députés se prononçant contre le projet dans sa rédaction finale sont davantage mus par le désir de protéger le lobby de l’alcool que les droits des homosexuels ». Le gouvernement reste neutre, mais l’année suivante, le ministère de la Santé note que la recrudescence des maladies vénériennes, « due au développement considérable de l’homosexualité dans tous les pays », constitue une bonne raison pour soutenir l’amendement ».

 

Replacé dans son contexte général, l’amendement Mirguet est bien plus que la provocation d’un député obscur. Depuis 1955, la France est engagée dans le sanglant conflit algérien, qui débouche en mai 1958 sur la crise politique qui entraîne le retour au pouvoir de De Gaulle. De Gaulle est peu à peu persuadé que l’indépendance algérienne est inévitable. La pilule est bien amère pour des conservateurs comme Mirguet, et c’est sur cet arrière-plan que s’inscrit son commentaire sur le déclin du prestige de la France dans le monde. À la même époque, les cohortes nées du baby-boom deviennent adolescentes, et le thème de la jeunesse et de la délinquance juvénile revient dans l’actualité. En 1957, Françoise Giroud, l’une des rédactrices en chef de l’hebdomadaire L’Express, lance la formule « La nouvelle vague » pour décrire la nouvelle génération. En 1959, le démographe Alfred Sauvy publie La Montée (les jeunes. Tout comme dans l’immédiat après-guerre, les jeunes suscitent un degré égal d’optimisme et de méfiance. En 1958, sortent un ouvrage intitulé « Nos enfants sont-ils des monstres ? » et le film très controversé de cette année-là, « Les Tricheurs », où Marcel Carné met en scène un groupe de jeunes sans repères. En octobre 1958, L‘Express publie en couverture la photo d’une des vedettes du film avec la légende : « Qui sont les tricheurs ?« . Mais les personnages du film paraissent relativement inoffensifs lorsque la presse s’empare du phénomène des « blousons noirs » après les heurts de 1959 opposant des gangs de jeunes à Paris et en province. Il semble que les pires prophéties sur le sort de la génération des J-3 se réalisent. Des experts diagnostiquent ce nouveau malaise sociétal, dont un porte-parole du gouvernement rend responsables l’alcoolisme et les familles éclatées, tandis qu’un député de droite attribue à André Gide la paternité des « blousons noirs ». Le magazine à sensation Détective présente le professeur Heuyer, omniprésent, sous ce titre : « Le professeur Heuyer, spécialiste de l’enfance, a prévu le péril« .

 

C’est dans ce contexte que naît l’amendement Mirguet. En 1959, le gouvernement crée une commission chargée du contrôle des films pour contrôler la « croissance de la délinquance », et 1961 voit la création de nouvelles classifications des films destinées à protéger les plus jeunes ». En 1946, on compte seize films interdits aux mineurs, il y en aura quarante-neuf en 1960. Le Premier ministre gaulliste Michel Debré, populationniste engagé et très conservateur sur les questions de moralité, se préoccupe particulièrement de la nécessité de développer les valeurs morales et nationales des jeunes. L’homosexualité est une cible de cette panique morale, même si ce n’est pas la seule. Un article du Monde sur la délinquance juvénile, sur la Côte d’Azur observe « qu’une autre dépravation fréquente est l’homosexualité ». En janvier 1960, année de l’amendement Mirguet, le psychanalyste catholique Marcel Eck donne une conférence intitulée « Parents et éducateurs face au péril homosexuel ». Au cours de la décennie, Eck est considéré comme l’une des autorités en matière d’homosexualité, qu’il définit comme un fléau social plus pernicieux que le cancer. Tout en n’acceptant pas totalement l’interprétation freudienne, il situe l’origine de l’homosexualité dans le rapport à la mère : « Dis-moi qui est ta mère et je te dirai qui tu es« . Selon lui, des cures psychanalytiques sont possibles mais le problème, c’est ceux qui refusent d’être aidés : le drame de l’homosexualité… est que l’inverti ne souffre souvent pas de son état et quil peut considérer de bonne foi qu’il souffrirait d’être autrement. II se targue de déceler une névrose cachée dans les colonnes d’Arcadie, « derrière de nombreux articles dont les signataires ne s’estiment sans doute pas névrosés et ne vivent pas, souhaitons-le pour eux, en névrosés« .

 

La police est également marquée par ce climat d’ordre moral. Fn 1958, le directeur de la PJ de Paris fait une conférence à ses collègues sur « L’homosexualité et ses conséquences sur la délinquance ». Il affirme avoir constaté une poussée de l’homosexualité en France, mais s’inquiète encore plus du « prosélytisme » de la part des homosexuels: « La tendance qu’ont actuellement certains homosexuels à ne plus considérer leurs pratiques moralement honteuses et physiquement anormales, mais au contraire, correspondant à une conception philosophique de la liberté individuelle« . Pour combattre tout cela, il souligne les liens unissant criminalité et homosexualité, ce « bouillon de culture où éclosent les virus criminels ». Il tient ce discours lors d’un meeting d’Interpol, et il semble que ses idées sont en phase avec des’, inquiétudes similaires chez ses confrères d’autres pays. Presque au même moment paraissent deux articles signés du chef de la brigade des mœurs de Genève proposant une répression accrue des homosexuels suisses, ainsi qu’une ligne de fermeté vis-à-vis de publications comme Der Kreis, qui favorisent la propagation de mœurs contre nature. C’est le point de départ d’une campagne de presse contre l’homosexualité à Zurich, qui déclenche une série de descentes de police dans (les bars. En fait, dans de nombreux pays européens, le début des années 1960 est marqué par des signes d’intolérance accrue à l’encontre de l’homosexualité parce que les gouvernements comme les opinions publiques commencent à s’inquiéter des mêmes phénomènes sociaux qui préoccupent tant d’observateurs en France »‘. Faisant allusion à une proposition visant à introduire une loi anti-homosexualité en Italie, Welti écrit à l’un de ses correspondants parisiens en 1961: « On glisse doucement vers le Moyen Âge, non seulement en France mais encore autre part« .

 

C’est au répressif et gaulliste préfet de Park, Maurice lapon, qu’est confiée la tâche du nettoyage des rues. Bien que l’opération vise surtout les prostituées, en novembre 1960 a lieu une rafle de soixante prostitués masculins à Saint-Germain-des-Prés. le journal France Dimanche fait paraître un reportage sur « l’invasion du troisième sexe » dans ce quartier : « Cette gangrène envahit la ville… Ils sont un véritable danger, car ils sont organisés… Il est temps d’agir, de sévir avec force. Paris ne doit pas devenir le Berlin de 1925« . À partir de 1959, le nombre de poursuites judiciaires sous le coup de l’article 331.2 du code pénal commence à augmenter. On compte 3402 cas entre 1959 et 1967, pour seulement 2325 au cours des neuf années précédentes.

 

Un sondage publié en 1962 nous éclaire sur la représentation de l’homosexualité à l’époque. 40 % des sondés qualifient l’homosexualité de vice et 45 %, de maladie. Mieux encore, 23 % considèrent que les homosexuels, même s’agissant d’adultes consentants, devraient être mis en prison. 50% répondent par la négative à la question : « Si vous avez à engager du personnel pour une fonction de responsabilité et que vous appreniez que le candidat qui vous parait le meilleur est homosexuel, l’engageriez-vous quand même ou non ? ». 29% affirment qu’ils renverraient un employé s’ils apprenaient son homosexualité » »

 

 

 

         1960/1964 : Arcadie assiégée

 

Dans une telle atmosphère, l’alarme tirée par Guérin quant au terrorisme antisexuel ne peut sembler que justifiée. L’aspect le plus inquiétant de l’amendement Mirguet est qu’il est très général et qu’il donne une grande latitude au gouvernement pour prendre toute mesure qu’il jugerait appropriée pour combattre l’homosexualité. Quelques années plus tard, Baudry évoque avec humour le climat de peur qui régnait : « Des centaines dhomophiles nous ont téléphoné, pour nous demander s’il fallait tout vendre, tout liquider, préparer sa valise et partir. On nous demandait même vers où il fallait aller. C’était la débâcle, le délire aussi ; l’exode… la fuite en Égypte”. » Ils se préparaient à « prendre le maquis, comme les maquisards sous l’Occupation ». Rétrospectivement, il est facile d’en sourire, niais la peur des arcadiens à l’époque n’était pas sans fondement. Trois jours après l’adoption de l’amendement, Baudry adresse des lettres de protestation à Mirguet et au gouvernement. Tout en affirmant qu’Arcadie s’oppose à la prostitution et à la corruption des mineurs, il demande de ne pas confondre cela avec l’homosexualité :

 

« L’homosexualité désigne une nature, une façon d’aimer, une façon de vivre, une « « vocation » au sens le plus impérieux du terme. Être homosexuel, ce n’est pas se prostituer place Pigalle, ni corrompre les lycéens, c’est porter dans sa chair et dans son âme l’amour de ses semblables ; cela ne se choisit pas : Socrate, Platon, Michel-Ange, Shakespeare, Walt Whitman, Garcia Lorca, qui ont été homosexuels (j’en cite six pour ne pas en citer cent), n’avaient rien de corrupteurs de la jeunesse« .

 

Il poursuit en affirmant que l’homosexualité est une réalité de tous les jours et que des mesures de répression seraient cause d’angoisse, de terreur, de ruine pour des milliers de simples citoyens français.

 

Mirguet répond évasivement qu’il n’envisage pas des textes répressifs et qu’il souhaite voir le gouvernement procéder par des « moyens humains et médicaux ». Baudry écrit à ses membres : « Nous avons reçu de toutes parts des apaisements. Il n’est pas question d’interdire l’homosexualité en tant que telle (si nous avions été trompés à ce sujet est-il besoin de dire que notre action prendrait une autre forme au nom de la liberté de l’homme) ».

 

En novembre 1960, en vertu des pouvoirs que lui confère l’amendement Mirguet, le gouvernement publie un décret (art. 330.2) qui double les peines encourues en cas d’outrage public à la pudeur impliquant des homosexuels. Hormis l’ordonnance de 1945, il s’agit là de la seconde discrimination à l’encontre des homosexuels jamais introduite dans le code pénal depuis 1791. Mais la mesure est moins draconienne qu’on aurait pu craindre, et vers la fin de l’année, Baudry écrit pour rassurer ses membres que l’affaire est close Bien qu’il ait interprété cette issue relativement anodine comme une victoire de sa stratégie de lobbying discret, l’affaire Mirguet met Arcadie sur la défensive pendant plusieurs années. Baudry arrête immédiatement l’insertion de photos dans les exemplaires de la revue envoyés aux abonnés. En mars 1961, dans une de ses rares lettres à Welti après leur querelle, il l’informe qu’un photographe homosexuel parisien, P. Puri, a été arrêté et ses papiers confisqués. Craignant qu’ils ne contiennent une correspondance compromettante pour des membres de leurs deux organisations, il conseille à Welti de ne plus correspondre avec Furi pour l’instant : « Il y a actuellement en France une vague de puritanisme… Beaucoup d’activité policière et judiciaire dans le domaine des mœurs« . Baudry renonce aussi à la diffusion par Arcadie des petites annonces personnelles (Feuille confidentielle) après qu’une ordonnance de novembre 1960 a défini de façon encore plus étroite tout ce qui pourrait relever d’excitation à la débauche. La police lui fait d’ailleurs savoir que le ministère public avait envisagé de poursuivre Arcadie.

Baudry fait également davantage attention au contenu d’Arcadie et se sent obligé d’accentuer le « caractère scientifique » de la revue. Il écrit : « Nous avons publié des nouvelles, des récits en 1954 et 1955 que nous n’oserions pas publier en 1963″. L’année précédente, Baudry avait refusé quelques passages autobiographiques proposés par Guérin : « Vos feuillets sont parfaits… excellents. Et pourtant je ne peux pas les publier. Vous en savez la raison : un Parquet pointilleux, surtout dans le climat actuel vis-à-vis des mœurs, peut être choqué par cette succession d’aventures« . Gaillard, le grand allié de Guérin, tente de le consoler en disant : « Vous savez quelle danse sur la corde représente cette situation d’Arcadie depuis bientôt neuf ans !… La meute qui nous guette« .

Deux incidents témoignent de l’atmosphère qui pèse sur Arcadie pendant cette période. Dabord, la fermeture du club pendant deux semaines fin 1962, sans la moindre explication. Une circulaire de janvier 1963 ne fait qu’épaissir le mystère : « Le club a reçu des menaces. Si nous avions maintenu ce que nous avions programmé pendant les fêtes, nous aurions eu un scandale rue Béranger… La Préfecture de Police a reçu des lettres nous menaçant ». En avril, les membres apprennent ceci : « Il y a un Judas parmi nous ». Entre-temps, le club avait de nouveau ouvert ses portes et les membres n’en sauront pas davantage. Le Judas en question serait Jean Hautier, chef du personnel d’une société de produits chimiques, qui avait rencontré Baudry par Der Kreis. Bien qu’il n’ait écrit qu’une fois dans la revue, il fait partie du premier cercle d’Arcadie, et s’occupe de détails pratiques. Sa vie professionnelle est parfaitement respectable, niais en privé, Hautier est un personnage pittoresque et fantasque. Pieux catholique, il est chanoine laïc à la basilique de Notre-Daine de Longpont, dans les Yvelines. En costume ecclésiastique, il donne des dîners de « folles » auxquels Baudry est invité en tant que « Archevêque d’Arcadie« , Peyrefitte comme cardinal Belloro (d’après un personnage de son roman « Les clés de saint Pierre ») et un autre arcadien comme « curé de Notre-Daine de Sébastopol (en référence à sa fréquentation des vespasiennes du boulevard de Sébastopol). À d’autres occasions, il invite des CRS ou des pompiers en uniforme à des orgies privées, cachant momentanément les photos de prélats qui ornent son appartement derrière des reproductions de beaux garçons. Toujours prudent, Baudry hésite à lui confier des responsabilités précises au sein d’Arcadie, et il semble qu’Hautier commence à lui en vouloir. Voici comment Baudry relate les événements rie Noël 1962 : « Étrange coup de fil de la préfecture de Police. On nie parle de lettres anonymes, et que cette personne dit qu’il se passe des choses au club et qu’il va en parler à la presse Si la presse s’en mêle, la préfecture va être obligée de dire qu’elle ne vous connait pas. On ne peut pas vous aider officiellement. »

« Je rentre au club, inquiet, et la préfecture téléphone encore pour dire qu’il y a une nouvelle lettre accusant la préfecture de nous avoir donné l’autorisation exceptionnelle de danser alors que c’est interdit dans le département ; il lit « On ne peut pas vous défendre », il nous demande de fermer « sinon nous serons obligés de vous fermer ». Qui a écrit ces lettres ?

Peu après, Baudry reçoit une lettre d’Hautier énumérant une longue liste de reproches, et ses soupçons se portent sur lui. En délégation, Baudry et d’autres se rendent au bureau d’Hautier pour le menacer de rendre publics des renseignements sur sa vie privée s’il continue sa vendetta contre Arcadie. Et ils n’entendent plus jamais parler d’Hautier, Cette anecdote est révélatrice des jalousies que la forte personnalité de Baudry faisait naître dans son entourage, mais elle montre aussi que les concessions obtenues de la police pouvaient facilement être révoquées à tout moment.

En 1964, nouvelle menace : Baudry est convoqué devant un magistrat après la publication dans Arcadie de deux comptes rendus par Duchein et Hillairet de l’ouvrage du Belge Raymond de Becker, « L’Éro­tisme d’en face ». Le livre, une histoire illustrée de l’homosexualité, est interdit à l’affichage sans doute en raison de ses illustrations fort explicites. Le magistrat n’en démordant pas, Baudry contre-attaque en rappelant que Le Figaro et Le Monde avaient aussi publié des recensions de l’ouvrage. Si Arcadie, au tirage confidentiel, (levait être poursuivi, alors les deux autres journaux (levaient l’être également. Daniel est convoqué par André Chamson, directeur (les Archives nationales, parfaitement au courant de sa collaboration à Arcadie. Après avoir lu l’article incriminé, Chamson est convaincu de l’absurdité de l’affaire et en informe son supérieur, André Malraux, ministre de la Culture. Que ce dernier soit intervenu comme le croit Duchein ou non, les poursuites, probablement dues à l’excès de zèle d’un magistrat, furent discrètement abandonnées. Mais si l’affaire était passée au tribunal, cela aurait pu être fatal aux carrières d’Hillairet et Duchein, tous deux fonctionnaires’.

 

           1964-1969 : calme plat

Une fois ces périls surmontés, ni la revue ni le club n’ont à faire face à de nouvelles poursuites non plus qu’à (le nouveaux risques de censure.

En revanche, le défi auquel ils sont maintenant confrontés est moins de survivre que de devenir visibles. Si Arcadie devait changer le monde, il fallait que le monde connaisse son existence. Une occasion se présente en 1964 avec la sortie du film tiré du roman de Peyrefitte, « Les amitiés particulières. Aussitôt, Arcadie invite la productrice, Christine Gouze-Rénal, et le metteur en scène, Jean Delannoy, au banquet annuel du club. Dans son discours, Peyrefitte, avec sa suffisance habituelle, proclame à Gouze-Rénal : « Vous serez une femme remerciée à travers des siècles« . Mais cette association avec la personnalité sulfureuse de Peyrefitte ne présente pas que des avantages, comme le montre la violente controverse qui l’oppose à François Mauriac au cours de l’année avant précédé le banquet.

 

Depuis 1945, Peyrefitte s’est assuré un créneau au sein des lettres françaises. Non seulement il publie de nombreux best-sellers scandaleux, mais il fait également un travail d’historien en exhumant vies épisodes oubliés de l’histoire des homosexuels. Dans « Les amours singulières » (1949), il raconte la vie du baron Von Glöden, photographe « fin de siècle » célèbre pour ses clichés de jeunes bergers siciliens, et dans « L’exilé de Capri » (1959), celle du baron Fersen, largement oublié. Enfin, Peyrefitte se lance dans des reportages romancés portant sur des groupes comme les francs-maçons ou les juifs. II se présente comme le Voltaire du xx• siècle engagé dans vine croisade contre l’hypocrisie, mais dérape Souvent vers la calomnie ou la délation. Ce qui fait de lui un allié compromettant et controversé pour les défenseurs des droits des homosexuels. Ses romans sont souvent critiqués par Der Krcis, dont les archives comptent aussi des lettres de soutien. Un lecteur écrit en 1961 :

 

Peyrefitte reste et restera un romancier engagé de très grande valeur… le chef de file de notre corporation. C’est lui et non pas Cocteau, qui a repris la flamme de Gide… Il est parmi les tantes une tante de choix, en ce sens qu’il montre le chemin aux homosexuels qui écrivent et qui publient. Montherlant, Cocteau, Mauriac, tout aussi célèbres et tout aussi sodomites que lui, se tiennent sur une prudente réserve qui ne parle pas en leur faveur. J’aime ces gens qui ne craignent pas de s’engager.

 

À l’origine de la polémique de 1964, il y a un article que Mauriac a écrit l’année précédente, après la mort de Cocteau. Il le dépeint comme un « personnage tragique… condamné à l’adolescence éternelle »…    »